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Postface

Y Chemla m'avait fait l'honneur de me demander de préfacer son ouvrage. Le livre, désormais paru en Haïti, je puis la donner ici ...


Littérature haïtienne : un manuel de littérature haïtienne !  D’avoir tant étrenné nos guêtres sur le banc de l’école, et pour certains, de n’avoir su les quitter, d’y devenir ainsi enseignant, au moins la chose ne nous reste-t-elle pas inconnue.  Que l’objet fût toujours maniable est abusif : il n’est qu’à voir les dos voûtés sous les cartables de nos enfants pour en convenir. Un jour, bientôt, le manuel sera électronique et cessera de pourvoir aux scolioses enfantines.

Mais le manuel a à voir avec la main, celle dont Anaxagore prétendait qu’elle nous rendît intelligents. Alors, oui, regardons bien l’objet que nous façonna Yves Chemla ! On pourrait croire que s’y jouât quelque chose de l’ordre de l’agilité du potier pour ce tour agile et parfois facétieux  qui semble donner forme à cette matière qu’on nomme Littérature haïtienne. Mais ce serait une erreur : il ne la crée pas ; ne l’actualise pas car elle est tout sauf virtuelle. Tonitruante plutôt.

Non c’est bien plutôt à la main du tisserand que cet ouvrage fait songer. Est-il geste plus métaphysique, agilité plus émouvante que cet entrelacs inventé d’entre un fil de trame et un fil de chaîne ? L’œuvre s’esquisse ici qui est celle de l’être, dans ce qui noue cela même qui semblait épars. Celui-là, à l'aide d'un métier, ou autrefois de ses seules mains, crée en nouant, fait advenir l'objet qui pare ou protège par ce seul lien qui relie des éléments épars : là où il n’était auparavant que fragile éparpillement chaotique, subitement surgit le solide, le consistant, le compact ... bref ce qui résiste : l'objet. Car créer n’est pas ici faire surgir ex nihilo, mais plutôt, comme on le dit d’une pièce de théâtre ou d’un opéra, exposer au grand jour, au regard de l’autre.

Lier c'est ceci d'abord : faire se jouxter de si près qu'on en viendrait à ne plus pouvoir distinguer d'entre les éléments originaires ; c’est fusionner ou nouer si intimement qu’on ne puisse plus voir dans le nouveau que la seule alliance de l'ancien mais une alliance si étroite surtout qu'en naissent à la fois le solide et le volume.
Qui lie ainsi est un bâtisseur, un créateur.

Comment oublier que le texte que l'on écrit a la même origine étymologique : le latin n’ignorait pas que ce fût ici même geste d'enchevêtrer et combiner signes, mots, sens. Il n'est donc pas si grande différence qu'on pût l'imaginer d'entre le tisserand et le poète. Et si Rousseau avait vu que la pensée naissait des idées comparées, Platon, lui, avait deviné combien comprendre revenait toujours à ramener le multiple à l'unicité. J'aime à penser que tout objet revienne finalement à la croisée d'entre ces fils de trame et de chaine tout comme l'union serait la croisée de deux trajectoires humaines ou bien encore le cosmos cette confluence hasardée, fragile et toujours miraculeuse par déclinaison des atomes comme le suggérait Lucrèce. Qu'ainsi hasard et ordre ne soient en définitive qu'identique enchevêtrement, inopiné ou nécessaire.

Qui lit est au bâtisseur, au créateur !

C’est ceci, très exactement, le travail que nous tenons entre les mains : il n’y est pas une critique, pas même une perspective, encore moins une théorie. Il n’offre pas un regard encore moins une analyse qui viendrait d’entre nous et l’objet s’interposer et faire s’obliquer notre regard comme le ferait un prisme. Il a raison : c’eût été dénouer, segmenter, détricoter ceci même qu’il voulut présenter d’un seul tenant. Sans doute, à l’instar de la respiration, où il n’est pas de souffle qui ne s’exhale qui ne vous pénétrât préalablement, mais où se tisse en d’itératives boucles notre présence au monde, ne se peut-il être de synthèse qui se puisse dispenser de l’analyse : penser revient toujours, décidément, à ramener au simple, à décortiquer, à désintriquer. A l'inverse, l'être, mais tout autant l’artefact qui de la main de l'homme s'élabore, revient toujours à emmêler, à tisser. De ce point de vue, penser et agir relèvent bien de deux gestes contraires. Je vois ici deux gestes simples qui distribuent pourtant la pensée et l'être de part et d'autre d’une ligne de partage à califourchon de quoi il est si difficile de se maintenir.

