Bloc-Notes 2016
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Dans l’enseignement de l’histoire, pensons « un récit national émancipateur et inclusif »

Si on doit retenir la proposition de François Fillon, autant que ce soit pour un récit qui ne commande pas l’amour de la France et qui ne construit pas de rejet, estime l’historien Sébastien Ledoux.

Sébastien Ledoux (Enseignant à Sciences Po et chercheur en histoire contemporaine à Paris-I, au Centre d'histoire sociale du XXe siècle)03.09.2016 à 15h35
Le président de la République Jacques Chirac le 16 juillet 1995, lors des cérémonies commémoratives de la rafle du Vel d'Hiv le 16 juillet 1942. M. Chirac a reconnu à cette occasion la responsabilité de la France dans la déportation des juifs durant la Seconde Guerre Mondiale. Il est le premier chef d'Etat à reconnaître "les fautes commises par l'Etat français" dans la déportation des juifs.
Par Sébastien Ledoux, enseignant à Sciences Po et chercheur en histoire contemporaine à Paris-I, au Centre d’histoire sociale du XXe siècle

L’enseignement de l’histoire est de nouveau convoqué ces jours-ci pour entreprendre la transmission d’un récit national qui ferait honneur à nos concitoyens en leur restituant un passé glorieux et complaisant. On peut raisonnablement penser que les débats sur cette question ne font que commencer dans un contexte préélectoral.

Le récit national traditionnel au fondement de la IIIe République célébrait la glorieuse nation française et ses héros censés l’incarner. Il avait comme fonction de nourrir un imaginaire historique devant être partagé par l’ensemble des citoyens pour former ainsi la communauté nationale.

Précisons d’ores et déjà qu’une telle fonction est souvent perçue aujourd’hui comme un fait établi porté par une vision idéalisée de l’école de la IIIe République, ce qui relève davantage d’une croyance qui ne résiste pas à l’analyse historique.

Esclavage, violences coloniales, persécution des juifs

Une telle production narrative a, en tout cas, omis des faits historiques dont l’Etat français s’est rendu responsable (traite et esclavage, violences coloniales, persécution des juifs par Vichy). La prise en compte de ces omissions à partir des années 1970 a eu comme effet de dénommer ce récit en « roman national ».

Parallèlement, la matrice qui parcourt en profondeur la société à partir des années 1970-1980, portant une attention croissante aux victimes, et que la formule « devoir de mémoire » formalise dans le langage politique officiel au cours des années 1990, brise le miroir d’une France au passé héroïque pour entrer dans le récit de traumatismes historiques auxquels la nation a pu prendre part directement (Vichy, guerre d’Algérie, traite et esclavage essentiellement).

Une telle production narrative a, en tout cas, omis des faits historiques dont l’Etat français s’est rendu responsable (traite et esclavage, violences coloniales, persécution des juifs par Vichy)
En réponse, les politiques de reconnaissance et de réparations mises en œuvre dans les années 1990-2000 en France ont été un moment nécessaire dans l’histoire de la République française. Pour autant, elles ont institutionnalisé la catégorie de « traumatisme » qui suggère une visée réparatrice et non émancipatrice du devenir commun, ce qui a eu aussi des effets délétères.

Ces politiques de réparations envers certaines communautés mémorielles ont, entre autres, exacerbé les concurrences victimaires entre différents groupes. C’est le problème déjà soulevé par le philosophe Paul Ricœur qui mettait en avant un travail de mémoire pour ne pas fixer les communautés dans une fixation victimaire permanente et ne pas s’engager dans la logique sans fin d’un désir d’équivalence. La logique de réparations a tendance à situer le passé dans le cadre de rétributions rétroactives et non de ressources pour penser le présent et se projeter dans l’avenir.

Désir de consolation

Pour autant, et depuis de nombreuses années maintenant, les appels contre la « repentance » et au retour d’un récit national polarisé autour de la grandeur de la nation et de ses racines chrétiennes témoignent d’abord d’un désir de consolation face à un présent que certains vivent de façon hostile et déclinant.

Devant ces instrumentalisations du passé qui produisent un récit mythique et sans lendemain du « nous » national, il serait au contraire bienvenu de penser un récit national émancipateur et inclusif mettant en intrigue des expériences historiques fédératrices ouvrant des futurs possibles. Un récit qui ne commande pas l’amour de la France, qui ne construit pas implicitement d’aversion ou de rejet envers des figures d’altérité irréductible (le juif, l’immigré, le musulman), ferment du nationalisme, mais suscite le sentiment d’appartenance à la communauté nationale par des références historiques heuristiques.

La Révolution française, le Front Populaire en 1936, mais aussi les luttes des esclaves et des abolitionnistes (XVIIIe-1848) (...) sont des laboratoires d’expériences sociales et politiques susceptibles de nourrir un récit national
L’histoire nationale est suffisamment riche pour mettre en exergue la lutte des individus et/ou des groupes pour la liberté et/ou l’égalité et/ou la fraternité qui ont façonné la République française depuis la fin du XVIIIe siècle. Ces actes de résistances, de mobilisations individuelles et collectives, qui, au cours de l’histoire, ont inventé des droits politiques et sociaux dans le cadre de conflictualités, n’ont pas épuisé leurs sens ni leurs promesses.

Coexistence possible des Français

De tels faits historiques, en effet, ne doivent pas se muer en valeurs patrimoniales à conserver et protéger. Ils constituent pour le présent et l’avenir des expériences dans lesquelles des femmes et des hommes se sont saisis d’une invention de possibles, parfois au prix de leur vie.

La Révolution française, celle de 1848, le Front Populaire en 1936, le combat des Résistants pendant la seconde guerre mondiale, mais aussi les luttes des esclaves et des abolitionnistes (XVIIIe-1848), des ouvriers, des républicains pour la laïcité (début XXe siècle), des femmes pour l’égalité, des peuples colonisés et des opposants au colonialisme, des Français d’origine immigrée sont, entre autres exemples, des laboratoires d’expériences sociales et politiques susceptibles aujourd’hui de nourrir un récit national.

Dans ce récit inclusif, une place doit être consacrée aux immigrations depuis le XIXe siècle pour affirmer avec force le rapport dialectique de la construction nationale par ses apports extérieurs depuis deux siècles. Face aux discours identitaires actuels qui font écran au passé comme au présent et à l’avenir, l’enjeu d’un tel récit serait de référer l’histoire de la nation à des constructions sociales et politiques à même de définir les contours d’une coexistence possible des Français dans un devenir commun au sein de la République du XXIe siècle.