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Fin, fins, infini, inachèvement …

Est-ce d'être né et d'avoir vécu le premier tiers de mon existence le long d'une frontière ? j'aurai en tout cas toujours été fasciné par les bordures … Rien ne m'intrigue tant que cette ligne qui n'est déjà plus de sable mais si loin encore d'être d'océan, où l'on ignore ce qui commence ou s'achève ; où, plus exactement, il n'est pas, plus ou pas encore, de différence entre s'achever et débuter, naître et mourir ; s'épuiser et ressusciter. Entre ouvrir le passage et le hérisser de meurtrières.

J'aurai appris, au gré de mon existence, combien en réalité se ressemblent, ad nauseam, les protagonistes se rengorgeant de fierté et de principes de part et d'autre de la ligne. Chacun voit midi à sa porte comme le suggère l'adage ; sait pourtant qu'il n'embrasse qu'une infinitésimale particule de perspective mais se laisserait égorger de devoir l'admettre. Aucun ne ment ; tous se leurrent ; pêchent par imprudence pour le moins ; par impudence assurément.

C'est pour cela sans doute que me retiennent si obstinément les berges.

Des politiques aux scientifiques, des historiens aux ingénieurs, tous à la fois savent puis oublient combien le monde n'est simple que de très haut ; compréhensible que de très abstrait pour s'assombrir d'inextricables écheveaux de causalités sitôt qu'on approche la noirâtre et implacable aspérité de la pierre. De très haut, de si haut qu'on se serait cru pouvoir caresser les étoiles, le monde est beau, incroyablement bleu, comme une tache de vie que viendrait démentir le noir silence implacable. Mais de près, et de plus en plus à mesure que l'on s'approche, comme incrustée dans l'amoncellement de nos détritus, la salissure négligente qui est trace habituelle de nos affairements et empiétements. De haut, de si haut, les réseaux, les temples, les monuments … la beauté millénaire de Rome. A mesure que l'on descend, des cadavres, des meurtres, des guerres fanfaronnes et, tout en profondeur, si l'on creuse, le cadavre originaire de la mère que l'on enterra vivante pour prix de son silence. C'est ici le charme de la représentation, de l'abstraction, de ne point s'embarrasser de détails, ou bien de les juger accidentels et n'envisager que ce qui compte, c'est-à-dire se mesure dans l'ample mélopée monocorde du même.

Là, le silence éternel des espaces infinis ; ici, impérial, le silence effrayant des particules se télescopant. Entre les deux, le vacarme assourdissant des destinées individuelles s'entrechoquant. Comme si l'être n'était qu'un intermède entre deux infinis ; un crissement plus qu'un chant ; un cri au milieu du désert.

