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Scruter …

Est-ce moi qui ne prêtais attention à rien, regardais sans jamais rien voir, passais à côté de tout faute d'y savoir exercer mon œil, ou bien au contraire autour de moi, le passant, le promeneur, le parisien quoi, aurait changé après cette étrange période de confinement. L'impression parfois d'une revanche à prendre sur la vie, sur la peur ; mais aussi sur les corps engourdis …

Pressé par les hommes de l'art à marcher, me voici bien condamné, pour occuper ce qui autrement est médiocre pensum, à scruter alentour qui nourrisse ma curiosité.

De plus en plus, d'abord, qui s'exercent au noble art ! Je croyais la tendance à la course à pied que l'afféterie anglomaniaque préfère nommer jogging ; éventuellement au vélo ; je croyais la boxe affaire de brutes épaisses au nez cassé et au cerveau secoué par les coups reçus et j'observe ici et là jusqu'à des femmes s'y exercer. Je n'ai décidément rien compris à ce culte du corps dont les rituels se déploient devant moi, le long des berges devenues, à l'écart du bruit revenu des moteurs, klaxons et autres invectives, presque un havre, comme une enclave oubliée. Ce fut assurément une riche idée que de les aménager et d'en chasser progressivement les voitures que Pompidou y avait installées en des temps désormais presque incompréhensibles.

Ici on répète inlassablement les mouvements supposés redonner souplesse et agilité ; là, on s'essaie à se faire peur en bravant la pesanteur, le fleuve et l'admiration désinvolte de badauds qui du reste regardent ailleurs. Chacun, avec son corps en quête de légèreté trimbale sa petite histoire que je ne connaîtrai jamais, ses angoisses et ses fanfaronnades ; ses petites lâchetés et son héroïsme de façade … chacun s'essaie à vivre.

Curieuse décidément cette phase : sortis du plus brutal de la crise que confinés nous n'avons d'ailleurs pas vu mais seulement lu dans la litanie macabre des chiffres journaliers, nous échouons à retrouver l'évidence de nos existences que nous imaginions autrefois garanties par nos efforts, le confort échafaudé du progrès, cette modernité un peu grise mais toujours prometteuse ; que nous pressentons désormais obérées par insidieux péril, tapi dans les interstices même de nos certitudes.

Oui, je crois que c'est cela : non que nous n'espérions encore que demain offre de beaux jours mais nos vies elles-mêmes ont perdu ce goût d'évidence qui nous faisait trop souvent en négliger le prix. Entre le climat qui danse la gigue plus souvent qu'à son tour, la démocratie qui s'enraye un peu partout et se tache d'autant d'indifférence que d'illibéralisme tyrannique et ce virus imprononçable qui a achevé de rompre les équilibres économiques et sociaux déjà si fragiles, quelque chose de lourd, d'amer plombant avec certitude une rentrée dont seules quelques semaines de répit, de trêve, mais peut-être de canicule nous séparent.

Les nuages ici miment l'embrasement que nous savons imminent et même les nuits ont goût de cendres. Cela fait trop longtemps que nous avons perdu la terre dont autrefois nous escomptions justification et tellement plus encore que nous avons cessé de regarder le ciel pour en attendre un souffle sacré. Ne nous reste que cet égotisme sournois qui nous fait négliger l'autre et ne nous soucier plus que de notre propre allure et de ce selfie qui dira moins le lieu visité ou le chemin parcouru que nous dans ce lieu.

Restent ces berges, ces rives, ces rêves d'eau qui ravivent d'autres songes aux échos si archaïques qu'on serait en peine de les identifier. Un peu de vie, ici ou là ; un cygne, des canards ; ces scènes émouvantes de la canne surveillant de loin ses petits s'aventurant au milieu du fleuve avant de les rejoindre et ramener sur la berge. La ville a chassé depuis longtemps les animaux ou, quand de compagnie, les a enfermés. Ne restent que ces volatiles d'eau, et les inénarrables pigeons qui jettent leur regard idiot sur le monde.

Tout dans cette ville est d'artifice - c'est sans doute pour cela qu'elle est belle. Ce coin, qui suinte l'aisance comme la banlieue l'injustice, vous laisserait presque accroire l'apaisement enfin reconquis. Et de s'élever, on y retrouve les slogans de la ville lumière.

D'en haut comment ne pas la trouver belle ? De nuit comment ne pas la trouver flamboyante ?

Pourtant tout en elle respire le faux, l'esbroufe, le clinquant. Cette ville depuis longtemps s'est éloignée de la Province - il paraît qu'on dit les territoires désormais - séparée de sa banlieue - il paraît qu'on dit les quartiers désormais - derrière quoi elle a hérissé tous les remparts possibles, symboliques, sociaux, culturels, routiers.

Il parait qu'en l'œil du cyclone tout est calme. Alors Paris est cet œil autour de quoi tout s'agite, s'écarquille et détruit.

Ceux-ci contre-font une jeunesse depuis longtemps enfuie : parlent fort, de dossiers urgent autour d'une moto qui en son confort boursouflé exhibe son bourgeois satisfait ; ceux-là pique-niquent en nostalgie inconsciente des guinguettes d'autrefois.

La vie comme avant … comme si de rien n'était. Qui n'est décidément qu'un jeu.

D'où, alors, cette inquiétude sourde ? Cette certitude de l'imminence ?

D'où cette envie d'ailleurs ?