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L'artiste et le philosophe

 

“Pourquoi suis-je un artiste et non un philosophe? C'est que je pense selon les mots et non selon les idées.”
Camus Carnets II

Retrouvé cette formule de Camus qui d'abord cingle comme une évidence mais qui, avec le recul, me parait aussi fallacieuse que séduisante.

Je n'ai d'autre légitimité à évoquer la question que le fait, ma vie durant, d'avoir été tenté par la littérature - ah écrire un roman qui bouleverserait et marquerait l'époque - et habité par la philosophie qui demeure quand même ma terre natale. Curieux mélange que ces deux-là et peu nombreux furent ceux qui s'essayèrent aux deux.

Sartre, bien sûr, l'anti-Camus, homme de théâtre, de romans - Les Chemins de la Liberté - autant que de philosophie. Rousseau tâta de la musique mais son Devin du Village est pitoyable ! Nietzsche sembla être fin improvisateur au piano mais sans plus ! Voltaire tâta certes du théâtre, de la poésie mais ne fut-il pas plus polémiste que philosophe à proprement parler et on ne peut pas dire que son Henriade mérite encore qu'on s'y attarde

Ici comme pour le politique et la communication il faut chercher chez Platon l’origine de la tension : la recherche de la vérité ne lui sembla décidément pouvoir être le propre que de quelques uns et être surtout exclusive de toute autre pratique.  

Chasser les poètes de la Cité  ? mais c’est bien parce qu’ils ne disent pas la vérité  ! sont déjà dans la représentation de la représentation ! imitent tout simplement. Il a évidemment raison mais est-ce la question ?  

Je ne veux surtout pas reprendre les b a ba de la philosophie sur l’art  : ce serait vain et particulièrement lourd. Je ne veux pas non plus reprendre les leçons élémentaires de la linguistique … pour les mêmes raisons.  Pourtant il est assez évident que les mots ne renvoient pas aux choses mais à l’idée des choses – donc à des concepts et qu’il est assez sot d’imaginer qu’en leurs formes et sonorités ils puissent jamais imiter les choses à quoi ils renvoient.  

Ecrire ainsi, comme le fait Camus qu’il pense selon les mots et non les idées n’a pas véritablement de sens sauf à considérer qu’il estimât que la beauté d'une formule valait bien qu'on lui sacrifiât l'exactitude ou la précision de la pensée.  

J’ai trop d’estime pour Camus : il ne pouvait pas avoir argué de ceci.  Mais de quoi alors ?  

Son propos vise l’art en général et non seulement la poésie ou la littérature ; vise l’artiste. Très clairement il se définissait plus volontiers comme tel.  

Eût-il été peintre ou chorégraphe ; sculpteur ou musicien eût-il écrit ceci  ? en tout cas de la même manière. Est-ce parce que le littérateur pétrit la même pâte que le philosophe qu’il se sent contraint de s’en distinguer ? Est-ce parce que tous deux courent finalement avec une vérité en tout cas une authenticité qui ne peut pas ne pas avoir accointances entre elles ? Eh quoi si l’Etranger et la Peste sont des romans il faudrait néanmoins une singulière mauvaise foi pour affirmer que leur ambition se limitât à raconter histoire plaisante. L'histoire n'est pas plaisante et ne se réduit évidemment pas à son déroulé : il y a un message derrière. On est loin, très loin d’être dans le divertissement. Et que dire de l'Homme Révolté qui est tout sauf un roman mais qui, tout essai qu’il soit, n’obéit pas à tous les canons de l’écrit philosophique.  

Je ne sais s’il y a des réponses précises ; je suis sûr qu'il n'en est en tout cas aucune de définitive. Je doute qu'il en soit de désirable ; de tranchée. Je tâche plutôt de me tenir à l'écart des étiquettes trop nettes qui le plus souvent vous font passer à côté de l'essentiel ou, au moins, à côté de cet infime détail qui change tout ; donne coloration et épaisseur au réel. A Comte, en bon mathématicien, pratiqua l’épistémologie à la serpe : s’il n’eut pas tort de distinguer les différents champs de connaissance et de voir quelque logique à leur entrée dans le champ des sciences – du plus simple au plus complexe ; du plus abstrait au plus concret ; bref des mathématiques à la biologie – il eût plusieurs fois tort de biffer tout espace aux sciences dites humaines ; de ne pas voir que ce sera souvent aux confins de plusieurs territoires que les recherches s’avéreront les plus fécondes - bio-chimie par exemple. Ne commettons pas la même erreur  

On peut parler de l’extérieur sans être pour autant illégitime car la pertinence du propos ne résulte pas seulement d’une expertise ou d’un diplôme. Que l'on classe les chercheurs en sections distinctes ou recrute les enseignants selon des disciplines distinctes est compréhensible mais il serait déjà sot de ne pas voir que dans la géographie, par exemple, il y a au moins autant d'anthropologie, d'ethnologie que d'économie sans parler de climatologie, de géologie … D’imaginer que les doctes eussent main définitive sur ce qui se dit serait déjà dangereux avant même d’être initiative malencontreuse. 

