Bloc-Notes 2018
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Rentrée

Le mot du jour. Mais, après tout, si l'on rentre, c'est bien qu'on est sorti, non ? Cela se nomme vacances d'été. Elles étaient autrefois bien plus longues puisque débutant au 14 juillet, elles s'attardaient jusqu'au 30 Septembre.

En tant qu'enseignant, ce sera ma 44e rentrée mais la 58e si je compte ma rentrée en CP en 16 septembre 1960 - ce fut alors la première fois qu'on en avait avancé la date pour anticiper la sortie fin juin. Une rentrée dans cette école de Moselle où enseignait mon père depuis deux ans qu'il avait embrassé la carrière, trouvant un peu sa voie - raison qui nous avait fait quitter Strasbourg. De ce CP je ne me souviens pas vraiment : d'une institutrice qui avait la singulière manie de se pincer l'œil gauche en même temps qu'elle parlait ; mais de ce livre surtout qui m'avait été offert ; qui fut le premier que je parvins à lire seul - sans doute aux alentours de Noël. Combien j'étais fier ! Ce livre n'a pas beaucoup d'importance - il a la marque de son époque - mais je l'ai retrouvé sur Internet - que n'y trouve-t-on pas ? Quelque chose de cette émotion a rejailli ; intact.

Cette école, j'y suis repassé il y a une quinzaine d'années : repeinte, oui, mais elle n'avait pas vraiment changé non plus que le bâtiment où nous logions.

58 ans ! que peut bien signifier une vie entière passée de la sorte à l'école ? L'immaturité chronique de l'enfant trop apeuré, anxieux de grandir et qui aurait ainsi trouvé le biais pour y demeurer en devenant enseignant ? Sans doute un peu même si le goût fort pour le métier. Une ignorance radicale, à la fois subie et volontaire, pour la réalité vraie comme on dit désormais ? Comme si l'école était un mirage, une copie inversée du monde.

Ce qui n'est pas tout-à-fait faux si l'on en croit ce que trahit le mot - il faut toujours écouter sinon croire ce que suggère la langue. Du latin schŏla - loisir studieux, leçon - mais du grec surtout : ςχολη c'est à proprement parler ce qui interrompt le travail comme negotium est l'antonyme de loisir studieux. Au reste, σχολαζω c'est avoir ou prendre du loisir, être inoccupé ou en parlant des choses être vacant. Tout ceci va dans le même sens : la vacuité, le vide. Loisirs en surajoute : avoir le loisir de c'est moins la possibilité que la liberté de faire quelque chose - du latin licere être libre.

Dire que le travail et l'artisanat étaient méprisés dans l'antiquité parce qu'ils étaient réservés aux esclaves, c'est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse: ils jugeaient qu'il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C'est même par ces motifs que l'on défendait et justifiait l'institution de l'esclavage. Travailler, c'était l'asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu'en dominant ceux qu'ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation de l'esclave était un coup du sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui changeait l'homme en un être proche des animaux domestiques. C'est pourquoi si le statut d'esclave se modifiait, par exemple par la manumission ou si un changement des conditions politiques générales élevait certaines occupations au rang d'affaires publiques, la "nature" de l'esclave changeait automatiquement. Arendt

J'aime assez que, dès les origines, travail et études fussent ainsi antonymes. Certes, ceci correspond parfaitement à l'esprit antique, grec surtout, où ce qui importe était à la fois ce qui durait et vous rendait ou au moins préservait libre : la quête de la sagesse, de la vertu donc plutôt que la vaine poursuite de richesses ou positions sociales d'autant que le travail illustre plutôt notre aliénation faiblesse et arrimage au monde. Je crois bien avoir été élevé dans cet attelage-ci où recherche, pensée et retenue prévalaient sur toute autre considération : comment m'étonner qu'alors je choisisse et l'enseignement et la philosophie. C'était grandir sans entrer vraiment dans le monde. Même si sociologiquement le métier d'enseignant comme tous les métiers intellectuels aura longtemps été un levier d'ascension sociale ou, pour la bourgeoisie déclassée comme le furent les miens, un truchement pour retrouver une position convenable, qu'il ne soit pas tout à fait inexact qu'en deux générations nous aurons retrouvé une position bourgeoise, sans la fortune certes, mais avec l'aisance, ce n'est assurément pas ceci qui prévalut dans les choix que je fis ; non plus qu'en ceux de mon père. Celui-ci, brutalement jeté hors du monde ne trouva plus jamais dans le monde ni intérêt, ni joie encore moins l'espace d'un projet. Il s'inventa, grâce à ma mère sans doute, un petit espace où ne pas trop souffrir. Pour ma part, ne connaissant rien d'autre, mais nourrissant en tout cas la certitude que la violence était moindre dans le monde de la pensée et escomptant qu'une idée ne tuât point - ce en quoi je me trompai lourdement - je trouvai naturel, presque logique de faire ce double choix de l'enseignement et de la philosophie. Bien sûr, le dire ainsi relève de la reconstruction a posteriori ; sans doute ceci ne fut-il pas conscient ; il y eut néanmoins un peu de cela.

