Bloc-Notes 2016
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

Jusqu’où peut-on « libérer » l’entreprise ?
Patrice Roussel (directeur du Centre de recherche en management de Toulouse (Université Toulouse Capitole, CNRS)

La biscuiterie Poult était à deux doigts de la fermeture lorsqu’un financier belge, Carlos Verkaeren, décida de transformer l’organisation de fond en comble. L’entreprise aujourd’hui se porte bien, comme les fonderies Favi ou la PME nantaise Chrono Flex, qui ont suivi le même chemin.
Par Patrice Roussel (Directeur du Centre de recherche en management de Toulouse)

« Responsable R.H. (Rendre heureux), poste basé à proximité de Quimper. Le RRH devra contribuer au développement d’une culture d’entreprise collaborative où confiance et liberté sont les maîtres mots. Au travers de ses missions, il sera essentiel que le souci d’épanouissement et le bien-être des salariés soient au cœur de ses préoccupations… »

L’offre d’emploi est improbable. Pourtant, en l’espace de quelques jours, l’annonce publiée par les biscuiteries Poult a reçu plus de 200 réponses de cadres de haut niveau, que ne rebutaient ni la localisation pour le moins excentrée de l’usine, ni l’offre de rémunération pas vraiment mirobolante. Deux fois plus qu’une annonce similaire, avec des candidats prêts à quitter des grands groupes, à perdre 20 % de leur salaire.

Lettres spontanées de félicitations

De nombreux responsables de ressources humaines ont par ailleurs adressé à l’entreprise des lettres spontanées de félicitations pour cette annonce, regrettant de ne pouvoir déménager et venir travailler du côté de Quimper…

Réinventer l’entreprise, raccourcir les lignes hiérarchiques, arrêter la folie du reporting, le management par le stress, donner aux salariés plus de liberté… le projet séduit de plus en plus, y compris au plus haut niveau, dans un contexte de crise de confiance, où faire travailler les gens ensemble de manière détendue et efficace semble devenu un Graal inatteignable.

Lire aussi Faire confiance est-il vraiment dangereux? L’expérience Chrono Flex de l’« entreprise libérée »

Plusieurs entreprises ont effectivement été « sauvées » ces dernières années en se « libérant » des pratiques managériales habituelles. Poult était à deux doigts de la fermeture lorsqu’un financier belge, Carlos Verkaeren, décida de libérer les énergies en transformant l’organisation de fond en comble. L’entreprise aujourd’hui se porte bien, comme les fonderies Favi ou la PME nantaise Chrono Flex, qui ont suivi le même chemin.

De jolies histoires, liées à des personnalités particulières, à des contextes spécifiques, non transposables dans d’autres cadres ? Des grands groupes comme Auchan étudient de très près le sort de ces entreprises qui, en réalité, mettent en œuvre de manière très aboutie des théories managériales testées dès les années 1970 par Volvo, Harley Davidson ou Gore (le producteur du Goretex) et qui avaient permis alors à ces sociétés de retrouver une nouvelle dynamique.

Malgré tout fixer des objectifs

Réussir mieux avec moins d’encadrement. Oui, parce que la motivation des salariés, comme l’ont montré les chercheurs américains Richard Deci et Edward Ryan, est d’autant plus forte qu’ils se sentent autonomes. On le sait aujourd’hui, une personne qui se perçoit contrôlée s’engage moins dans son travail, fait moins preuve de créativité que celle à qui on laisse les coudées franches pour s’organiser à sa façon.

A la fin des années 1990, deux autres spécialistes des comportements humains au travail, Charles Carver et Michael Scheier, avaient également montré que les salariés étaient beaucoup plus capables de s’autoréguler que l’on ne le croit généralement. Leurs travaux ont contribué à la conception des procédures qualité, aujourd’hui banalisées.

Renoncer à leur pouvoir n’a rien d’évident pour les cadres qui restent en place, sommés de valoriser et faire monter en compétences les collaborateurs, plutôt que de piloter et contrôler comme auparavant
Mais si l’allégement du contrôle permet aux équipes de se sentir dans un premier temps plus responsables, débarrassées d’une tutelle perçue comme sclérosante, si l’organisation de la production bénéficie de leur nouvelle motivation, la « libération » pose de multiples problèmes dans les entreprises qui l’ont testée.

Sans manager, les équipes doivent réussir à se coordonner, à gérer d’éventuels conflits internes. Une tâche exigeante, voire stressante. Pas de rapport à envoyer au chef, mais il faut malgré tout fixer des objectifs, et à échéance plus ou moins longue, les contrôler. Comment s’y prendre ? Comment se protéger aussi de la pression des clients, désormais en contact plus direct avec la production ? Quant à la créativité provoquée par la « libération », comment éviter qu’elle ne s’assèche avec le temps ? Quelle organisation trouver pour empêcher d’autres routines de prendre le dessus ?

Obstacles psychologiques

La planification stratégique reste particulièrement difficile à déléguer. On l’a vu chez Poult, où les salariés, invités à réfléchir ensemble à d’éventuelles diversifications de l’activité, peinaient à tracer de nouvelles voies. Comment, sans leader, s’engager sur des projets de changement radicaux, voire déstabilisants ?

La « libération » se heurte aussi à des obstacles psychologiques importants. Les syndicalistes de la vieille école n’ont pas forcément intérêt au changement. Renoncer à leur pouvoir n’a rien d’évident non plus pour les cadres qui restent en place, sommés de valoriser et faire monter en compétences les collaborateurs, plutôt que de piloter et contrôler comme auparavant.

Lire aussi Que coûte et que rapporte l’entreprise libérée ?

Même si des gourous du management profitent de la vague, le modèle de l’entreprise libérée n’est en réalité pas stabilisé. Ce sont toujours les mêmes entreprises qui sont citées en exemple depuis plusieurs années, une « avant-garde » qui ne grossit guère. Le modèle est très exigeant et une partie de sa réussite tient sans aucun doute à l’auto-sélection qui s’opère : les salariés, les manageurs, les syndicalistes qui n’y adhèrent pas sont plus ou moins rapidement poussés vers la porte de sortie, remplacés par de nouveaux arrivants prêts à se dévouer corps et âme, avec un niveau d’engagement parfois intenable sur le long terme.

Pour conforter une démarche très séduisante mais fragile, il s’agit aujourd’hui de réfléchir en profondeur aux conditions possibles d’un leadership adapté à notre temps. Dans un contexte mouvant, où le salarié ne peut plus espérer la sécurité en échange de sa soumission, comment asseoir la légitimité de ceux qui encadrent ? Les recherches en psychologie sociale et en management peuvent aider à trouver de nouvelles solutions.