Bloc-Notes 2016
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L'« entreprise libérée » fait des émules en France
Margherita Nasi

 

Auchan a annoncé une révolution de son modèle d'organisation au profit d'un management en pyramide inversée. « En période de crise, ce sont ceux qui sont le plus près du terrain qui comprennent le mieux les besoins des clients et qui peuvent y répondre », explique Jean-André Laffitte, DRH d'Auchan France.
C'est l'histoire d'un beau rebond. En 2009, le chiffre d'affaires de Chrono Flex s'effondre. Frappée par la crise, la PME spécialisée dans le dépannage de flexibles hydrauliques sur engins de chantier subit deux plans de licenciements. « Une expérience traumatisante que je ne souhaitais pas revivre, raconte Alexandre Gérard. C'est pourquoi je me suis intéressé à d'autres formes d'organisation. »

Le PDG du groupe révolutionne alors le management de Chrono Flex. Les salariés sont réorganisés en petites équipes géographiques, chacune cooptant son capitaine. Exit les contrôles et les symboles de pouvoir, place à la prise d'initiatives. Quatorze mois après ce changement de cap et dans une conjoncture toujours aussi morose, le chiffre d'affaires a augmenté de 15 %. Le taux d'absentéisme a chuté. « Et 2013 a été notre meilleure année depuis la création de l'entreprise », s'enthousiasme M. Gérard.

Le modèle choisi par le patron de Chrono Flex porte un nom : l'entreprise libérée. Théorisé il y a plus de cinquante ans aux Etats-Unis, ce concept débarque en France dans les années 1980. La fonderie Favi, qui est le premier groupe à le tester, supprime les pointeuses et incite ses ouvriers à travailler sans hiérarchie. « D'autres entreprises suivent, mais ce sont des cas isolés. Quelque chose change pourtant à la fin des années 2000 », estime Isaac Getz, coauteur de Liberté & Cie, Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises (Fayard, 2012).

ÉQUIPES AUTO-ORGANISÉES

Aux Etats-Unis, l'e-marchand de chaussures Zappos a supprimé tous ses postes de managers pour mettre en place des équipes auto-organisées. En France, des entreprises comme Poult, Lippi et Chrono Flex optent aussi pour la déhiérarchisation. Le système tayloriste toucherait-il à sa fin ?

La crise semble, en tout cas, avoir joué en faveur d'une responsabilisation des collaborateurs et d'une déstructuration de la bureaucratie hiérarchique. Le succès des sociétés qui ont osé le pari de la déhiérarchisation fait le reste. L'entreprise libérée est dans toutes les bouches.

Jean-François Zobrist, ancien directeur de la fonderie Favi et porte-parole de l'entreprise libérée, se dit ainsi de plus en plus sollicité. « J'ai eu 112 demandes d'intervention, en 2013, par des groupements de patrons, des grandes écoles, et surtout des entreprises. » Des PME, mais aussi des grands groupes. A l'image d'Auchan, qui a annoncé une révolution de son modèle d'organisation au profit d'un management en pyramide inversée.

« En période de crise, ce sont ceux qui sont le plus près du terrain qui comprennent le mieux les besoins des clients et qui peuvent y répondre », explique Jean-André Laffitte, DRH d'Auchan France. Déhiérarchiser, c'est responsabiliser tous les collaborateurs, mais aussi supprimer des échelons.

OPÉRATION DÉLICATE

Chez Auchan, ce sont 800 postes d'encadrement qui vont disparaître. « C'est une résultante de l'organisation. Il faut comprendre qu'une entreprise est mortelle. En agissant sur 800 postes, sans aucun licenciement, je sécurise l'emploi de 50 000 personnes », justifie M. Laffitte. Il n'y aura pas de licenciements, mais des départs ou des mutations sur la base du volontariat.

Cette modernisation du management n'est pas pour autant prétexte pour un dégraissage. « Dans une entreprise libérée, personne n'est laissé au bout du chemin. Le manager ne doit pas partir, il doit évoluer », estime Isaac Getz. Le biscuitier Poult, qui s'est lancé dans une révolution managériale en 2007, a supprimé des échelons hiérarchiques, dont le poste de DRH. « Nous avons supprimé des postes, pas des emplois. Si les cadres ne font plus de reporting au bureau, le leadership reste indispensable pour amener une vision, donner du sens », souligne Carlos Verkaeren, président du groupe Poult.

Il n'en reste pas moins que cette évolution du rôle des encadrants est une opération délicate : la fonction historique du manager disparaît, il ne s'agit plus de faire le relais entre la direction et la base mais de vérifier le respect des objectifs.

« C'est difficile à vivre pour les cadres, il y a des hauts et des bas, des moments où ça chahute », raconte Laurent Marbacher, un innovateur social qui a accompagné Poult dans sa transformation. Renoncer à son pouvoir n'est pas une tâche évidente. Carlos Verkaeren se souvient de cette équipe qui choisit de ne pas poursuivre un partenariat avec une entreprise : « Une décision que je n'aurais pas prise. Il faut savoir lâcher prise, et c'est dur, ça donne le vertige. »

SCEPTIQUE

C'est pourquoi le président du groupe Poult croit peu à un véritable développement de l'entreprise libérée. « La crise a réveillé un certain nombre de consciences, beaucoup de patrons se posent des questions, mais iront-ils jusqu'à changer leur organisation ? Renoncer à son pouvoir, c'est très compliqué. »

En comparant l'engouement autour des entreprises libérées à la mode éphémère du lean management, Frédéric Lippi ne dit pas autre chose. Le directeur de la PME de clôtures métalliques a réorganisé son groupe en mini-usines, remplacé la hiérarchie par des plates-formes collaboratives, supprimé les salles de réunion. « Changer de culture est une démarche longue, or beaucoup d'entreprises attendent des résultats en trois mois. L'entreprise libérée, c'est intellectuellement séduisant, mais il faut s'accrocher, surtout quand l'économie se contracte et que le réflexe est de serrer les rênes. »