Bloc-Notes 2016
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

« Le terme “populisme” est un obstacle à une analyse sérieuse des transformations de la politique »

Antoine Flandrin entretien avec Catherine Colliot-Thélène, Le Monde du 11.11.2016

 


Avec l’élection de Trump, la question des ­populismes revient au centre des débats, aux Etats-Unis comme en Europe. Entretien avec la philosophe Catherine Colliot-Thélène, pour qui « définir un idéal type du populisme est une cause désespérée ».

Avec l’élection de Donald Trump, la question des ­populismes revient au centre des débats, aux Etats-Unis comme en Europe. La critique des élites suffit-elle à définir ce phénomène ? A-t-il une couleur politique ? Comment lutter contre ces mouvements qui semblent menacer la démocratie ? Dans un livre codirigé avec le philosophe ­Florent Guénard (Peuples et populisme, PUF, 2014), Catherine Colliot-Thélène, professeure de philosophie à l’université Rennes-I et membre de l’Institut universitaire de France, tente de ­répondre. Elle a également publié La Démocratie sans « demos » (PUF, 2011).

Donald Trump est-il ­un populiste ?

On peut dire que le président-élu est xénophobe, démagogue, qu’il n’a ­apparemment aucun respect pour les principes constitutifs de l’Etat de droit et qu’il est vulgaire, ignorant, notamment sur l’Europe. Il y a des tas de raisons de s’inquiéter de ce qu’il va faire, en matière économique et sociale comme sur le plan international.

Mais quand on qualifie Bernie Sanders aussi bien que Donald Trump de « populistes », le terme ne désigne plus que la méfiance envers les ­élites politiques traditionnelles. Or cette ­ méfiance a ses raisons, et celles-ci sont fondées puisque, après tout, ce sont ces élites – partis de gauche et de droite confondus en Europe, Partis républicain et démocrate aux Etats-Unis – qui ont conduit, depuis plusieurs décennies, des politiques économiques ayant créé des inégalités sociales dans des proportions inédites depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Les conséquences sociales de ces politiques économiques sont une des causes de cette méfiance. A celle-ci vient s’agréger de la ­désespérance sociale. Et c’est cette désespérance sociale qui alimente la peur de l’étranger, les replis identitaires, l’indifférence aux principes de l’Etat de droit.

Je suis de plus en plus convaincue que le terme « populisme », du fait des usages inflationnistes dont il fait l’objet depuis plusieurs années, est un obstacle à une analyse ­ sérieuse des transformations de la politique, en Europe ou aux Etats-Unis. Qu’y a-t-il de commun entre les partis qualifiés de populistes qu’on classe à gauche et à droite ? ­Certains sont ­xénophobes, d’autres non. ­Certains s’opposent au libéralisme économique, d’autres non.

Les responsables politiques et les journalistes voient du populisme partout où s’expriment des positions allant à l’encontre d’une doxa très large sur laquelle s’entendent les partis politiques traditionnels, ceux qui, en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis, ont gouverné en alternance ou en coalition.

Le ­populisme est devenu, dans le langage ­courant, le nom d’une dissidence qui peut se ­ manifester dans des mouvements extérieurs à ces partis politiques classiques ou à l’intérieur de ceux-ci. C’est bien sûr un terme qui disqualifie les opinions et les individus. De ce point de vue-là, il bloque les analyses.

Aux Etats-Unis, le populisme n’a pas la connotation péjorative qu’il peut avoir en Europe. Il peut être tout simplement la déclinaison de la formule de Lincoln : « Un gouvernement du peuple, par ­le peuple, pour le peuple ». Dans quelle ­mesure le populisme américain se ­distingue-t-il des mouvements populistes européens ?

Evidemment, il n’y a pas aux Etats-Unis, dans l’usage qui est fait du terme « populisme », les connotations anti-Bruxelles, anti-austérité, anti-monnaie unique que nous avons en ­Europe. Il y a en revanche des éléments ­communs, comme le recours à la démagogie et à la xénophobie.

On retrouve surtout cette méfiance vis-à-vis des partis politiques traditionnels, dont les politiques économiques se sont tra­duites par la désindustrialisation et une grande ­ désespérance de la population. Sur les deux continents, une partie des électeurs a voté ces dernières années pour les partis de droite et de gauche, et ils n’ont pas vu leur situation changer.