Cruelle tension de la pensée, qui en fait le prix autant que le risque, déchirée qu'elle demeure constamment d'entre le détricotage de l'analyse ou de la critique, qui la ramène au rang vulgaire de la soldatesque, et la composition d'une perspective propre. Qui la fait osciller constamment d'entre analyse et synthèse sans qu'elle puisse jamais réaliser l'une sans procéder à l'autre. Avons-nous déjà songé combien nous apprenons à nos enfants à ne penser qu'au travers de l'analyse, du commentaire, de la critique et de la dialectique, les éloignant ainsi toujours plus de l’œuvre, les condamnant presque inexorablement à la sagacité un peu louche du policier, épiant, surveillant, sourcilleux pour ne réserver qu'à quelques uns, par miracle presque, par élection souvent, la grâce de l'union ? Avons-nous tellement oublié que Panoptès, subitement aveugle, succomba aux charmes d’une musique inventée par Hermès ?

C’est justement ce que ne fait pas Yves Chemla et il faut en mesurer le poids autant que la grâce.

Comment ne pas songer à ce maintenant interprété par M Serres comme tenant en main le monde (Petite Poucette) ?
L’auteur n’a pas oublié qu’il s’agissait ici de faire œuvre de transmission, de pédagogie. Le lecteur de ce manuel tient en main, d’un seul tenant, la Littérature haïtienne.  Le lecteur pourra bien, au gré de ses envies, suivre le parcours dessiné par l’auteur ou bien plutôt baguenauder au fil du hasard comme Barthes l’eût suggéré d’un dictionnaire. Mais qu’importe : c’est tout un ! Bien sûr des critiques atrabilaires pointeront des manques, les esprits ronchons, des inexactitudes ou encore les experts, des rapprochements hasardeux. C’est leur vocation et sans doute demeure-t-elle nécessaire.

Mais l’essentiel n’est pas ici.

Mais plutôt dans cette main qui tient, dans ce manuel qui présente ; dans cette littérature qui grâce à lui est présenc. A l’opposé de toute histoire, de toute chronologie qui enferme au moment même où elle extirpe, cet ouvrage a le prix si précieux de rendre son objet présent – au sens précis de ce qui s’approche ; de ce qui demain nous sera proche. Car c’est même geste pour le maître qui enseigne et pour l’élève qui découvre : j’aime en cela que le français y utilise l’identique verbe d’apprendre. Pour lui comme pour l’autre, quand même le premier usurpât le titre mégalomaniaque de magister,  il ne sera jamais question que de lire, c’est-à-dire, de recueillir, de rassembler. Un manuel ne saurait ni rien résumer, ni rien synthétiser : il y faudrait un regard de démon, l’illusion d’un savoir universel ; la vanité de l’expert. Un manuel a vocation simplement - mais dans ce simple se joue quelque chose de religieux, assurément - à rendre présent ; vivant ce qu’il approche, ce qui s’approche. Cet ouvrage est précieux d’y admirablement réussir.

Point d’histoire ici, donc ; point de géographie non plus où de territoire dessiné se disputeraient telle ou telle frontière.

Il y aura fallu non tant de l’abnégation qu’une formidable humilité. Celui qui a tenu la plume de ces pages que vous lirez, jamais ne s’entremet, jamais ne se place en avant de la cause qu’il défend. Nous en connaissons tous pourtant de ces interprétations où le nom du chef d’orchestre brille de plus de feux que le pauvre compositeur. Rien de tel ici : je connais assez l’auteur pour savoir qu’il n’eût souffert aucun parasitage. Surfez sur Internet, tapez Haïti : il faudrait être aveugle pour n’y pas voir proliférer le nom d’Y Chemla. Pourtant, jamais de mise en scène, nulle posture, dans aucun de ces écrits. Celui-ci jamais ne se sert ni ne fait carrière mais demeure sage desservant pour être entré en littérature haïtienne comme on tombe en pamoison, comme on entre en religion.  
Dussé-je pourtant faire quelque reproche à l’ouvrage, il tiendrait, aussi mince que le papier Bible mais aussi précieux que la quête qui s’y joue, il tiendrait, oui, à une absence. Dans les dernières lignes de son Préalable, il écrit ceci : « il convient d’inviter chacun, et en particulier ses destinataires premiers, à considérer que la littérature est d’abord un ensemble de textes qui invitent les lecteurs à les apprécier, les analyser et surtout à penser »

Est-ce la pudeur qui lui interdit d’écrire à aimer ?