On se gausse des naïvetés balourdes du dualisme métaphysique. Soit ! il semble tellement plus moderne de se revêtir de la modernité de la raison. Mais si tout cela n'aurait fait qu'aboutir à déplacer les dichotomies ailleurs, était ce vraiment la peine ? Notre époque qui se proclame volontiers matérialiste - sans trop savoir ce que cela signifie - pratique un monisme échevelé ; trompeur nonobstant. Le temps de l'économie, depuis qu'il a cessé d'être celui de la famille, est un temps décidément bien court. Le cycle qui relie en même temps que sépare production de séparation, investissement et retour sur investissement, cycle dont tous espèrent qu'il demeure le plus court possible, ce cycle, dis-je est l'exact négatif photographique du cycle de la pensée - devrais-je plutôt écrire labyrinthe ? - qui de recherche en trouvaille se prédispose plutôt à prendre les chemins de traverse, le loisir de la halte, du doute ou de l'égarement ; qui d'entre ignorance et connaissance nourrit si belle dilection pour le chemin si aléatoire qui parfois les réunit. Je ne sais si j'apprécie plus que cela ce monde qui se leurre avec un entêtement coupable et une détestable pulsion destructrice - Thanatos de Freud n'est pas loin - je sais en revanche qu'il a disposé de part et d'autre d'une ligne terrifiante les choses et les hommes, pointant vite sa préférence sur celles-là que sur ceux-ci systématiquement sacrifiés à elles ou sommés de s'y adapter, en dépit des nobles discours tenus. La réification est en marche et la purge bientôt prescrite ! Le monisme dont ce monde se glorifie a tous les attributs d'une totalité qui insidieusement se meut en totalitarisme. Les monarques d'autrefois, tout absolus qu'ils fussent ou éclairés qu'ils se voulussent devenir, conservaient en face d'eux une puissance religieuse qui les condamnait peu ou prou à n'avoir prise que sur les choses ; pas sur les âmes. Le totalitarisme naît exactement - et les âmes souffrent - au moment où s'épuise, se dégrade voire disparaît le religieux, le spirituel. Bientôt Quirinus se prend à la fois pour Jupiter et Mars ! Et débute la démesure ridicule - Macron - au mieux ; l'horreur, - fascisme, stalinisme - au pire.

Le savant, insidieusement, se fait appeler chercheur : l'appellation est plus honnête ; plus humble aussi. Il fallait l'entendre, mais les empressés avides de thésaurisation le peuvent-ils ? - la connaissance est plus affaire de cheminement que de position ; d'égarements que de postures.

C'est peut-être toute la magie de ce métier que de contrefaire celui qui sait - peut-on parler, faire la leçon sans au moins faire semblant de savoir et donc stopper la recherche ? - quand tout pousse à vous taire et poursuivre doutes et interrogations.

Mais reprenons : ce que signifie cette vie passée à l'école ?

Derrière tout enfant qui entre en ce lieu étrange d'où il sortira jeune adulte comme on dit désormais, une quinzaine d'années plus tard, il y a un être qui accepte la déchirure d'avec l'origine. Déchirure nécessaire, sans doute, il faut bien accepter d'assumer la crise œdipienne ; un être qui se soumet à l'ordre - dans les deux sens du terme - que ses parents nomment sérieux, normal et en tout état de cause incontournable - faute de mieux, faute d'énergie ou d'imagination ; un être qui renonce à ses rêves, se soumet à la torture ; se nie lui-même plutôt que l'ordre du monde ; qui renonce déjà, sans le savoir encore, à sa part d'humanité ; à sa liberté en tout cas.

Doit-on alors s'étonner que tant s'égarent alors à courir la fortune quand il ne leur reste plus que l'espérance d'y atteindre un jour pour prix de leur renoncement, pour égayer un peu leur chemin ? Doit-on s'étonner de leur entêtement, cruauté ou cynisme quand même leurs rêves enfouis craquellent devant les sordides mais furtives délices à venir ?

Ne savent-ils donc pas ce que nous savons tous depuis toujours ? Que la fortune n'est qu'affaire de thésaurisation, de report au lendemain ; d'incroyable austérité ; d'endémiques renoncements. Midas nous l'avait appris : Harpagon tout autant. Comment firent-ils pour l'oublier eux qui sont avides de tant de certitudes ?

Décidément, il est vrai que nous ne savons qu'être déchirés entre regret d'hier et espérance d'un lendemain ; que nous ne tenons en rien au présent ; que nous ne savons en réalité pas vivre. Ici réside notre vanité selon Pascal ; notre impuissance.

C'est bien ce que je me surprends à penser, à chaque rentrée, accueillant ces jeunes âmes. Comment peut-on rêver d'être comptable, la vingtaine pas même atteinte ? Que la chose soit concevable au point d'être envisagée m'intrigue déjà ; qu'elle puisse être désirée dépasse l'entendement, le sens commun ; le bon goût.

Quels renoncement se cachent là dessous ; quelle contraintes se posent là contre ?

Oui, ceux-là rentrent deux fois ! Puisqu'ils s'apprêtent à rentrer dans le monde avec un chemin qu'ils croient encore ouvert mais que leur résignation a déjà obstrué !

A gauche, la pensée ; à droite l'affairement besogneux des fourmis qu'ils seront demain.

Qu'on ne me reproche pas de verser continûment dans l'abstrait : qu'y a-t-il de moins concret que les équilibres, les chiffres sur quoi, leur vie durant, ils useront leurs ongles rabougris et voûteront leurs scolioses prématurées ? Ce monde décidément va cul par dessus tête ! J'aimerais tant les préserver de tant de déconvenues. Mais il faut bien que les preuves se donnent et les épreuves s'endurent.

Ceux-ci rentrent. Je n'ai qu'une envie : en sortir.