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Caricature

C'est à ce mot que l'on pense et à l'un de ceux qui en a le mieux honoré le genre H Daumier quand on scrute l'actualité. Le politique, il faut dire, prête souvent à rire ! tout au moins est-il préférable d'en rire que de s'en dégoûter …Au moins y évite-t-on le risque du tous pourris qui vire si aisément à l'extrême-droite au point d'en appeler à la dictature.

Daumier eut cette chance de vivre dans les tumultes institutionnels du XIXe lui qui vit tout à tour s'effondrer Charles X et sa monarchie autoritaire, Louis-Philippe et sa monarchie pseudo-libérale, mais encore la IIe République puis le Second Empire.

Certains des hommes qu'il croque ici auront fait tous les régimes sans exception : Victor Hugo qui partit très à droite dans un soutien indéfectible à Louis XVIII pour finir républicain sans aller toutefois jamais jusqu'à soutenir la Commune ; Victor Considérant ou encore Adolphe Crémieux, Achille Fould, Arago ! Autant de noms presque oubliés qui firent le siècle - et parfois la République - - dont il ne reste rien ou presque … un boulevard ici ou là. Sic transit gloria mundi ! La caricature n'est pas nécessairement féroce - on y sent parfois poindre même once d'affection - mais elle est toujours comme son nom le suggère une charge.

De plus récents furent croqués par les Guignols de l'Info. N'en pas être aura fini par être offense. Chirac y gagna beaucoup, on s'en souvient. Mais de Gaulle lui-même ne cessa d'y trouver son compte. C'est tout le paradoxe de la satire : l'exutoire, parfois, finit par devenir norme de fonctionnement. Où manifestement le XXe finissant se révélera bien plus sagace que le XIXe trop brouillon institutionnellement. Celui-ci à l'occasion sabra, censura ; coupa. Celui-là laissa faire, s'en amusa et parfois même en rajouta.

On gagne toujours de mettre les rieurs de son côté.

Tel est l'art du portrait - qu'il soit texte ou image : on y force souvent le trait pour mieux révéler un penchant caché, ignoré ou inavouable, et l'on y semble vouloir tirer des défaillances de caractère de traits aux lignes exacerbés. En toute caricature, il y a quelque chose de la métaphore que l'on file jusqu'à l'usure. Les chroniques à la Saint Simon du Canard des années gaullistes s'inspirèrent d'abord de la présentation de la Ve comme une république monarchique !

 

Ainsi de Jules Favre, féroce opposant républicain à l'Empire, qui se révéla bien piètre ministre du gouvernement du 4 septembre et surtout déplorable négociateur des conditions de paix alors même qu'il était orateur puissant. C'est exactement cette puissance qui se dégage de ses traits, lourds et épais. Mais une puissance si vite érodée ce que suggère son profil à la concavité accentuée par la barbe !

Mais quoi ces hommes ne prêtent-ils pas tous le flanc à la critique ? au moins à la satire ? Toute noble que puisse être l'ambition de contribuer à l'amélioration de l'existence du grand nombre, tout admiratifs que nous devrions être devant tant d'abnégation et générosité, comment oublier que ceux-ci sont aussi des hommes, pétris de petites faiblesses et d'appétits grandissants ; vite éblouis par les flamboyances du pouvoirs ; si vite corrodés par les bénéfices qu'on y accumule. Bienheureux présidents qui meurent dans des bras mondains et ministricules s'égarant en vidéos douteuses : grâce à eux le sourire reste de mise et la presse, satirique ou non, a de beaux jours devant elle.

Telle est sans doute la grandeur de la République que de savoir à l'occasion réaliser de grandes œuvres par le truchement d'hommes bien ordinaires, souvent ridicules. Ni César, ni tribun ! on ne saurait mieux dire ! Le ragoût de la République rend parfois bien surprenant fumet. Reste bien peu propice à légende, mythe ou épopée. Les affaires ont remplacé l'Odyssée. Et les fantômes, traversant parfois la scène avec une surprenante rapidité, s'agitent d'autant plus qu'ils ne seront jamais ni héros ni légende.

J'ignore s'il vaut mieux se moquer de leurs petitesses ou toiser leurs grandeurs : je remarque seulement que, contrefaisant l'humilité, ils se nomment ministres ou secrétaires quand les enseignants, boursouflés de prétentions contrariées, s'adorent en magister ! Je ne sais où réside le plus risible. C'est peut-être déjà coupable petitesse que de se rêver grand. La mégalomanie est rarement bienfaitrice même s'il fut, ici ou là, quelques grands qui, s'identifiant si étrangement à la Nation, se piquèrent de la sauver - et la sauvèrent parfois. Le plus souvent ceux-là n'ont pas pris la mesure de leur ambition et s'égarent dans accoutrement bien trop ample pour eux.

