Bloc-Notes 2016
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« Apprendre des périodes sombres du passé est le meilleur moyen pour surmonter les tumultes du présent »

Le chercheur Vincent Duclert pointe les dangers de la proposition de François Fillon de revoir les programmes d’histoire pour privilégier le « récit national ».

LE MONDE IDEES | 01.09.2016 à 10h57 • Mis à jour le 02.09.2016 à 11h37 | Propos recueillis par Antoine Flandrin
François Fillon à Paris, en août 2016.
Vincent Duclert, historien, est enseignant-chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a publié récemment Réinventer la République. Une constitution morale (Colin, 2013) et La France face au génocide des Arméniens (Fayard, 2015).

François Fillon, candidat à la primaire de la droite, a déclaré qu’il fallait « réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national ». Les maîtres, a-t-il ajouté, ne doivent plus apprendre aux enfants « que le passé est source d’interrogations ». Que pensez-vous de cette tendance des responsables politiques français à aller sur le terrain de l’histoire et de son enseignement à l’école ?

En France, acquérir une stature présidentielle suppose, en vertu des traditions héritées de la Ve République gaullienne, de se donner une pensée sur l’histoire précédant éventuellement une action dans l’histoire. Il s’agit surtout d’histoire nationale, même si des hommes politiques ont pu s’élever au niveau d’une vision internationale de la nation, comme ­Jaurès, le général de Gaulle, Pierre Mendès France ou Michel Rocard.

Si l’on convoque l’histoire pour ranimer la nation, c’est que la première est historiquement constitutive de la seconde. On peut déplorer cet usage public de l’histoire, mais voir des responsables politiques se poser la question de la transmission d’un savoir commun signale aussi l’importance que l’on reconnaît à l’histoire et à son enseignement. Ce sont des débats peut-être typiquement français, mais ils possèdent une certaine grandeur quand les termes sont bien posés.

Est-ce le cas des derniers propos de François Fillon, qui veut privilégier le « récit national » ?

François Fillon parle de « récit national » et non de « roman national ». Un récit fait appel au savoir, à la raison : il peut être vérifié et critiqué sur son exactitude. Qu’on réfléchisse à des manières de mieux enseigner l’histoire à l’école primaire est légitime, et François Fillon a raison d’insister sur le premier degré.

De nouveaux programmes ont du reste été conçus pour ces niveaux, ils vont dans la bonne direction. Il est certain qu’il faudra donner à l’avenir plus de ressources aux professeurs des écoles et les convaincre que cet enseignement est capital pour l’avenir de la société. En revanche, concevoir un récit national en excluant que l’histoire puisse apprendre aux élèves le doute et l’interrogation, comme le déclare aussi François Fillon, est une grave erreur.

« Contre ceux qui pensent que l’étude des “années noires” est un acte de perpétuelle repentance et dégrade la nation, il faut sans cesse rappeler qu’elle est au contraire la voie par laquelle un pays s’arrache aux fantômes du passé. »
Pourquoi ?

Si l’on souhaite former des citoyens conscients des valeurs démocratiques et engagés dans l’idée républicaine, il est indispensable de les éveiller à la raison critique et au devoir de penser le monde. Evacuer du récit national cette dimension interrogative et critique implique de se couper de tous les événements qui font de la France une grande nation démocratique : la victoire de la justice dans l’affaire Dreyfus, les combats de la France libre et de la Résistance, la défense de l’Etat de droit durant la guerre d’Algérie ou l’abolition de la peine de mort.

Peut-on en effet décréter que les acteurs (et actrices) concernés n’ont pas, à un moment donné, douté de leur action ? La formation des professeurs, étroitement liée aux progrès de la recherche comme à ceux de la pédagogie, doit les encourager à réfléchir sur le sens de l’enseignement de l’histoire, les armer philosophiquement pour s’interroger avec leurs élèves sur les valeurs des acteurs qui ont fait la France.

Il faut habituer les professeurs à penser l’histoire nationale de manière à ce que l’élaboration de son récit puisse être adoptée par les élèves, condition pour qu’ils s’y insèrent sans renoncer à leur propre histoire. Or, je crains que la conception d’un « récit national » sans perspective critique ressemble à un catéchisme qui désespérera les professeurs, ennuiera les élèves et stigmatisera les « derniers arrivés ». Pourquoi les juifs ont-ils passionnément aimé la France ? Parce qu’un récit national de leur histoire a pu être composé, passant par 1790 (acquisition de la citoyenneté), 1898 (engagement pour le capitaine Dreyfus), mais aussi 1940 (les lois antisémites de Vichy), qui montre que la victoire sur la haine raciale n’est jamais acquise.

