index précédent suivant

 

 

Clichés

Il était onze heures à peine. Je sortais du Mémorial des Martyrs de la Déportation que je ne connaissais pas. C'était sur le pont Saint Louis, cette délicieuse passerelle piétonne qui relie l'ile de la Cité à l'ile Saint Louis. Je venais de saisir quelques clichés des plaies de Notre Dame et partait pour photographier St Louis en L'ile que je ne connaissais pas.

Lui, grand dégingandé, un peu vouté déjà, à moins que ce ne fût pour mieux se pencher sur la jeune fille qui l'accompagnait, menue, plutôt petite qui le dévorait d'un regard où perçaient autant d'éblouissement que de désir admiratif. C'eût été presque attendrissant n'était la péroraison sentencieuse : Je pense que la religion est une secte qui a réussi ! Lui fat comme même Artaban ne l'eût osé ; elle, muette, devant saillie apparemment si sophistiquée !

Je peux deviner le fil de la conversation, comme en cette nouvelle de Poe où l'un des deux promeneurs parvient à extrapoler ce que pensait son compagnon à partir du propos qu'il avait tenu un long moment auparavant et de ce qu'ils virent durant leur promenade. On était juste à l'arrière de Notre Dame ! Invariablement qui passe ici ne peut que se remémorer ces images incroyables de la cathédrale en feu et l'inexpliquable émotion qui s'en suivit.

Pourquoi cette remarque, saisie à la dérobée, à la fois me fit sourire et m'agaça ? Peut-être parce qu'il fut un temps où j'aurais pu la prononcer ou la faire mienne quand je la sais superficielle et joliment sotte. Tout juste bonne à faire l'intéressant et contrefaire l'intellectuel sagace.

Eh quoi ? Il suffit de parcourir le pays, de regarder les églises, certes désertes désormais, mais omniprésentes ; les basiliques et autres cathédrales, couvents et abbayes ; d'essayer de comprendre les efforts conjugués, la sagacité et la fervente piété qu'il fallut pour qu'une population entière, des siècles durant, rendît ceci possible. On ne peut balayer d'un trait d'ironie paresseuse ces siècles de foi ; le fait que pendant un long moment cette religion, oui, fut universelle ; occupa assez le centre de l'existence pour que tout se fît et organisât autour d'elle au point que rien pour les monarques n'eût été plus périlleux qu'une excommunication. La quête du sacré, les trésors artistiques, la sincérité silencieuse des uns et des autres méritent mieux ; vraiment !

C'est ne rien comprendre à la spécificité des sectes dont le fonctionnement, tout au contraire des religions, fut toujours d'enfermer ses adeptes, les assister au point de ruiner en eux toute autonomie possible et à proprement parler de les asservir. Quelque noirceur que puisse comporter l'histoire du christianisme, il s'y sera toujours agi de créer une communauté (ecclesia) vivante, s'engageant librement.

C'est encore confondre religion et église. Même s'il est exact que l'orthodoxie, au fil des premiers siècles surtout, se sera formée par exclusion dans l'hérésie de multiples théories, l'hérésie ne coïncide en rien nécessairement à un mouvement sectaire. Dès le Concile de Jérusalem, dès le refus initial d'imposer aux nouveaux adeptes la loi juive et notamment circoncision, interdits alimentaires et Shabbat ; dès le glissement de Jérusalem à Rome, le jeune christianisme a toujours refusé de se laisser enfermer et s'il consentit à la création de communautés cloîtrées, la distinction entre siècle et règle sera suffisante pour mesurer l'ambition universelle de cette religion. Très vite, il comprit que ces communautés repliées sur elles-mêmes et interdites aux femmes où mariage et engendrement étaient proscrits parce qu'il fallait se mettre dans d’heureuse disposition dans l'attente du retour du Messie, comprit, oui, que ces repliements était non seulement absurdes mais pernicieux. On remarquera néanmoins que toujours ces enfermements se justifient par la menace d'une Apocalypse, par la préparation aux affres d'une fin du monde !

Alors, oui, évidemment, se targuer de parler au nom du divin, au nom de l'absolu, vous place au centre de tous les dangers ; de tous les autoritarismes ; de toutes les intolérances ; de toutes les insoutenables inquisitions. Le catholicisme, plus d'une fois dans son histoire, a souffert et se divisa d'une Eglise trop riche, trop puissante qui se mit en travers de la foi et sembla ne plus défendre que des intérêts particuliers, matériels et politiques. Le protestantisme, qui sombra lui-même dans d'autres pièges, n'eut initialement pas d'autre sens. Je n'ai pour ma part pas d'estime particulière pour les institutions qui se piquent d'être des intermédiaires et des facilitateurs mais qui très vite s'imposent comme passage obligé et parasitent tout. Je crains même que tout intermédiaire, insensiblement, glisse de la traduction à la trahison ; du symbole au diabole. En revanche, rien ne justifie le mépris que l'on adresse à celui qui consacre sa vie à ce qui le dépasse et s'efforce d'agir en conformité avec ce qu'il croit juste.