C'est bien ceci qui prête à rire - presque toujours ! Ou bien à pleurer ?

La férocité avec laquelle Mauriac liquida tout avenir politique à J Laniel est éternelle :

 

On ne saurait moins parler à l'imagination que M. Joseph Laniel. Ce président-là nous ferait découvrir rétrospectivement de la fantaisie chez M. Doumergue, et chez M. Lebrun; de la verve. Qu'il aurait eu plus de droits au suffrage de Clemenceau que M. Hené Pleven, c'est ce que nous lui accorderons volontiers. . M. Laniel a pour lui de n'avoir rien fait, si l'on peut dire, que d'avoir laissé faire. Comment peuvent-ils aspirer ouvertement à la première·place et n'en ressentir aucune gêne ? .J'ose croire que le matin, devant leur glace, à l'heure du rasoir, ils ne se retiennent pas de rire et de se demander à mi-voix : « Tu n'es pas fou ? » Non, nous ne vous en voulons pas d'être ambitieux, mais plutôt de ne l'être pas assez. Ce que nous vous reprochons, c'est cette gloutonnerie qui ne voit pas plus loin que son museau. Novembre 53 les prétendants

Le néant a pu se refermer sur M. Laniel ; mais la tête de bœuf, elle, est entrée dans l'éternité des symboles. Je compte bien la garder à portée de ma main pour en recoiffer ces messieurs, le jour où ils feront les méchants - car ils restent inséparables à jamais de celle énorme paire de cornes. Mauriac, Juin 54

Cet écart entre l'importance de la position tenue et la médiocrité des personnages n'est pas seulement le ferment traditionnel de toute caricature ; il est aussi le sel de toute philosophie qui d'entre être et apparence aime à jouer les paradoxes. Comment ne pas songer à Diogène toisant de son impérial mépris le si puissant Alexandre ? Comment ne pas soupçonner que derrière la fausse humilité de celui-là s'exprime un cynisme sidéral qui vient juste à proclamer à la face de la postérité que la grandeur était de son côté, que le politique était un inéluctable perdant ! Que magister et ministère se livraient un combat interminable révélant surtout combien en leur paradoxale gémellité, ils reproduisaient la même spirale mimétique qui n'eut de cesse de nourrir violence et misère.

Comment mieux dire que nous avons désespérément besoin de ce recul qu'exigent autant la satire, la caricature que le rire. Ils n'ont pas même besoin de méchanceté ; seulement de ce tournemain qui permet d'obvier au désespoir ; seulement cette perspective, parfois à peine déplacée, qui vous épargne le sentencieux, le péremptoire ; la cuistrerie !

La crise n'a pas d'autre sens qui est d'abord séparation, distinction, jugement bien avant d'être phase délicate ou intense d'un changement ! Elle est ce qui autorise de ne pas trop s'engluer aux apparences ; la crise est effectivement critique.

C'est pour cela qu'il y a identique étroitesse d'esprit dans les indignations à l'égard de l'adolescente fustigeant l'Islam et les cris d'orfraie à l'occasion des dérapages Griveaux. Même les monarques avaient besoin d'un bouffon qui amusât leurs convives, certes, mais eût assez d'insolence pour les rappeler à moins de démesure …

Il n'y a rien de plus triste, sinistre ou ennuyeux que les longs discours sur le rire. Pourtant l'une comme l'autre ne deviennent possibles qu'à condition de recul. Sans doute est-ce le même ! Il n'est pas une passion, une conviction, une habitude ou une prédisposition, si vives fussent-elles, qui puisse résister à cet écart, si infime puisse-t-il paraître.

La leçon mériterait d'être approfondie qui justifie le rien de trop de la sagesse grecque ! Qui aide à deviner l'usurpation qui préside à notre rapport au monde ; la grande tromperie qui fonde notre relation à l'autre.

Pascal l'avait deviné qui savait combien la moindre diversion, anecdote ou péripétie brutalement dévie sens, parcours et attachement.

D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Pascal, Pensées, B 139

Nous ne tenons ni véritablement au monde ni même à l'être et inclinons avec entêtement à irrémédiablement nous en détourner. Amusement fugace pour nous ; caricature éternelle pour qui nous observe. C'est cette défaillance qui fait notre pesanteur autant que nos ridicules.

Le grand secret pour n'être pas philistin serait de savoir se regarder soi-même avec la même acuité ironique que nous projetons sur l'autre. De savoir, en toute circonstance, même la plus grave, pousser cet éclat de rire salvateur.

Car, après tout, nous ne sommes peut-être nous-mêmes que les caricatures de l'être.