Je ne ferai pas le cuistre - mais si après tout, pourquoi pas ? - de rappeler le sens d'infini sinon pour se souvenir que les grecs y virent d'abord un signe d'inachèvement. En latin déjà, le mot fin désigne à la fois le terme et le but mais encore la forme la plus haute de quelque chose, comme si d'être au terme d'un processus lui conférait un sens. Comme si la terre n'avait d'autre raison d'être ni de structure que de s'épuiser dans les eaux ballottées de l'océan ou que vie trouvât seule valeur dans la mort ! C'est bien d'ailleurs la tendance spontanée qui est la nôtre en dépit des contresens invraisemblables que le finalisme peut produire. Mais c'est encore ce que suggère Aristote qui érigera la fin en l'une des quatre causes … Comme s'il suffisait, pour rendre compte de l'être d'en donner la source ou bien l'évanouissement. Bénissez la mère, le père n'est jamais qu'un hasard s'exclamait Nietzsche : oh combien, le plus souvent les sources sont effectivement oiseuses qui se perdent en d'inextricables conjectures. Rome dans les eaux du Tibre, Jérusalem dans celles du Nil … et même le Danube ne sait où véritablement il commence. Rien en vérité ne commence jamais, nous le savons depuis Kant et la fin est proprement impensable à quoi nous nous résolvons mal. Parménide le chantait dès les aubes. A mesure qu'il s'éloigne de ses sources, le fleuve perd en vigueur ce qu'il gagne en majesté. Ah, si jeunesse savait, si vieillesse pouvait soupire l'adage. Il n'est pas que la morale qui s'organise ainsi autour de ce jeu à somme nulle : à mesure que rayonne l'abstrait, s'évide le concret ; à mesure que l'on s'éloigne du babillement des origines, se font plus cruelles les morsures du terme. Perdu en ses arides prières, au détour d'un désert implacable ou dans l'ombre gagnée de sa cellule, le Père de l’Église, le simple novice en proie aux ultimes soubresauts d'une matière non encore vaincue, ou bien encore le paysan perclus d'injustices, en ces temps reculés qu'on dit obscurantistes où la foi embrasait et érodait tout, oui, tous eurent prescience de ce qu'on nommera bien plus tard entropie : à mesure que les épreuves et les générations nous éloignaient de la tonitruante parole originaire, à mesure presque égale et tragique s'installèrent en maîtres et tyrans parasites mal, désordre et dérèglement comme si la toute-puissance divine, inéluctablement devait s'anémier d'irradier ainsi l'infinité des espaces et résonner au long de l'obsédante litanie des temps. Le vétuste s'y habilla de sagesse et l'intempérance singeait la nouveauté. La modernité se piqua d'inverser le jeu sans rien changer à la nullité de la somme : l'habit neuf sonnait désormais comme géniale innovation et l'ancien respira de poussière . Pourtant qu'on y voie décrépitude et naufrage ou parousie éclatante , toujours nous tergiversons entre les deux bornes que nous échouons à définir - qui est encore affaire de limites.

Tu le remarques, ce que les grecs appellent telos - τελος, je l'appelle tantôt l'extrémité, tantôt la limite, tantôt le sommet ; je pourrai même au lieu d'extrémité ou de limite, l'appeler terme - degré suprême
Cicéron

Il est vrai que τελος dit tout ceci - l'accomplissement qui est bien plus qu'un simple terme mais la plénitude - de puissance comme d'être. Autant que l'achèvement qui se peut encore entendre comme délitement - bien avant parachèvement.

Je défie quiconque, longeant les rives de la vieillesse, d'exulter sans en même temps regretter ; de se consoler de sagesse sans incontinent trembler de peur et de honte devant le dépenaillement qui en soi s'esquisse. Comment ne pas entendre ce naufrage que De Gaulle y vit ? Je défie quiconque ne pas rêver d'en réchapper et savoir au moins quitter la scène sans lourdeur ni vulgarité.

Sans insistance.

Je lis non sans sourire ni angoisse le De Senectute de Cicéron -cette apparente impavidité à se couler dans le moule où la nature vous confine ou conforme et mesure toute la distance, sidérale, à préférer définir la philosophie plutôt comme art de bien vivre que de bien mourir. C'est que le terme n'est rien qui ne nous concerne en rien mais le sinueux chemin qui nous y égare.

Tous ont écrit sur l'art de vieillir, le lent épouillement qui vous démunit de toute force, avenir ou même espérance … il ne peuvent pas faire que s'y vante en réalité de désapprendre à dire non qui faisait notre puissance d'être et notre dignité d'humain. Qu'il s'agisse de se laisser glisser hors de l'être, là sur le bas côté où s'épanouissent les ronces. Et feindre que la ligne, pourtant tellement visible à mesure qu'on la frôle, fût seulement une vue de l'esprit. Et simuler de le croire encore.

