Bloc-Notes 2017
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Entropie ?

Oh ! je sais bien ce qu'on pensera : nostalgie vaine du grand soir ; mirages d'un épisode controversé de notre histoire. Je ne puis pourtant pas ne pas songer à ces hommes et ces femmes qui se levèrent, prirent les armes pour un combat sans doute perdu d'avance et tentèrent pour quelques jours d'inventer une cité qui fût à leur mesure, à hauteur des idéaux de justice, d'égalité et de liberté qu'on leur avait refusés, en tout cas qu'on avait trahis depuis près d'un siècle.

Nul doute qu'ils regarderaient nos petites histoires avec une envie empreinte de dégoût. Réussite que cette République suffisamment affermie pour que nul ne redoute désormais sa remise en cause (quoique !) ; mais désespoir de la voir si honteusement tomber dans le caniveau avec un tel entêtement gourmand.

Nous n'avons pas retenu la leçon : Ni Césars ni tribuns ! nos césars ont tout l'apprêt de tyranneaux de village quand ce n'est pas l'avaricieuse âpreté du notaire de province ! Je regarde avec une réelle admiration ces élans de générosité, ces foudres d'enthousiasme, ces sacrifices parfois durement mesurés et, de l'autre côté, comme rançon des années ou de l'effritement inéluctable, la médiocrité ambiante, l'évidence d'une oligarchie rapace, la confiscation de la légitimité au profit exclusif d'une classe possédante cynique et insatiable et, par dessus tout l'élimination scientifiquement orchestrée de la paysannerie, de la classe ouvrière. Il n'y a qu'à dissoudre le peuple, ironisait Brecht ! ne sourions pas ! cest fait.

Je regarde ces visages d'un autre temps, parfois renfrognés, souvent inquiets, ces femmes et ces hommes qui payèrent souvent de leur vie, en tout cas de leur liberté, la folie d'y avoir cru ; ces typographes, menuisiers, verriers, blanchisseuses, cantinières et autres journalistes ou même instituteurs, ceux que demain on méprisera, éliminera sans scrupule, ce petit peuple qu'on aime à mépriser, qui sut pourtant s'engager jusqu'au désespoir, et défendre l'honneur d'être un homme.

Je les regarde ceux-là dont Thiers voudra faire une leçon en les massacrant avec une impitoyable haine … à la mesure de la peur qu'ils suscitèrent chez les honnêtes gens de cette bourgeoisie, affolés qu'ils furent à l'idée que ces barbares pussent piller, voler leurs biens si besogneusement acquis.

Notre histoire a longtemps tenu dans cette Année Terrible : le divorce désormais consommé entre la bourgeoisie et le peuple. Et notre République en porte les stigmates : quoiqu'elle fasse et prétende, en dépit des espérances d'un Jaurès ou d'un Blum, cette république fut bourgeoise, et le reste, ontologiquement affairiste et rentière, qui veut bien considérer parfois le peuple avec commisération voire pitié - à condition qu'il reste à sa place, se taise et soumette. Lisez les Taine, G Sand ou Thiers d'aujourd'hui : ils s'appelent Fillon ou Macron ; ce sont les mêmes grippe-sou, les mêmes rogne-salaires, les mêmes sue-la-haine. La seule habileté inédite de la bourgeoisie moderne fut de n'avoir même plus eu besoin d'éliminer physiquement l'ouvrier ; elle l'aura tout simplement fait disparaître des radars économiques.

 

Les grands anciens (Platon, Aristote) eurent-ils raison de supposer la démocratie comme dernier terme de la dégradation de la cité, ou, au contraire, est-ce désormais le moment de retremper aux sources une souveraineté odieusement prostituée ?

je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point , il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir.
Tocqueville

Je ne lis jamais sans effroi ces lignes de Tocqueville : comme si l'aboutissement logique de la démocratie était cette fabrication scientifiquement orchestrée d'une masse, informe mais uniforme de petites gens uniquement avides de satisfaire de petits plaisirs, masse autiste, indifférente à ce qui n'est pas elle et son fourmillement mesquin une masse réglée du dehors par un pouvoir bienveillant qui aura inventé la tyrannie douce.

Est-ce à dire, qu'invariablement, l'idéal haut porté de liberté et d'égalité doive ainsi s'émietter en autant d'affairements avides. Nous avions appris de Platon que l'Idée vous grandissait en vous expulsant de la caverne ; et s'il fut jamais grandeur dans les aspirations bibliques, ce fut bien de solliciter toujours en chacun ce qui s'y nichait de plus noble. La politique, forme laïque de la ferveur, a vocation à nous exhausser.

Gare à elle sitôt qu'elle nous avilit.

Ce peuple, qui fut comme aucun autre, épris de politique, s'y jetant à corps perdu, tout spontanément conservateur qu'il fût, a toujours su se cabrer et se lever quand l'essentiel était en jeu - non pas seulement sa survie ; sa dignité. Je ne désespère pas qu'il en fût encore capable tout écrasé qu'il semble pourtant par la déprime, l'absence de perspective, l'angoisse des lendemains. Mais si d'aventure, il ne devait plus l'être, c'en serait fait de lui, de son histoire ; de sa légitimité.

Sans doute avons-nous les hommes politiques que nous méritons ; sans doute payons-nous le prix d'une politique réduite aux acquêts économiques et, il est vrai, que sitôt éteint le souffle des pionniers, il n'est pas grande ardeur à puiser dans les PNB, taux de croissance, inflation …

Je ne me reconnais pas dans ces élections d'apothicaires. Si au moins la menace fasciste avait le mérite de nous réapprendre la dignité du politique. Mêle pas ! en tout cas pas encore.

Il est temps pourtant d'en reprendre le chemin.

Le paysan grec était capable de laisser là sa tâche et de parcourir de longs kilomètres pour rejoindre l'agora où il délibererait avec les autres des affaires publiques. Celui-ci, à cet instant précis n'était plus père, fils ou maquignon échangeant son troupeau contre tel ou tel avantage ; celui-ci, alors, était le peuple.

Nous n'avons pas besoin d'inventer le cratos ! nos édiles en ont épuisé toutes les délices.

Mais nous avons à réinventer le demos.