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Vacuité

Le dictionnaire se contente d'indiquer qu'un contenant soit vide tout en rajoutant néanmoins l'absence de pensée ou d'idée voire s'agissant d'une œuvre son inconsistance, sa nullité. Que le terme dérive du latin vacuus - vide, inoccupé - aide à comprendre qu'en dérive à la fois vacance (d'un poste par exemple ) ou vacances pour désigner nos congés. Qu'en dérive aussi viduité - qui est l'état de veuvage à respecter - mais aussi l'isolement moral et l'abandon en dit aussi beaucoup de nos représentations idéologiques.

C'est qu'il en est de multiples formes …

Sur les berges, entre le Pont Alexandre III et l'Alma, début de soirée : celui-là semble s'être installé depuis longtemps. J'aime cet art de vivre : contrairement à tous les autres qui miment la sortie en famille mais ne savent rien que tapoter sur leur smartphone, chacun dans son coin, lui au contraire cultive le rien. Des esprits prétentieux avanceraient qu'il médite : tolérants qu'il rêvasse ; amusés qu'il a les yeux hagards de qui regarde dans le vide.

Pourtant la chose a bien du être préparée : la trottinette électrique, ce sac qui contint le hamac ; l'art de le tendre et trouver intervalle satisfaisant entre deux arbres ; s'enhardir à ne pas même regarder les promeneurs … qu'on ne me fasse pas croire que cultiver l'art du rien serait à la portée du premier venu ! c'est affaire qui exige minutie et entêtement de quoi sont bien capables ces incorrigibles à qui, tout jeunes, on a bien du répéter sur l'air de reproche ne reste pas là à ne rien faire !! quand en fait ils lisaient, rêvaient ou plus simplement s'ennuyaient comme il est de rigueur quand on est enfant.

Quand on les observe, ceux-là, en vacances, s'agiter comme d'intempérants hyperactifs à qui l'on eût oublié d'administrer antidote utile entre visite d'un monument, jogging sur la plage et préparation du repas avant soirée en boîte, on devine la langueur frustrante et impavide de leur vie ordinaire, professionnelle ou intime.

Celui-ci a du lire Pascal ou bien en a retrouvé la sagacité spontanément :

tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. §139

Impropres à supporter notre propre vacuité, incapables de lever les yeux et d'entendre, loin du divin dont nous nous flattons d'être fidèles et qui semble avoir même détourné son regard, oui, nous nous agitons comme si cet affairement pouvait tenir lieu d'être. Se divertir c'est bien se détourner.

Savons-nous regarder en face ? Nous-mêmes ou l'être ?

Il m'arrive parfois de songer, effectivement, que nous ne cessons de fuir : le futur qui nous inquiète, le présent qui nous ennuie ; nos proches que nous avons désappris de nous attacher … Il n'est décidément que le passé - c'était mieux avant - à quoi nous tenons mais c'est lui qui nous fuit.

Cette vacuité parfois me semble ressembler à l'effroi devant le trop plein, l'incommensurable ; l'ineffable …

Même journée, ce vendredi en toute fin d'après-midi, j'entrais dans cette paroisse Saint Léon : un office était en cours … devant un auditoire absent comme un quant-à-soi qu'on se fût réservé. Catholique a-t-il encore une sens devant une si grossière absence ? On évoque ici et là les signes d'une crise de la foi et même de l'acculturation religieuse : c'en était un signe patent.

Je songe, rêveur, à ce tout petit demi-siècle qui aura vu rentrer les survivants incapables de parler, hurlant dans leur silence fracassant le désarroi d'avoir vu Dieu détourner le regard de l'anéantissement dont ils firent l'objet ; qui voit désormais les fidèles s'être à se point écartés qu'ils ne se demandent même plus si la religion est truchement dormitif à leur exploitation … qui ne se posent plus aucune question.

Je n'ai pas une prédilection particulière pour la religion pour avoir craint qu'il n'est pas d'intermédiaire - église institutionnelle ou prêtre - qui ne finisse par s'interposer et privilégier sa propre survie : on ne parle jamais impunément au nom de l'être ou de l'absolu. Que celle-ci ne parvienne plus à perpétuer son héritage, après tout, n'est ni inédit - de vastes périodes de déchristianisation se sont déjà produites - ni étonnant - sa mainmise sur l'histoire et les institutions occidentales, ses erreurs donc aussi, furent assez impressionnantes pour ne pas susciter, deux millénaires plus tard, quelque chose comme une remise en question. Mais dans cette désaffection réciproque, il y a quelque chose du dialogue rompu qui ressemble à s'y méprendre, pire qu'au désarroi, au désœuvrement.

Cette forme d'évidence fate est la forme moderne de la vacuité … la plus terrifiante peut-être.

Qui donne à entendre un peuple bavard à un pleurer tant il a désappris de seulement s'écouter. Qui se donne en spectacle mais dans un narcissisme tel qu'il s'éloigne même des proches.

La vacuité c'est cela encore quand il n'y a plus de prochains ni plus à aimer qu'à détester … que des figures que l'on côtoie sur des réseaux supposés sociaux ; que des icônes que l'on exhibe pour simplement montrer qu'on y était …

Me promenant, je les regarde.

Leurs mains ne sont jamais vides ! Mais elle ne se tendent plus.

Quel sens y a-t-il à se plaindre d'un masque quand en réalité on se s'affairera que de ce que donne à voir ou entendre l'outil magique ? A quoi de visiter la ville quand il suffit d'y avoir photo attestant qu'on a fait la tour ? A quoi bon même sortir de la 2 CV puisque importera de l'avoir louée bien plus que de l'endroit où elle vous aura menée.

 

Les morts, je crois ne rassurent guère plus. Même si m'ont toujours fait sourire ces mausolés fiers de célébrités de passage, m'attristent beaucoup plus ces tombes si rapidement délaissées. Nous ne fréquentons plus les cimetierres : les morts ne font plus partie de nos vies.

Ce qui est inédit.

Je vois bien la frénésie à envahir l'espace, après en avoir été privé ; je sais bien que la ballade n'est pas un itinéraire et ne veut mener nulle part … Pourquoi ces vers de Dante me viennent-ils à l'esprit ?

C'est que, peut-être, l'enfer ressemble un peu à ceci, si le paradis a des allures de bibliothèque.

Alors, oui, celui-là, dans son hamac, me plaît.

Par moi on va chez les âmes errantes. (…) Vous qui entrez, abandonnez toute espérance.
Dante