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D … comme désir

Intervention bien plus longue que d'autres (près d'une demi-heure) elle se résume en réalité à une reprise des thèses essentielles de l'Anti-Œdipe qu'il avait écrit et fait paraître en 1972 avec Félix Guattari. L'avais-je lu en son temps ? Je me souviens parfaitement du bruit que sa parution avait suscité - c'était l'année de mon entrée à la fac ; l'année de ma première année … Autant dire que je n'étais pas armé pour le comprendre. En tout cas si je l'ai lu je n'en ai pas souvenance parce que vraisemblablement je n'y avais rien compris. Je me souviens en revanche parfaitement de la tendance alors très forte à critiquer tout l'appareil psychiatrique ; d'ouvrages comme Libres enfants de Summerhill ou encore, plus sérieusement, de la Forteresse vide de Bettelheim ; qui tous allaient dans le sens du courant anti-autoritaire d'après 68 à quoi appartenait aussi une société sans école d'I Illich.

Savoureuse époque où tout ce qui précédait était balayé d'une critique systématique et comminatoire à quoi même la psychanalyse de Freud n'échappa point. Ce fut le rôle de l'Anti-Œdipe. Savoureuse époque, ceci me revient maintenant, où les dissertations que l'on rendait à nos professeurs pouvaient toutes avoir le même plan quelque fût le sujet : partie I : approche antique et classique ; partie II : remise en question freudo-marxiste ; partie III : balayage de tout ceci ou critique de la critique à partir de Nietzsche souvent et pour les auteurs récents Althusser, Foucault etc … Il n'était pas difficile en ce temps là d'apprendre de la philosophie. Nos enseignants étaient-ils coupables de nous laisser ainsi faire et parfois même de nous y encourager ? Ou avaient-ils été eux-mêmes emportés par la tourmente ? Nous reproduisions un conformisme des plus sournois aux lieux mêmes où nous espérions semer le vent de la révolte …

Le vent allait tourner à la fin des années soixante-dix mais n'anticipons pas. Les mêmes parfois allait brûler les idoles qu'ils avaient adorées voici peu : ce sera le temps des donneurs de leçons, des moralistes qui au nom de l'anti-totalitarisme allaient bientôt fermer toute initiative et nous condamner à l'acceptation servile et honteuse de l'ordre commun.

Retour au désir …

Il faut avouer que la chose est au centre de presque toutes les philosophies parce qu'au creuset de notre réalité d'humains. Il ne fut pas tant d'approches différentes qu'on l'imagine : d'un côté toutes les condamnations du désir pour l'addiction où il nous enferme et enferre, ou l'indignité où il nous condamne ; de l'autre, parce que le désir ferait partie intégrante de notre nature et serait la source de notre dynamique, la nécessité de lui faire sa juste place. Le plus amusant en l'affaire c'est encore qu'entre stoïcisme et épicurisme il ne subsiste plus aucune différence à la fin puisque même en lui concédant toute sa place, le désir n'apparaît acceptable que pour autant qu'il porte sur des objets nobles, durables comme la connaissance, la recherche de la sagesse…. Dans sa version singulièrement étriquée, le christianisme y mettra l'objurgation finale : le désir, évidemment charnel vous détournant de vos devoirs et de Dieu participe de ce péché originel auquel nul n'échappe ; en est même le signe visible par excellence. Comme la marque du diable dans les replis les plus intimes de l'âme.

Objet intéressant que ce désir : pas seulement parce qu'en lui convergent toutes les obsessions, répulsions et convoitises de nos systèmes de pensée ; pas seulement parce que certaines religions en firent un abcès de fixation ; parce qu'il dit l'essentiel de notre nature déchirée. Le dualisme métaphysique triomphant pouvait aisément s'en accommoder : à l'âme l'aspiration noble et les visées généreuses, au corps les troubles et tourments d'un désir qui ramène exclusivement à soi et tend à faire du reste un simple truchement. Le matérialisme, spontanément moniste, butte invariablement sur ce désir qui met en évidence à la fois les limites du corps et celle de la volonté. D'où cette recherche constante d'un équilibre impossible entre raison et passion, équilibre qui, même s'il était accessible, installerait néanmoins le conflit au sein de nos propres individualités.

