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Archimède

Pourquoi ai-je songé à ce vieux film de G Gangier de 1959 ? Je l'avais repéré de loin en cette extrême fin de journée où, posté sur le pont Alexandre III, j'attendais la nuit tombée pour prendre, après des couchers de soleil, quelques photos nocturnes des Invalides et de la Tour …

La nuit, parfois, offre de jolies couleurs. Car, non, décidément, tout n'y est pas gris.

Il avait besogneusement traversé toute l'esplanade et entreprenait de traverser quai et pont, respectueux des feux mais avec une lenteur incroyable qui trahissait sinon un malaise au moins un épuisement vertigineux. C'est, qu'entre nous et le monde de la cloche, entre nous et ceux que l'on nomme cruellement de ce sigle froid et négatif (SDF) par quoi le bon bourgeois croit mettre à distance une réalité qui inconsciemment l'effraie d'être si cruellement son antonyme, se glisse, oui, un univers de phantasmes, de préjugés, d'ignorances et de manquements.

Individu nécessairement paresseux d'abord puisqu'il ne travaille pas, et donc ne veut pas travailler : c'est rejoindre la vieille légende déjà éculée du temps d'Aristote pour qui le nomade ne travaille pas, puisque se contente d'errer au gré des cueillettes nécessaires à sa survie. Parasite en ce qu'il se contenterait de prendre sans jamais rien produire ou donner en échange, il est l'offense même de l'ordre social soit parce qu'il en signe l'échec, soit parce qu'il en proclame le refus.

D'où le mythe du clochard mi-anarchiste mi-sage qui ne subirait les effets d'aucune crise mais au contraire tenterait d'échapper aux pièges à bagnards que représentent les emplois - configuration typique des années cinquante et soixante où dominait le plein emploi, où excelle un Gabin narquois, très anar de droite. Au même titre que l'artiste qui s'adonne à des activités peu sérieuses et si peu adultes, que le bourgeois consent à côtoyer quand il se pique de s'encanailler, mais qui resume nonobstant tout ce qu'il peut détester, le clochard est une bombe à retardement d'autant plus pernicieuse qu'elle explose en continu, rappelant à chacun qu'une autre voie est possible. Qu'on peut dire non ! mais aussi qu'on peut échouer. Que la réussite et l'aisance ne sont pas nécessairement affaire de naissance et de lignée mais que les chausses-trappes sont légions qui démentent le mépris hautain des premiers de cordée. A-t-on déjà songé combien la marginalité emprunte son registre à la marine ! A l'instar de la vieillesse, elle est un naufrage ; on y échoue et finit telle une épave ! Où souvent on coule.

Quelques uns en réchappent. Et deviennent, pour un temps, un très court temps, des mythes. Pour peu que le quidam soit cultivé, de quelque humour ou eût une position d'où, tragiquement, il déchut, il finira par faire partie du paysage au point que sa disparition fera même l'objet d'une chronique dans la presse comme ce fut le cas pour P Polu à Nancy ou pour Aguigui Mouna qui a même l'honneur d'une entrée sur Wikipédia.

Mais celui-ci demeurait aux antipodes de ce romantisme de pacotilles : tout, de la couleur de ses habits qui exhalait sueur, souillure et remugles trop humaines, à ce visage où l'impropreté le disputait aux morsures du soleil, de la démarche lente et voutée jusqu'au regard plongé dans le vague, oui, tout criait la déchéance tout … sauf cette incroyable barbe blanche, parfaitement taillée qui est ce que je vis de loin, qui atténuait par son éclat toutes les faiblesses et vilénies.

L'homme tout entier réside en sa figure. Cette tête-là, d'une insondable tristesse, nous toisait encore des ultimes échos de sa dignité.

J'eus largement le temps de le voir s'approcher et traverser : personne ne le regardait et je ne suis pas certain que lui-même regardât quiconque. Existe-t-on encore quand on n'est plus vu par quiconque ?

Solitude radicale ; rupture absolue de solidarité aussi. Bien sûr, une voix en nous nous appelle à un minimum de charité, voix très vite couverte par nos raisonnement alambiqués, notre froideur de fourmilière affairée. Nous le savons depuis Jaspers : ceux-là sont la figure non tant de notre culpabilité que de nos impuissances ; de notre finitude.

En prenant cette photo, dois-je l'avouer, j'eus un peu honte ! Oh ce ne m'empêcha pas néanmoins d'appuyer sur le bouton mais le voyeurisme accusa plus encore les contours anguleux de cette indifférence métaphysique.

 

J'essaie d'imaginer son histoire, de deviner les embûches de son parcours, l'invraisemblable embrouillamini d'échecs, de maladresses, d'erreurs sans doute aussi. Tous prennent la figure de la solitude et, assurément rien, de cette provocation joyeuse que la légende veut en garder. Diogène en son tonneau ne respire pas la joie de vivre mais bien plutôt l'acrimonie acerbe. Celui-là, silencieusement, glisse entre les ultimes éclisses de d'être juste avant de s'engloutir.

Angoissant !