Ici , l'église - catholique, car il en est une autre, protestante, portant le même nom - St Pierre le Jeune à Strasbourg construite dans la Neustadt dont le dôme semble écraser la ville de tout son aplomb qui n'a pourtant ni la majesté altière de la cathédrale, ni la discrétion toute parpaillote de St Pierre le Vieux, seulement la fierté industrieuse d'une Germanie empressée de laisser ici sa marque. Magie de la perspective ou illusoire duperie de la photographie ? en tout cas, à portée de main, là, au fond, non pas les Vosges, mais la Forêt Noire, tellement proche qu'elle semblerait presque avoir avalé le Rhin qui pourtant la sépare de la cité. Ce qu'il y a d'imposant ne l'est pas tant qu'on imagine ; de proche ne l'est pas tellement ; mais, surtout, la ligne ici gommée, subside d'antiques frontières, d'anciennes animosités ; de perpétuelles aigreurs. Omniprésente pourtant.

Ici, tout est mensonge ou au moins illusion ; confusion. Ambivalent. Toute naturelle que soit ici la frontière elle est pourtant escamotée ; toute discrète qu'elle se veuille, elle est là, qui trône, en chaque recoin.

Je l'entends encore, ma vieille mère, pérorer avec cette insistance malicieuse qui la caractérisait : en Alsace c'est différent avec cette insistance sur le d qui vous faisait entendre un t, avec cette obstination teintée de fierté qui suggérait que, faute d'être né ici, on n'y entendrait jamais rien. Voici ligne, voici frontière, voici terme seulement historique, se déplaçant au hasard des heurts, et des nationalismes délirants, mais ligne insistante qui persiste avec la même vulgarité que celle qui, autrefois, sépara l'Empire Romain d'Orient et d'Occident. Nous aurons, nos existences durant peiné à tracer lignes, différences, marques et démarcations afin de consacrer nos individualités et faire ostentation d'une distinction à quoi nos conférerons tous les sens possibles : comment admettre que désormais elles se dissolvent ; que se dénouent les rares réseaux que nous parvînmes à nouer.

J'aime avoir été, par ma naissance, d'Arlequin revêtu et n'avoir en la sorte pas eu besoin de cette sottise d'être né quelque part ou de m'en vanter autrement que par ironie : je n'aurais eu, ce jour-là, qu'à retourner mon appareil et faire demi-tour, et c'eussent été les Vosges, tout aussi légèrement enneigés que j'aurais saisis ; j'aime avoir, par ma naissance, trouvé dans cet effondrement géologique où s'est lové le fleuve, la certitude que la ligne autant sépare que réunit, qui n'est autre qu'un miroir renvoyant, à peine inversée, la même image, les mêmes paysages, les mêmes dialectes. Comme si, effectivement, ligne et partage étaient synonymes ; ensemencement et floraison fussent identiques et qu'entre épanouissement et épuisement ne se maintînt que cette indicible différence qui s'enroulant sur elle-même nous donnerait l'illusion que notre vie eût un sens …

« Sur les chemins du monde des millions d'hommes nous ont précédés et leurs traces sont visibles. Mais sur la mer la plus vieille, notre silence est toujours premier » Camus Carnets III

Je peux comprendre le désir de laisser trace, j'arrive même à en supporter l'obstination : m'étonnera néanmoins toujours le prix que chacun est prêt à mettre pour y parvenir. Lourd ! tellement ! Il niuus eût fallu histoires de marins pour échapper à la présomption … mais ici, si loin de l'océan …

Partagé entre le désir de transmettre qui plonge profond en mon histoire, et celui de laisser la place parce qu'il est temps, j'observe aux dernières heures de mon labeur, la morsure de l'empressement que d'aucuns mettent à vous voir quitter la place mais la vanité à vouloir lutter là contre ; l'enivrement du pouvoir qui vous condamne et biffe jusqu'à la sauvagerie ; jusqu'aux ultimes manquements. Est-ce sagesse que de regarder ceci sans rancœur, avec peine à considérer l'autre si inutilement se salir l'âme ? Est-ce véritablement sagesse que d'accepter combien sera si rapidement gommé ce qu'on construisit sa vie durant ?

Les traces finissent toujours par se perdre dans le sable … à la fin ne reste que le fracas des vagues.

Et le silence des hommes. Restent les reflets offerts par le fleuve et les légendes épiques que racontent parfois les nuages.