Le moi n'est pas maître dans sa propre maison dira Freud. La guerre est mère de toute chose avait énoncé Héraclite. Une affaire de processus en tout cas ; le travail du négatif d'une certaine manière. De Montaigne à Pascal tous tentèrent le juste milieu et/ou le jeu de compensation : Deux excès : exclure la raison ; n'admettre que la raison - Pascal. Mais c'était suggérer quand même que le désir comportait quelque chose d'essentiellement dangereux même si nécessaire.

Hors toute autre considération on peut au moins admettre que la raison peut me donner la connaissance du monde en une représentation qui s'essaie à l'objectivité mais ne m'offre aucun motif de bouger, d'agir, voire d'aller vers lui. Toute dynamique participe donc du désir.

Partons de là.

Ce que dit Deleuze :

Excipant de sa position de philosophe, il commence d'abord par proposer une nouvelle définition, un nouveau concept du désir arguant que ses prédécesseurs se seraient trompés. Rien de bien original si ce n'est qu'il affirme, comme en passant, qu'un concept est quelque chose de très concret : ce qui est quand même jouer sur les mots. Dire qu'un concept renvoie à quelque chose de concret, sans doute ! Au reste, la mort mise à part et Dieu, qu'y a-t-il de résolument abstrait, eux qui précisément ne se peuvent regarder en face et se s'offrent à nous qu'à travers le prisme des mots ? Oui, de ce strict point de vue, il a raison sans doute d'affirmer qu'il n'y a pas de concept philosophique qui ne renvoie à des déterminations non philosophiques.

Mais qui a jamais prétendu le contraire ? Il n'y a pas d'objets qui seraient substantiellement philosophiques et d'autres non ; pas plus qu'il n'y aurait de relations entre objets qui le fussent et d'autres non. Le prétendre serait absurde. Qu'il y ait une manière philosophique d'aborder phénomènes et relations entre les phénomènes qui soit distincte de la manière scientifique, ou empirique c'est possible et même probable. Mais le monde n'est pas découpé comme nos champs de savoir ; vraiment non ! qui tout à l'inverse inlassablement se recoupent, regroupent et chevauchent.

Néanmoins, ce que je ne déteste pas - est-ce seulement ceci qu'il voulut dire ? - c'est cette certitude que la philosophie renvoie à des choses simples et qu'avec application elle pourrait même le dire simplement.

On a tort, dit-il, de définir le désir à partir de son objet ; en réalité on désire l'objet dans un ensemble, dans un contexte et on se désire soi-même désirant dans ce contexte que par ailleurs nous construisons par nos relations, activités, appartenances sociales etc : il n'y a pas de désir qui ne coule dans un agencement Il évoque un constructivisme. Quelque soit la manière dont on l'entende, au moins le sujet n'y est-il pas victime mais acteur et c'est bien ici la principale innovation de l'Anti-Œdipe.

En réalité, il en est bien une autre, qui l'englobe, c'est une opposition radicale à la psychanalyse. Si je devais en revenir à la perception que mon souvenir m'en laisse, j'y verrais bien la cause du bruit que fit l'ouvrage à l'époque. Que la psychanalyse, qui était déjà un bouleversement de la doxa bourgeoise et permettait une critique acerbe de l'ordre social, que la psychanalyse elle-même se fît déborder sur sa gauche, ne pouvait que réjouir une période qui trouvait dans la subversion et le renversement des idées jusque là reçues sinon une vocation en tout cas un plaisir presque sadique, analogue me semble-t-il au rire sardonique du jeune enfant accompagnant le renversement du tas de cubes amoncelés pour lui, devant lui.

Dans la psychanalyse, en tout cas dans l'ordre des psychanalystes, Deleuze voit pire qu'une église ; pire qu'un discours culpabilisant. Pire même qu'un discours castrateur. Une mécanique infernale qui, sous couvert d'un péché originel revisité sous l'aune de la castration, ramène l'individu à la seule dimension d'un petit théâtre piètrement tragique ramenant à la seule triangulaire entre père, mère et enfant. Même s'il ne l'exprime pas ainsi, Deleuze voit l'approche psychanalytique du désir comme une terrible réduction tant spatiale que temporelle : le désir ne se ramène pas à la relation originaire, à cette longue plainte de la castration, à cette malédiction aussi pesante que la culpabilité mystique, mais implique le monde et non seulement l'intimité libidinale.

