Bloc-Notes 2016
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Murs

Cette photo de Cartier Bresson prise en 62 à Berlin … Quelques mois après la construction du mur, la même année que la crise de Cuba - le paroxysme d'une guerre froide qui manquait à chaque instant de se transformer en guerre tout court.

La mise en évidence d'une histoire qui roule rarement dans le sens souhaité, qui prend souvent des allures dramatiques et parfois même tragiques ; qui se pique, comme ici, de pointer la logique sottement binaire, furieusement manichéenne de l'histoire.

Curieusement, en moins de vingt ans, les alliés d'hier se seront divisés et déchirés et le bourreau absolu qu'était l'Allemagne se mua en victime, couvert de la sollicitude du camp occidental : ich bin ein Berliner ! pourtant c'est le même jeu, le même duel. Qui voudrait donner quelque illustration à la théorie de Girard ne s'y prendrait pas autrement. Les protagonistes se ressemblent tellement ; ils sont les mêmes.

Et c'est cela qu'illustre cette photo, plutôt que la dénonciation implicite du mur.

Bien sûr, cette diagonale qui coupe l'image en deux ; diagonale rugueuse hérissée de barbelés. Tout semble filer là-bas, à l'horizon, à l'extrémité de la rue, comme si le mur n'avait pas de fin. De ce côté-ci, le présumé bon côté, occidental, des enfants jouent, conférant à cet espace un peu de cette vie qui manque tant aux barres grises des immeubles qui d'ailleurs laissent tellement peu de place au ciel, tellement pâle qu'on le suppose gris lui aussi. Rien n'est en mouvement ici, hormis la plus grande des filles qui tente de grimper mais évidemment c'est un jeu, ce n'est qu'un mime : il n'y a rien à quoi s'agripper qui d'ailleurs ne mènerait qu'aux piques des barbelés. Oui, certes, la tentation est grande ici de constater la séparation des deux blocs - et pas seulement de l'Allemagne et pas seulement de la ville - d'y comprendre la dénonciation de ce que les politiques peuvent créer d'absurde.
A quoi bon ces rues qui ne mènent plus nulle part ; ces trottoirs qui ne bordent plus rien ? Où il n'y a plus rien à voir : en ces temps-là, les enfants de toutes les grandes villes jouaient dans la rue - la voiture ne leur avait pas encore disputé la place : il y avait toujours un trou de souris où se faufiler, une fente entre les planches d'une palissade par où scruter et s'inventer un espace. Mais ici rien … tout juste pourrait-on imaginer que de l'autre côté, d'autres enfants fissent la même chose mais l'imaginer seulement ; pas même le voir.

Mais, à cinquante ans de distance, c'est bien autre chose que cette photo donne, sinon à voir, en tout cas à penser.

Un mur, tout gris sale et menaçant qu'il puisse paraître qui ne dépareille en rien des façades d'immeubles, des façades qui, au reste, de part et d'autre du mur, ne se distinguent en rien ; un trottoir tout abîmé et une vaste solitude que les cris des enfants ne parviennent pas à déchirer.

A-t-on jamais songé à ce qu'un mur signifie ? Il est de l'ordre de la séparation, de la déchirure ; bien sûr, parfois il protège - c'est au reste son seul titre de gloire dont il excipe systématiquement - tel le mur de la maison qui préserve tant du froid que des intrusions de la vie publique. Mais au moins ces murs-ci ont-ils des portes par où pénétrer ou sortir, des fenêtres par où regarder et même épier mais qui laissent filtrer surtout la lumière. Mais ce mur-ci est sans porte ni fenêtre - comme les monades de Leibniz. Même le sillon que traça Romulus - qui après tout n'était que le symbole des fortifications à venir et avait l'ambition de préserver l'espace sacré de la cité - comportait lui aussi une porte ! Le mur est d'essence diabolique : est-ce tout à fait un hasard que la tête suprême de l'Église romaine se parât du titre de Pontifex maximus ? Gardien du pont, pont lui-même qui ouvre la relation, le chemin, la rencontre.

Je ne dis pas : il y a des fous dangereux au pouvoir – et un seul suffirait –, je dis bien : il n’y a, au pouvoir, que des fous dangereux. Tous jouent au même jeu, et cachent à l’humanité qu’ils aménagent sa mort. Sans hasard. Scientifiquement.
Michel Serres, Hermès III : La Traduction, Paris, Minuit, 1974, p. 74

Je comprends mieux cette formule trouvée dans un texte, assez ancien désormais, de M Serres : le mur n'est pas seulement là contre où l'on aligne ceux que l'on va fusiller ; n'est pas uniquement ce rempart où l'on pratique les sacrifices de fondations pour mieux amadouer les dieux et s'assurer de la survie de la cité ; ne sont pas exclusivement ceux de la prison derrière quoi l'on enferme en les ponctuant de miradors et de projecteurs aveuglants. Non ! d'essence, le mur est diabolique.

Je n'aime pas les logiques manichéennes ; pourtant je crains bien que l'enfer ne prenne des allures de murailles. Symbole et diable se tiennent juchés sur le même canal ce pourquoi ce dernier peut si facilement contrefaire l'ange. Mais je ne connais pas de geste plus essentiel, plus parfaitement fondateur que la main qui se tend, le sentier qui se trace, la pensée qui relie les concepts pour aider à comprendre ; où se joue la vie. Je ne connais rien de plus systématiquement désastreux que le poing qui se ferme, la ruelle qui se condamne en impasse, le dogme impérieux qui réfute ; où rôde la mort. Je me suis toujours préservé d'autres espérances s'agissant du politique que ces logiques mortifères qui ne savent avancer que dans la dénégation, la destruction, la fermeture. Mais de ce côté-ci, force est de regretter que les lueurs sont bien blafardes.

Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes
Mt, 10, 16

L'année qui s ouvre augure de plus de murailles que de ponts et l'envie est grande, tant est lointaine l'idée de seulement pouvoir espérer, de se replier en quelque retraite. Est-ce seulement possible encore ? souhaitable ? Me revient pourtant cette exhortation …

 

 

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