Bloc-Notes 2016
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Faire confiance est-il vraiment dangereux? L’expérience Chrono Flex de l’« entreprise libérée »
I Goetz

 

 


Nombreux parents savent aujourd’hui que commander ses enfants, voire crier sur eux pour qu’ils obéissent, donne des résultats à court terme ; à long terme, c’est contre-productif. Les travaux de psychologues du milieu du XXe siècle, tels qu’Erik Erikson ou Françoise Dolto, nous ont appris que les parents trop restrictifs ou trop exigeants empêchent leurs enfants d’acquérir le sens de l’autonomie, d’avoir confiance en eux, ainsi que d’avoir confiance dans les autres.

Toutefois, ce savoir sur l’éducation des enfants n’a pas été accepté facilement. Comme l’a dit un grand zoologiste du XIXe siècle : « Toutes les fois qu’un fait nouveau et saisissant se produit dans la science, les gens disent d’abord : Ce n’est pas vrai. Ensuite : C’est contraire à l’ordre et à la religion. Et à la fin : Il y a longtemps que tout le monde le savait ! »

Il y a encore des parents convaincus qu’il faut être derrière le dos de leur enfant, qu’éduquer autrement conduit à l’anarchie et serait contraire à « l’ordre » pédagogique de l’école (ils n’ont pas tort sur ce point). D’autres parents approuvent des approches préconisées par les psychologues. Mais les pratiquent-ils ?...

L’éducation des enfants n’est pas l’objet de cette chronique : nous nous intéressons à l’entreprise libérée. Mais les parallèles sont saisissants. La philosophie de l’entreprise libérée - entreprise dont la majorité des salariés sont complètement libres et responsables d’entreprendre toutes actions qu’eux-mêmes, pas leurs supérieurs ou les procédures, décident comme les meilleures pour la vision de leur entreprise - a été formulée au milieu du XXe siècle.

Son théoricien le plus connu, Douglas McGregor (1906-1964), est un psychologue américain qui l’a dénommée « Théorie Y ». Moins connu, l’ancien syndicaliste et penseur français Hyacinthe Dubreuil (1883-1971) dessine un peu plus tôt l’entreprise fondée sur la liberté et la responsabilité des ouvriers.

Une « évidence »

M. Dubreuil reprend les trois phases ci-dessus — rejet, danger, évidence — en écho à sa propre théorie, en indiquant que celle-ci est pour le moment jugée comme fausse ou dangereuse, craignant surtout qu’elle soit bientôt galvaudée par « d’habiles compilateurs ». Il a eu à la fois tort et raison.

Tort, car dans les années 2000 encore, l’organisation de l’entreprise fondée sur la confiance et la responsabilité était perçue comme marginale, une curiosité due essentiellement à la personnalité charismatique de quelques patrons tels Ricardo Semler au Brésil ou Jean-François Zobrist en France.

Raison, car ces dernières années, avec des centaines d’entreprises qui mettent en place la philosophie de l’entreprise libérée, cette dernière commence à devenir un danger, voire une « évidence ».

Inspirer une vision

A priori, l’entreprise libérée est dangereuse. Comment peuvent se sentir les cadres à qui leur patron annonce qu’ils n’ont plus de pouvoir de décision, que dorénavant ils doivent être au service des équipes qu’ils étaient habitués de contrôler ? Ou encore, lorsque ce patron dit aux cadres du contrôle financier que ce dernier ne sert à rien car tous les chiffres sont faux ?

Cette crainte va être exacerbée par des articles enflammant comme « Première chose, virons tous les managers», du gourou Gary Hamel, publié par la Harvard Business Review. Notre expérience de l’entreprise libérée nous dit le contraire.

Voilà ce qu’explique Alexandre Gérard qui dirige - pardon, co-anime - Chrono Flex, une PME de service de plus de 300 salariés : « Il est vrai que pour ne pas faire faillite durant l’année 2009, elle avait alors procédé à de nombreux - trop nombreux - licenciements, mais personne n’a été licencié dans le cadre de la démarche de libération amorcée en 2010. »

En même temps, cette transformation radicale - comme tout vrai changement - a demandé la redéfinition des rôles des acteurs de l’entreprise. Le PDG n’est plus celui qui, au sommet de la pyramide, commande tout. Ainsi, Alexandre Gérard décrit son rôle comme celui «d’inspirer une vision qui sera co-construite par les équipiers, faire émerger les valeurs, puis être leur gardien suprême. »

A l’autre extrémité, les salariés de terrain — chez Chrono Flex, les mécaniciens — ne sont plus de simples exécutants. Comme l’explique M. Gérard, « organisés en équipes autodirigées — appelées « speed boats » - ils assurent à la fois les interventions et la relation client dans leur zone géographique, mais aussi dessinent leurs véhicules d’intervention, choisissent les fournisseurs ou encore définissent les investissements. »

Que sont devenus les anciens chefs ? Comme chaque speed boat a besoin d’un capitaine ou d’un team leader, chaque équipe en a coopté un. « Son travail, précise M. Gérard, n’est pas de donner des ordres mais d’animer son équipe par la vison et dans le respect des valeurs, d’être à son service et de l’aider à grandir. » Ce rôle est complexe et ce n’est pas parce qu’on est coopté qu’on sait le faire.

Travailler sur l’ego

Rappelez-vous les parents qui perdent souvent patience et forcent l’obéissance. C’est justement pour ça - pour éviter d’infantiliser et de déresponsabiliser les salariés - qu’on a besoin des leaders. Mais c’est une tâche difficile et pour l’apprendre, tous les capitaines ont reçu des formations et ont même été coachés (notamment, pour travailler sur leur ego, travail déjà facilité par leur cooptation à travers l’élection sans candidats).

« Chez Chrono Flex, raconte M. Gérard, deux anciens responsables d’équipe ont été élus. Mais ce n’est parce que les autres anciens chefs de service ne font plus d’encadrement que leur expérience et compétence ne sont pas respectées. » Au contraire, l’entreprise leur a permis de choisir des rôles créateurs de la valeur économique correspondant à leurs envies.

M. Gérard poursuit : «Par exemple, Arnaud, le directeur commercial (ces titres sont toujours nécessaires vis-à-vis du monde extérieur alors qu’ils n’ont plus cours en interne) incarne et anime le sens du service client. Pour autant son rôle est de guider, conseiller, challenger les équipes sur le sujet et non de décider seul quelle sera l’approche commerciale de l’entreprise. Quant à Matthieu, après avoir été de nombreuses années patron du réseau d’intervention, il est devenu - après une grande transformation personnelle - coach interne ; tout équipier peut le solliciter pour travailler à son développement personnel. »

C’est le respect et pas la peur des sanctions qui constitue la norme dans toutes les entreprises libérées. Et le respect ne menace personne.