Il y aurait tant à dire sur cette vérité que nous nous vantons de pourchasser ; tant à redire sur tous ceux qui enflent comme des grenouilles à prétendre la détenir. Et parfois en exclusivité.  Dans la polémique avec Sartre via Jeanson qui suivit la parution de l’homme révolté il y avait décidément quelque chose de l’exclusion. De l'intransigeance et de l'intolérance. De la basse politique et de bien peu de philosophie. Pour que la cité fût fondée, il fallait nécessairement le sillon mais, surtout quelqu'un qui la franchît ne fût ce que pour la sanctifier et donner quelque réalité consistante au pouvoir se mettant en place. Derrière toute affirmation, il y a bien entendu une négation. Derrière celui qui écrit je ne suis pas philosophe il y a une négation. Le premier roi de Rome fut peut-être, pour quelques infimes secondes, Rémus ! Le philosophe est peut-être celui qui se garde bien d'en revendiquer le titre.

Remarquons néanmoins que le passage vise non pas la discipline mais l’auteur. Que celui-ci se sente plus ceci que cela pourquoi pas ; ne veut pas dire pour autant qu’il ait raison ni que la postérité l’entende ainsi !  Mais au même titre que les avancées les plus significatives eussent toujours eu lieu aux confins de plusieurs domaines de recherche et non en leur centre, les énoncés les plus déterminants se conçurent presque toujours dans la transgression des chemins balisés ! Spinoza , Nietzsche ; Proust etc ! Mais Platon déjà qui transgressa d’emblée la méfiance de Socrate pour l’écriture. 

Ce qu’avait parfaitement compris Hume qui compara la philosophie a un champ de bataille !  

La question la plus futile n'échappe pas à notre controverse, et aux questions capitales, nous ne sommes pas capables de donner une solution certaine. Les disputes se multiplient comme si toute chose était incertaine, et ces disputes sont menées avec la plus grande chaleur comme si toute chose était certaine. Dans ce remue-ménage, ce n'est pas la raison, mais l'éloquence, qui remporte le prix ; et nul ne doit jamais désespérer de gagner des prosélytes à l'hypothèse la plus extravagante s'il a assez d'habileté pour la représenter sous des couleurs favorables. La victoire n'est pas gagnée par les hommes en armes qui manient la pique et l'épée, mais par les trompettes, les tambours et les musiciens de l'armée.

Je ne peux m’empêcher de songer au récit de la fondation de Rome : le premier roi c’est celui qui transgresse ! Le pouvoir n’est peut-être que la dilatation plus ou moins grande de l’instant qui sépare la transgression initiale de la mise à mort finale. C’est donc bien une affaire de posture  

Toi qui écris, que cherches-tu en écrivant ? A qui t’adresses-tu et pour lui dire et transmettre quoi ?  Sans doute le choix de telle ou telle discipline, de tel ou tel tropisme, de telle ou telle focale dépend-il précisément de l’objectif que tu cherches à atteindre.  

« Nous tous, artistes incertains de l’être, mais sûrs de ne pas être autre chose », s’écrie-t-il dans la « Préface » à L’Envers et l’Endroit (OC I, 38). 

En ceci Camus a raison : l’artiste sait sans doute mieux ce qu’il n’est pas que ce qu’il est véritablement. Mais, à être bien honnête, le philosophe a presque autant de mal à cerner, par rapport aux sciences contemporaines, les confins exacts qui l’en séparent. Il est presque autant de définitions de la philosophie que de philosophes. J’aime assez en tout cas que le mot eût été assaut de modestie : se proclamer ami de la sagesse était moins vaniteux que de proclamer sage ! C'est en tout cas ce que la tradition retint de ce mot que l'on attribue à Pythagore. Que le préfère, ô combien, à la ruse cauteleuse d'un Diogène.

Mais certainement ces catégories sont-elles vaines : on n'est pas artiste ou philosophe pour correspondre à un cadre préétabli et l'un comme l'autre inventent les formes à mesure qu'ils créent. Comprendre la différence devrait se faire à la fois du côté de ceux qui créent et du côté du public. Assurément ne lit-on pas un roman pour y découvrir une quelconque vérité et même si l'œuvre ne se réduit jamais à un simple divertissement, à un passe-temps insignifiant faisant office d'exutoire, qu'elle comportât toujours cette part de subjectivité qui fait son prix, ce n'est en tout cas pas une objectivité qu'on y trouve mais bien au contraire un regard, un paysage intérieur - celui de l'auteur qu'invariablement l'on confrontera au sien pour y trouver écho ou écart ; éclairage ou inquiétude. Je ne suis pas certain pour autant que ce soit une vérité que l'on cherche en ouvrant texte de philosophie : matière à réflexion, à doutes, à remise en question sans doute, car la philosophie est le discours de l'anti-vérité. Pas de plaisir ici, tant les textes souvent sont arides ; tout au plus ce léger frisson parfois devant la beauté d'un raisonnement sophistiqué.

Alors quoi ?

Ceci, trouvé dans ce texte de Merleau-Ponty : l'artiste rend le monde habitable. Et si l'on suit Arendt, l'œuvre permet la présence au monde !