D'où ces trois affirmations qu'à distance, il maintient comme l'essentiel à retenir :

 

Avec le recul

Presque un demi siècle depuis la parution de l'Anti-Œdipe ! Curieuse impression parce qu'en définitive, même à distance, ce qui y est écrit est loin d'être aussi simple que ce qu'en affirme Deleuze vingt ans après. Le style est souvent abstrus, faussement scientifique * comme cette époque aimait à le laisser paraître. Désespérément ampoulé. Je n'irai pas jusqu’à dire qu'il n'en reste rien mais du bruit fait à l'époque ne demeure pas même un lointain écho. La psychanalyse s'en est parfaitement remise et les délirants de l'époque sont sagement rentrés dans le rang pour, parfois, devenir d'effrénés libéraux.

Au détour de quelques remarques sur les délires et débordements, on peut deviner ce que fut le Vincennes de ces années-là : un laboratoire, oui, mais comme toujours, une effervescence que le grand n'importe quoi n'a pas toujours épargné. Une imagination incroyable et un refus baroque d'à peu près tout ce qui précéda : le rêve d'une liberté qui ne voulut payer aucun prix mais qui pour ceci même s'infligea l’écot d’insupportables égarements.

Ce que j'en retiens ? ce qui rejoint ou participe de ce qu'on appelle la pensée complexe laquelle par ailleurs rejoint ici Spinoza - comment, avec Deleuze, s'en étonner ? le désir est processus qui engage le monde, qui à la fois le modifie et est modifié par lui.

Ecrire que le désir est l'essence de l'homme n'est pas seulement refuser ce que Platon en faisait - le résultat d'un amoindrissement de l'être - c'est au contraire l'envisager comme le mode même du déploiement de l'être. A lier de près au conatus chez Spinoza, le désir est la forme que prend cette tendance à persévérer c'est-à-dire à atteindre une plus grande perfection. C'est écrire qu'effectivement le fait même de désirer quelque chose revient à lui donner une valeur et qu'ainsi le monde doit être envisagé aussi comme ce qui est construit par le désir en même temps qu'il le suscite.

On n'a cessé de fustiger la psychanalyse elle se survit. De lui dénier tout caractère scientifique ; elle suscite toujours autant de recherches. De lui refuser toute vertu thérapeutique : les officines sont toujours aussi pleines. Les besoins qu'elle prétend satisfaire sont bien trop douloureux et les angoisses également …

Nous ne savons faire avec les maladies de l'âme qui nous effraient autant que fascinent. Nous ne savons pas mieux faire avec le désir non plus qu'avec ses dévoiements. Entre nous et lui, trop de mots, trop d'interdits, trop d'émotions mal maîtrisées et tellement de craintes. Du plus profond de nos enfances, instillée par nos lectures enfantines autant que par les admonestations éducatives, la crainte de la bête en nous surgissante. Voici sans doute le plus ridicule mais le plus désastreux de nos vêtures culturelles que nous savons reconnaître ; dont nous ne parvenons pas à nous défaire néanmoins. Nous savions depuis longtemps que nous n'étions pas maître efficace de nous-mêmes … nous n'avions pas besoin de la psychanalyse pour l'éprouver ; mais ce que, de délétère nous traînons telles des chaînes de forçats, c'est d'être à nous-mêmes notre propre proie, notre propre ennemi ; qui épuise notre souffle à tant de douloureux épuisements.

Mais ce sont sans doute ces incertitudes et ces effrois qui, nonobstant, nous maintiennent en chemin.

Je n'entamerai certainement pas une critique de la psychanalyse - à quoi bon contrefaire Onfray ? - même si Freud sent parfois par trop son petit Viennois bourgeoisement étriqué ou que, c'est vrai, m'agaça toujours non pas la référence et explication par la libido mais bien que cette dernière fût en ses troubles la seule grille d'explication. Que tout s'expliquât par un seul ordre de cause m'a toujours été suspect.

Non décidément ce que je retiens de Deleuze c'est cette ouverture au monde qui nous fait, nous désirant et parfois souffrant, non pas exclusivement nous regarder le nombril avec la componction qui sied aux œuvres impies à quoi se réduit souvent une analyse, mais au contraire ouvrir grand les fenêtres et réinventer le monde …

 

 

 

 

 

 


 


* exemple parmi d'autres de ce style :

Le corps plein sans organes est produit comme Anti-production, c'est-à-dire n'intervient comme tel que pour récuser toute tentative de triangulation impliquant une production parentale.