Bloc-Notes 2016
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Saint-Simon « La politique industrialiste, avec ou contre l’État ? »
Pierre Musso, Professeur à l’université de Rennes-II (*).
17 NOVEMBRE 2010
L'HUMANITÉ

250e anniversaire, cette année, de la naissance du philosophe Claude- Henri de Saint-Simon. Celui qui, le premier, analysa la Révolution française en termes de lutte des classes, fut aussi l’inventeur d’une notion ambiguë : l’industrialisme.

 

Un des pionniers du socialisme fut, selon Marx et Durkheim, le philosophe Claude-Henri de Saint-Simon dont l’année 2010 marque le 250e anniversaire de la naissance (1760-1825), si peu commémoré. Friedrich Engels rapprochait l’œuvre de Saint-Simon de celle de Hegel en des termes élogieux : « Hegel fut, avec Saint-Simon, la tête la plus encyclopédique de son temps. » Et il ajoutait : « Nous trouvons chez Saint-Simon une largeur de vue géniale. » En effet, Saint-Simon est le premier à analyser la Révolution française en termes de lutte des classes, en indiquant dès 1802 qu’entre les propriétaires et les non-propriétaires, il y a une « lutte qui, par la nature des choses, existe nécessairement toujours entre eux et vous ».

Toutefois, la richesse de la pensée de Saint-Simon explique qu’elle ait connu une postérité à double tranchant : elle a inspiré autant le socialisme de Proudhon et de Marx que l’idéal technocratique des saint-simoniens du Second Empire, et de grands industriels comme les Pereire. Car elle célèbre « l’industrialisme », qui est, comme le souligneront Jean Jaurès et François Perroux, une notion ambiguë, reprise aussi bien pour définir le socialisme qu’une forme de capitalisme fordiste.

Or, l’industrialisme revient à la mode dans le discours politique français. Ce renouveau peut être salutaire s’il s’agit de lutter contre les excès de la financiarisation. Mais l’industrialisme pourrait aussi bien accélérer la transformation de l’État. En effet, partout en Occident a déjà triomphé la religion managériale et industrielle de « l’efficacité ». Elle s’impose aux États, aux organisations, aux services publics et même aux individus. Cette religion de l’utilité manie la dogmatique technologique et scientiste du progrès, de la vitesse et de la fluidité généralisée. Un nouvel ordre symbolique s’est abattu. Cette religion laïque moderne a une origine et même un fondateur, Saint-Simon, qui fut un réformateur. Sa philosophie trouve tout son sens dans son action pour la transformation sociale. Considérant que la Révolution française est demeurée inachevée, car elle n’a pas engendré le nouveau système social qui doit advenir, le « système industriel », il veut changer l’ordre social et penser la transition politique. Analysant les Révolutions américaine et française, et observant la naissance de l’industrie, il se fait le chevalier d’un monde nouveau, celui de « l’industrialisme », mot qu’il invente.

Il a produit le grand récit historique du progrès scientifique et technologique, et met en chantier la politique industrialiste. Deux siècles après sa mort, alors que le post- (voire l’hyper) « industrialisme » s’est imposé, son œuvre est le plus souvent ignorée. Quand elle est exhumée, c’est tantôt pour être dénigrée, car difficile à classer dans un champ disciplinaire, tantôt pour être célébrée comme annonciatrice de la sociologie et des idéologies modernes.

Et pourtant, cette œuvre a joué un rôle majeur de médiation entre la fin du XVIIIe siècle, quand se formèrent les « sciences humaines », et le début du siècle suivant, lorsque naquirent les grandes idéologies modernes. Héritier des nouvelles disciplines qui émergent alors, la science des ingénieurs – l’économie politique, la clinique ainsi que l’idéologie –, Saint-Simon appelle à « une révolution scientifique » et veut inaugurer « un mouvement national d’innovation ». Son œuvre synthétise le savoir du siècle des Lumières finissant et pose les fondements philosophiques de notre temps. Cinq grands courants de pensée en sont les héritiers directs :

1) le positivisme d’Auguste Comte, son disciple et collaborateur pendant sept années et qui lui doit beaucoup plus qu’il ne le reconnaîtra ;

2) le socialisme, aussi bien la pensée anarchiste de Proudhon, qui se réfère explicitement à Saint-Simon pour sa propre théorie du dépérissement de l’État, que Pierre Leroux, et surtout Marx, qui fut un défenseur du retour à Saint-Simon, qu’il lisait dans le texte ;

3) un courant de la sociologie inauguré par Émile Durkheim, dont l’admiration pour Saint-Simon était telle qu’il le comparait à Descartes ;

4) la pensée managériale, voire technocratique, et l’idéologie de nombreux corps d’ingénieurs, à commencer par les polytechniciens ;

5) enfin, l’école saint-simonienne elle-même. Le succès de sa « philosophie inventive », comme Saint-Simon la qualifiait, ne pouvait aller sans rejets, ni critiques. Bien qu’elle ait dominé le XIXe siècle et le début du XXe siècle, sa pensée a souvent été maltraitée. Elle a été caricaturée en « socialisme utopique » par le marxisme-léninisme, ridiculisée par le culte religieux de ses disciples, voire occultée par la philosophie française de l’entre-deux-guerres, puis ensevelie et quelque peu oubliée. Maintes fois, la réhabilitation de cette œuvre a dû être recommencée, notamment quand l’État était en crise. D’où son intérêt retrouvé alors que l’institution étatique contemporaine tend à céder son hégémonie culturelle et sa capacité stratégique à la grande firme mondialisée.

Ainsi, la pensée de Saint-Simon a triomphé bien au-delà de ce que l’auteur pouvait espérer, grâce à sa force novatrice et aux divers canaux de sa vulgarisation. Au moment où s’impose l’hégémonie – économique et culturelle – de la grande entreprise que Saint-Simon voyait à peine émerger avec espoir, et alors que l’État-nation vacille, comme il l’espérait, son Nouveau Christianisme (titre de son dernier ouvrage) est devenu une nouvelle bible scientiste, inspirant la propagande managériale à prétention universelle et les prophéties positivistes du progrès économico-technologique. Saint-Simon voulait substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes. L’ironie de l’histoire veut que son rêve s’accomplisse sous la forme du gouvernement des choses et de l’administration des hommes.