C'est peut-être en ceci que philosophie et art se rejoignent un tant soit peu ! Contrairement aux sciences qui s'attachent à dire comment est le monde et à expliquer par des lois pourquoi il en est ainsi, la philosophie, quant à elle, même si parfois elle frôle les frontières des sciences et s'entiche de comprendre comment fonctionne la rationalité scientifique, la philosophie, dis-je, s'attache surtout à comprendre notre rapport au monde, à trouver des clés pour nous y inventer place.

Ce que je sais c'est combien le pari de l'art, autant que celui de la philosophie est pari risqué. Où il n'est pas grand chose à espérer gagner : la renommée parfois mais elle est denrée si fugace ; la fatuité qui est péril bien plus sombre. C'est que dans les deux cas, l'on semble préférer l'ombre à la proie. Quel être sensé délaisserait ainsi les solides quoique tumultueuses certitudes de l'objet pour le mystère de la représentation. Qui écrit, peint ou sculpte, celui-là pourtant préfère la représentation au réel ; l'image de la chose à la chose elle-même. Pire encore délaisse trop souvent la compagnie des hommes car créer est affaire de solitaire ; de caverne, de librairie ou de désert. De place publique, jamais. Il faut être fou pour quitter le monde : ce n'est pas un hasard si le philosophe fait rire la servante de Thrace ni que l'artiste fasse si peur au bourgeois.

Pourtant s'éloigner du monde reste le seul chemin qui conduise à lui.

Ce que je sais tout autant c'est combien, jamais, même le plus frustre des incultes, même le plus avaricieux des affairistes ne saurait se priver de rêves, d'imaginaire ; de représentation ni donc d'art. Combien non plus il ne saurait de dispenser de théorie fût-elle implicite parce qu'il n'est pas d'acte qui ne porte de pensée comme la nuée, l'orage.

Nous ne tenons décidément au monde que par ce qu'il n'est pas et ne pouvons soutenir notre propre regard que parce que nous ne sommes pas, plus ou pas encore.

Je sais ce vertige perpétuel entre les deux côtés du fil et combien le funambule que nous sommes ne se survit que de refuser de chuter de ce côté-ci plutôt que de celui-là tout appelé vertigineusement à lâcher prise et sombrer nonobstant. Ce que je sais, c'est cet écho infernal qui sempiternellement se répond à lui-même comme s'il n'était pas d'autre réponse à la quête que le paradoxe du menteur et que la vérité dût insolemment se terrer au labyrinthe le plus profond du mensonge, du mystère … du mal. Car rien ne ressemble plus au vrai que la représentation du vrai et je crains bien que, parfois, tel roman, telle peintune ne dise plus sur nous que telle confession, tel aveu ou tel témoignage.

Nous ne tenons pas tellement à ce monde qui nous effraie mais sans qui nous ne sommes rien ; mais sommes si maladroitement enclins à lâcher la proie pour l'ombre. Sans doute tenons-nous encore plus à nous-mêmes, à notre petite personne qui demeure notre seul écot.

Telle est cette bêtise à quoi A Compagnon fait référence, si nécessaire pour écrire comme pour vivre. Croire que notre moi, ses petites tensions, ses désirs autant que ses rêves ; ses idées autant que ses doutes, la manière dont il souffre et se réjouit puisse être de quelque intérêt pour l'autre, matière à réflexion ou aide, que sais-je ? Etre suffisamment ordinaire pour n'effrayer point, pas trop singulier pour ne laisser personnne insensible mais asser pour susciter le regard … bref être universel.

C'est en ceci qu'à la fois je rejoins et m'éloigne de Camus. Il a beau dire que son art ne l'éloigne pas des autres ni du monde ! Si ! Et il n'est pas de souffrances d'artiste qui ne participe de ce fossé ineluctablement creusé. Ecrire c'est se mettre à l'écart dans le silence de sa table de travail. Et montrer le fruit de son art c'est soumettre à l'approbation ou à l'opprobre du grand nombre ; en tout état de cause honte bue ou gloire suscitée c'est encore se sortir du lot commun. Et c'est bêtise de le tenter et de croire en même temps ne pas le vouloir.

Etre à la fois universel et singulier : le secret de la création ; le seul moyen de ne pas perdre l'autre.

Je ne sais comment on y parvient ni seulement si ceci est possible. Je sais seulement que le langage y a sa part autant que le silence. Les idées autant que les mots. Car on ne fera jamais qu'entre nous et le monde ; qu'entre nous et l'autre il n'y ait un torrent de mots, un kaléidoscope de rêves et d'imaginaire.

On ne fera jamais que pour notre malheur autant que pour l'honneur d'être homme, nous ne cessions de perdre cela même que nous cherchons ; de nous éloigner ce que nous croyons saisir. De nous perdre où nous espérons nous sauver.

Telle est l'oscillation qui ponctue le battement de notre respiration.

 

Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas se séparer ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et s’ils ont un parti à prendre en ce monde ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mai s le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel. 
(…) 
Ramené ainsi à ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer pour finir, l’étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m’accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n’en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence. Camus Discours du Nobel