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Histoires

Il vaut la peine, parfois, de perdre une journée en voiture. 700 km ce peut-être long et ennuyeux de paysages escamotés et rététitifs ! Ce ne le fut pas, grâce à la magie de la radio. Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive … Cette fois-ci, sur France Culture toujours, cette émission sur Appelfeld qu'à ma grande honte, je ne connaissais pas.

Pourquoi m'a-t-il bouleversé au point qu'une fois rentré je me précipitai à dénicher vite quelques uns de ses ouvrages, dont celui-ci, qui, bien que décousue, est histoire de mémoire ? Son histoire est pourtant celle de milliers, de centaines de milliers d'autres qui vécurent de tels déchirements, errements, horreurs et errances et y survécurent … tant bien que mal.

Peut-être pour ce double déchirement qui le projeta violemment hors de l'enfance dans l'horreur mais qui en le sauvant le précipitera dans un autre monde qui ne voudra longtemps rien savoir de son histoire faisant de lui un être sans passé longtemps incapable de s'inventer un avenir, errant de poste en poste comme il vagadonda pour fuir.

Sans doute pour ce jeune enfant si bellement choyé et que rien ne préparait à ce qui allait suivre mais qui survivrait pourtant. Amour et tendresse forment assurément le viatique indispensable que nous lèguent nos parents, quand ils y parviennent, grâce à quoi ils nous espèrent, finalité de toute éducation, nous préparer à affronter le monde. Mais est-on jamais prêt à le braver ? Mais comment y parvenir quand on vient de voir sa mère fusillée sous ses yeux ?

Sûrement pour cette obsession qui fut la sienne de n'admettre jamais que la grande histoire, dans sa trop rationnelle généralité, n'escamote ces milliers de petits récits qui sont autant de cris, de souffrances, mais d'émotions encore et d'espérances quand même ; presque involontaires. C'est là, vieille expérience sur quoi achoppe tout historien de comprendre que tout ce qu'il gagnera, là, de sens, de causalité lumineuse, d'explications enfin, il le perdra, ici, d'humanité, de chair, de sang et de larmes, de cris et de joie. Les mots, pourtant, eux aussi, sont grevés de sueur, de sang et de pleurs.

Est-ce pour cela qu'il se mit un jour à écrire ? à témoigner ? à porter sur le papier les éclaboussures de mémoire que son corps enfermait encore ? Je ne sais ! mais pour l'avoir mesuré dans le silence de mon père je sais combien en chaque survivant qui se tait se creuse une écorchure d'histoire qui suppurera jusqu'à l'épuisement.

A sa belle manière, tout en nuance et apparente simplicité, celui-ci ne racontera jamais qu'une seule et même histoire : celle, toujours douloureuse mais cette fois-là cruelle, qui d'un enfant toujours trop tendre fait un homme qui ne s'accomplira pourtant qu'en réussissant à ne pas étouffer la plainte de cet enfant qu'il ne cessera jamais d'être.

Un souvenir plus clair est lié chez moi à un mot extrêmement long et difficile à prononcer, Erdbeeren, «fr aises» en allemand . C'est le printemps. Ma mère se tient devant la fenêtre grande ouverte, je suis près d'elle, juché sur une chaise, lorsque soudain surgit d'une ruelle adjacente une jeune Ruthène portant sur la tête un panier rond et large rempli de fraises. «Erdbeeren», s'exclame Maman. Elle ne s'adresse pas à la jeune fille mais à Papa, qui est descendu dans la cour et se trouve non loin de la jeune fille. Papa arrête donc la jeune Ruthène, elle fait glisser le panier de sa tête et ils discutent un instant. Papa rit, sort un billet de la poche de son manteau et le tend à la jeune fille qui lui donne en échange le panier avec toutes les fraises qu'il contient. **

La mémoire, comme l'écriture du reste, est prérogative du corps : c'est lui qui, aux détours d'une odeur, d'un paysage ou d'une musique, fait s'éveiller cette douleur à la fois douce et déchirante : je la retrouve dès les premières lignes dans ce panier de fraises porté par une jeune ruthène ; dans le visage presque effacé d'une mère, dans la pénombre rassurante autant qu'inquiète des espaces où nous habitions ; dans ce lent glissement vers le silence, inexorable, mais à quoi nous ne pouvons nous résoudre.

Magie des histoires que l'on raconte, même si ce sont toujours les mêmes ; des paysages qui bruissent en notre âme ; des regards qui nous protègent malgré tout.

Ce qui m'émeut ? cet aller-retour entre une philosophie à la raideur de quoi je tente d'échapper et un récit trop engoncé d'empirie dont j'envie l'épaisse humanité. Qui me fait chercher, plutôt que la précautionneuse démonstration, l'histoire ou l'image qui s'y substituerait aisément - la chaleur en plus.

Faire de la philosophie à partir d'histoire ; et raconter des histoires à partir d'images, de photos : il doit bien y avoir un chemin qui mène de l'une à l'autre …

Il passe par ces détails qu'évoque Appelfeld - ce qui au plus épais du concret recèle en réalité une idée. Je me retrouve dans ce chemin qui est celui de l'idée, jamais aussi puissante qu'incrustée dans la porosité des choses.

 

 

 

 


 


1) ici les premières pages de ce texte

 

 

 2)