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Les amoureux de la Bastille

 

Bien plus émouvante que l'incontournable baiser de l'Hôtel de Ville de Doisneau même si celle-ci sent sa mise en scène presque autant que celle-là. A cause de la ville, prise d'un peu haut et qui n'écrase pas les protagonistes. Le parisien reconnaîtra avec amusement les édifices qui de leurs hauteurs échappe à la grisaille indifférente des immeubles ordinaires … La Tout St Jacques ici non loin de l'Hôtel de Ville ; Notre Dame ; la Tour Eiffel évidemment avec la si légère ponctuation à sa gauche de la Coupole des Invalides et celle plus discrète encore du Quai Conti …

Mais ce n'est pas de cela dont il s'agit. De ceci plutôt : à l'inverse des amants de Doisneau, ceux-ci ne nous regardent pas ; nous tournent le dos. Ne regardent pas même la ville ; s'embrassent simplement. Il n'y a plus qu'eux. Mais ils sont relégués au coin gauche de la photo comme s'ils n'étaient pas les personnages principaux de la scène, contrairement au titre donné à la photo. Pourtant on ne voit qu'eux … pourtant ce n'est pas même eux que l'on regarde.

Sans doute est-ce même l'inverse. Ils sont seulement intercalés entre la ville, écrasante, et nous.

Affaire de regard, oui, mais c'est la ville qui nous regarde ainsi qu'eux en biais qui ne sont en leur émoi qu'un épisode, ordinaire pas même anecdotique, de la lumière presque éternelle, millénaire assurément, de cette ville au destin étrange.

Ils sont montés là, sur ce léger promontoire pour s'offrir superbe perspective mais la seule qui les passionne, pour quelque temps encore, est celle de leurs émois naissants. La ville, placide témoin, les regarde, avec calme, tendresse et, pourquoi pas, ce soupçon d'ironie qu'une cité millénaire peut réserver aux amours passagères.

J'aime cette remise en ordre qui nous rappelle que si les amants, pour quelques instants précieux, se croient au centre de tout et être capables de tout réinventer, en réalité, ils se sont seulement, et si fugacement, mis en marge. Mais le monde ne se laisse jamais écarter ainsi et son retour prend parfois la forme de la brutalité pure.

J'aime cette inversion où, même de près, nous ne sommes plus acteurs mais de simples soupirs sur la portée d'une mélopée qui nous emporte loin au-delà de nous-mêmes ; où, moins que d'être envisagés de loin et de haut, s'illustre l'humble mais implacable inversion qu'implique d'être sujets … J'aime ces décentrements qui nous ramènent à notre juste condition, coincés que nous restons entre la vanité de nos trépignements de fourmilières et notre impuissance à rien changer au monde autrement qu'en salissures et dégradations.

J'aime cet éloge ambivalent de l'amour dont on dit qu'il aveugle mais qui, dans cette frénésie immaîtrisée de soi, vous exhausse d'abord si loin qu'il ne saurait être jamais trébuchement plus violent ; qui, en ses débordements vous offre de frôler de si près l'illusion de l'être, de la puissance et de la vérité qu'il n'est pas de disgrâce plus vulgaire que de s'y anémier insidieusement et d'y perdre jusqu'au chemin, jusqu'au goût du chemin ; qui, en cet embâcle de munificence, entraîne si près du sens, et tellement trop aux confins de tout dédain de ce qui ne fût pas lui ou du mépris de ce qui n'égalerait point la beauté de l'autre qu'invariablement, au bout du chemin, avec la torture qu'y instille toute trahison, et toute la sardonique patience où il demeure maître, l'absurde guette, érode et sape jusqu'à la mémoire de l'être.

J'aime pourtant cette allégorie … parce que tout simplement, il n'est pas d'autre cheminement qui vaille.

Cette photo parue dans le Monde en préparation du défilé du 14 juillet :

Celle-ci, prise de la Motgolfière du Parc A Citroën en face de l'IUT