C’est ce qu’on a vu en France et en Allemagne pendant les élections de ­novembre 2015 : nombre d’électeurs du Front national ou du parti d’extrême droite ­allemand Alternative für Deutschland (AfD) n’étaient pas fondamentalement convaincus par leur choix, mais ils étaient ­lassés de voter pour les partis traditionnels. Il y a aussi de ça aux Etats-Unis.

En Europe comme aux Etats-Unis, la dérégulation amorcée dans les années 1980 s’est ­soldée notamment par des délocalisations, et la désindustrialisation n’a pas été accompagnée par des mesures de compensation. Certains électeurs se sont sentis abandonnés.

A ce sentiment d’abandon sont venus s’agréger des phénomènes différents : aux Etats-Unis, l’extrême droite et une bonne partie de la droite continuent de se battre pour la liberté du port d’armes. Cette lutte n’existe pas en ­Europe. En ­revanche, on observe des phénomènes ­ culturels concordants : l’hostilité à l’avortement ou au mariage homosexuel, parfois. De même, certains phénomènes ne peuvent pas vraiment être comparés : la ­défiance vis-à-vis de Washington ne peut pas être mise sur le même plan que celle vis-à-vis de Bruxelles.

Comment définissez-vous le populisme ?

Je n’ai pas de définition ! Le politologue ­allemand Jan-Werner Müller, auteur de Qu’est-ce que le populisme ? (Premier Parallèle, 200 pages, 18 euros), considère que tout mouvement ou individu qui prétend incarner le peuple, monopoliser la représentation du « vrai peuple », est populiste. Il y aurait les « vraies gens » et ceux qui ne comptent pas.

Pour lui, le populisme se caractérise par son ­refus du pluralisme. Bien sûr, on trouve cet élément dans tous les mouvements que l’on taxe de populisme. Le problème, c’est que cette définition, cet idéal type, amène Müller à ne pas considérer comme populiste Bernie Sanders.

En France, certains sociologues, pour essayer de sauver le populisme de gauche, font la ­ différence entre les populistes identitaires, qui seraient mauvais, et les populistes plébéiens, qui seraient bons. Réussir à définir un idéal type du populisme est une cause désespérée, tant ce terme recouvre aujourd’hui des éléments hétérogènes.

Je suis très réticente face aux tentatives de fixer une définition univoque, parce que ­celle-ci sera nécessairement sélective par ­rapport aux phénomènes que nous avons à analyser : elle empêchera de s’attaquer à leurs causes. Une fois qu’on a dit que le mot ­comporte des ambiguïtés, on peut toujours élaborer un certain nombre de critères pour le définir, cela ne changera rien à ses usages ­ordinaires.

Ce qui me paraît le plus important, c’est d’identifier les phénomènes qui nous ­causent du souci, à savoir la montée de la ­xénophobie et l’indifférence par rapport à certaines libertés, deux phénomènes prononcés, notamment dans les pays d’Europe de l’Est…

Au lendemain de l’élection de M. Trump, on se retrouve dans l’inconnu. La plupart de ses promesses paraissent ­irréalisables. Au Royaume-Uni, une fois que le Brexit a été voté, Nigel Farage comme Boris Johnson se sont retrouvés désemparés. Ceux que l’on qualifie ­de populistes peuvent-ils dépasser le stade de la contestation ?

Quand on parle de populisme, il me semble important de distinguer les électeurs des figures de proue. Marine Le Pen, Nigel Farage et Donald Trump vont dans le sens de la contestation et des mécontentements de façon ­démagogique. C’est différent pour Viktor Orban qui, lui, est au pouvoir.

Trump dit, d’un côté, qu’il va lancer des grands travaux et, de l’autre, qu’il va baisser les impôts. Ce qu’il ­propose n’est pas un véritable programme économique ou social. Il a des mots d’ordre qui sont parfois contradictoires. Tout « populiste » est démagogue, oui, il propose des solutions ­simplistes et certainement irréalisables à des problèmes complexes.

La montée du populisme aux Etats-Unis, en Amérique latine et en Europe est-elle inévitable ?

S’il n’y a pas une modification nette des politiques économiques, ces mouvements qu’on appelle populistes risquent de devenir une constante dans nos pays dans les vingt prochaines années. Il est difficile de pronostiquer s’ils vont prendre de l’ampleur. Les populations concernées sont peut-être limitées.

Pour les Etats-Unis, les effets de la crise économique de 2008 restent forts, en dépit du début de ­reprise. S’il y avait une nouvelle crise de ce type, le populisme pourrait exploser et la ­ défiance à l’égard des partis politiques classiques s’installerait alors dans la durée.