Rien - notamment pas les errances actuelles.

Car enfin, quand on regarde les foules enthousiastes sur la Place Rouge ou ces autres à Berlin, tout organisée que fût la liesse populaire, comment n'y pas voir une forme de crédulité, une foi - même dégradée ? Quand on écoute aujourd'hui ces édiles réciter avec obstination les canons du libéralisme - avec la même ferveur que s'il se fût agi de vérités révélées - ou ces autres voir la main invisible du complot révolutionnaire ou terroriste derrière toute contrariété politique essuyée par le pouvoir, comment ne pas dire que si la foi est ridicule, elle se niche aussi sous des oripeaux bien étonnants ! Car enfin, sont-ils si différents de ces gardiens du temple marxiste qui proclamèrent scientifique le matérialisme historique au point d'ériger en texte sacré un Capital qui assurément ne le revendiquait même pas et de récuser, par exemple, la génétique comme science bourgeoise et contre-révolutionnaire ? Ou d'inventer à le lire et relire comme si devait s'y cacher une vérité enfouie qu'on eût trahie ou simplement oubliée !

Nietzsche n'a pas tort : qui peut se proclamer résolument athée ? Il m'est arrivé déjà de soupirer qu'à tout prendre, s'il fallait vraiment un texte sacré qui surplombe tout, que des principes fussent indispensables pour rendre le réel compréhensible, alors autant ne pas se contenter d'ersatz !

L'exigence d'être, le besoin, souvent inconscient, d'en être ; le souci d'être rassuré ou, plus simplement, la recherche d'un sens à son existence, pousse souvent à des extrémités étonnantes ; paresseuses et faciles sans doute. Mais sincères parfois ! Au nom de quoi jeter cette moue de mépris - qui implicitement suggère que soi-même, évidemment, l'on ne serait pas tombé dans le piège vous conférant ainsi gloire aisément affublée ?

Je crois bien me retrouver ici dans cette universalité humaine de condition à quoi Sartre faisait référence :

Les situations historiques varient : l'homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour lui d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu d'autres et d'y être mortel. Les limites ne sont ni subjectives ni objectives ou plutôt elles ont une face objective et une face subjective. Objectives parce qu'elles se rencontrent partout et sont partout reconnaissables, elles sont subjectives parce qu'elles sont vécues et ne sont rien si l'homme ne les vit, c'est-à-dire ne se détermine librement dans son existence par rapport à elles. Et bien que les projets puissent être divers, au moins aucun ne me reste-t-il tout à fait étranger parce qu'ils se présentent tous comme un essai pour franchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour s'en accommoder. *
Mais si vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est. Ainsi la première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Et quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes. **

Ce que je crois, oui, universel, c'est la certitude que nous nous formons très vite de ne pas nous réduire à cette épaisse matière qui nous hante de désirs et de frustrations : tout en nous crie que nous ne sommes pas de ce monde ; pas exclusivement en tout cas ; tout en nous se meut comme si nous ne pouvions être que par ce non très vite prononcé, par cette bravade par quoi nous tentons de nous inventer.

Il y a, dans ce cri, venu de très loin, quelque chose qui mérite le respect - en tout cas mieux que cette galéjade pseudo-logique.

En celui qui croit, pour autant qu'il aille jusqu'au bout et s'attache à rendre ses actes conformes à sa pensée tout en devinant qu'une harmonie parfaite lui sera à jamais interdite ; en celui qui, plutôt que de se contenter de vaines génuflexions et contorsions oratoires qu'il oubliera sitôt la prière achevée, tente l'œuvre et à travers elle d'inventer sa place dans le monde ; en celui qui proclame qu'il vaut mieux que la poursuite vite servile de la satisfaction de ses désirs et qui s'égosille à trouver sens dans son parcours si souvent obscur ; en celui qui cherche l'autre pour inventer ensemble une humanité qui mérite de se regarder sans trop de honte, oui, je vois un homme qui mérite le respect.

Les incertitudes de la modernité, les périls à venir qui se précisent avec une dangereuse acuité feront invariablement qu'on cherche ici ou ailleurs consolation, refuge ou apaisement. Les pseudo-experts auront l'air malin !!!