La proposition de François Fillon n’est pas nouvelle. Dans quelle mesure s’inscrit-elle dans un mouvement de retour de l’histoire patriotique ?

Il faut distinguer deux courants dans ce mouvement : celui qui proclame que l’école doit devenir l’instrument de la reconquête nationaliste et celui qui estime, plus sérieusement, que l’histoire nationale peut offrir un cadre d’exposition et de compréhension à des savoirs historiques parfois difficiles à assimiler.

Cette dernière approche est légitime à condition de concevoir le cadre national comme une réalité qui s’est construite dans l’histoire et ne peut qu’évoluer avec les dynamiques sociales, l’invention de la République et l’ouverture du pays au monde. Ces caractères originaux nous aident à penser le présent. Prenons un exemple : si la République a pu triompher des monarchistes à la fin de la décennie 1870, c’est en raison du ralliement des campagnes. Le cadre national permet ici de suggérer qu’aujourd’hui les paysans en détresse pourraient attendre de la République une même solidarité.

L’enseignement de l’histoire comme un « roman national » peut-il permettre de surmonter les périodes de tumultes ?

L’idée d’un roman national n’appartient qu’aux nostalgiques de la grande France coloniale et du culte barrésien de la terre et des morts. Si François Fillon, comme d’autres, emploie l’expression « récit national », c’est précisément pour se dégager de ces représentations de la nation impériale. Il faut aller plus loin et reconnaître qu’apprendre des périodes sombres du passé est le meilleur moyen pour aider un pays à surmonter les tumultes du présent, pour qu’il ne répète pas les mêmes erreurs.

Marc Bloch nous y invite en permanence avec L’Etrange Défaite, écrit après le désastre de mai-juin 1940. Son livre porte déjà les promesses d’une « France d’un nouveau printemps » qui « devra être la chose des jeunes ». Les années 1930 décrivent tragiquement une France qui n’a pas eu la volonté de lutter contre l’« ère des tyrannies », alors même que des intellectuels comme Elie Halévy ou Raymond Aron en avaient perçu l’extrême dangerosité pour les démocraties.

Contre ceux qui pensent que l’étude des « années noires » est un acte de perpétuelle repentance qui dégrade la nation, il faut sans cesse rappeler qu’elle est au contraire la voie par laquelle un pays s’arrache aux fantômes du passé. Il faut même oser aborder la question des génocides et des crimes de masse, à travers la recherche et l’enseignement qui en est dispensé en France, comme doit s’y employer une commission scientifique réunie à l’initiative de la ministre de l’éducation nationale, Najat ­Vallaud-Belkacem.

Les hommes politiques doivent-ils décider des programmes d’histoire à l’école ?

Si on attend des hommes politiques qu’ils réfléchissent à l’histoire et nous livrent leur vision de la République pour demain, il est inconcevable d’imaginer qu’ils puissent, en démocratie, écrire les programmes scolaires. Ils doivent garantir au contraire à ceux qui sont chargés de les concevoir, hier l’Inspection générale, aujourd’hui le Conseil supérieur des programmes, une liberté de choix fondée sur la connaissance de la recherche et de l’école. Cette liberté est essentielle si l’on veut que l’histoire enseignée soit un apprentissage de la liberté et de l’engagement – la meilleure façon d’aborder la France, en définitive.

Ces débats, caractéristiques des questionnements entre politique et histoire, sont récurrents. Qu’en est-il du projet de « Maison de l’histoire de France », proposé par Nicolas Sarkozy en 2007, et des « lois mémorielles » ?

Le moteur de ces débats réside dans le fait qu’ils mélangent histoire et politique au lieu de les distinguer. Dans ce qu’on appelle les « lois mémorielles », il y a celles qui prescrivent des contenus d’interprétation prétendant dicter les programmes et la vérité historique, et celles, très différentes, qui se dressent contre le négationnisme afin de maintenir précisément la possibilité de continuer à faire de l’histoire.

Cette confusion a dominé aussi l’épisode de la « Maison de l’histoire de France ». Celle-ci était conçue par des historiens de renom comme un moyen de créer des liens nouveaux entre la société et la nation par le biais d’une nouvelle appropriation de l’histoire dans un lieu commun, une « maison ». Le problème est qu’elle était aussi voulue par un président de la République, Nicolas Sarkozy, qui soumettait la France à une vision réductrice, « ahistorique » et contraire à ses origines démocratiques : l’« identité nationale ». Ce mélange des genres, qui n’était pas acceptable, a condamné le projet.