Bloc-Notes
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P Lafargue
Le Socialiste, le 23 juillet 1887

Notre époque a vu bien des merveilles : la lumière électrique, le téléphone, la bourgeoisie représentée par le ministère qu'elle mérite, par la trinité tripoteuse, Rouvier-Heredia-Etienne [1] et d'autres encore ; mais ces phénomènes extraordinaires sont dépassés, effacés par la stupéfiante popularité de l'illustre Boulanger, le grand général qui écrit des lettres épiques [2], en attendant qu'il remporte des victoires, le bouillant capitaine dont le pistolet rata le royaliste Lareinty [3], mais dont le sabre fit merveille contre les Parisiens en 1871 [4].

Le nom de Boulanger fait son tour de France, comme autrefois celui de feu Gambetta. Le César de Cahors [5] monta en ballon, tout joyeux de quitter Paris assiégé ; le général pâle et défait par son triomphe part en locomotive sans trouver un mot pour saluer la foule qui l'acclame ; je me trompe, il a crié : à boire ! comme Gargantua en venant au monde. Bien qu'il fût moins curieux d'entendre un gaillard avec poil au menton clamer à boire ! cependant, les Déroulédistes [6] et les Boulangistes, pour préserver cette mémorable parole, chantaient le 14 Juillet sur l'air bien connu :

" C'est à boire qu'il nous faut ! "

La popularité de Boulanger est colossale et elle grandit tous les jours ; on pourrait s'en effrayer, si on ne se souvenait que la popularité de celui en qui les opportunistes incarnent la Défense nationale, ne résista pas à deux mois de pouvoir et à une réunion de Belleville [7]. Les ballons se dégonflent plus vite encore qu'on ne les gonfle.

Les vrais coupables de l'extravagante et grotesque popularité du général sans victoire ne sont pas ceux qu'on accuse. Rochefort [8], Déroulède, Meyer [9] de La Lanterne, Laur [10] de La France, Laguerre [11] et d'autres ont fait mousser Boulanger, mais les réactionnaires de toutes couleurs, et M. de Bismarck, étroitement liés, ont inventé ce foudre de guerre, qui s'évanouit, perd la tête et le pied quand ses admirateurs l'entourent.

Les titres du général à l'admiration de ses contemporains ne sont pas longs à énumérer ; il a pris quelques mesures qui, si elles ont déplu aux officiers, ont satisfait le soldat, dont on croit s'être suffisamment occupé quand on l'abrutit avec une discipline de belluaire ; il a expulsé les d'Orléans ; enfin, il a, comme le prince-président, caracolé sur son cheval noir, dont la popularité rivalise presque avec la sienne. Ces actes remarquables lui ont mérité de justes applaudissements, qui cependant se seraient éteints dans le bruit de Paris, sans l'incompréhensible et déraisonnable haine des royalistes et des opportunistes.

M. de Bismarck, qui n'est pas assez badaud pour s'effrayer d'un général du Grand-Duché de Gerolstein [12] mais qui est assez roublard pour simuler d'en avoir peur, afin d'épouvanter les philistins du Reichstag et de les faire voter comme il l'entend, s'est enrôlé dans le camp des antiboulangistes avec Grévy, Ferry et le reste.

Arrive l'affaire Schnæbelé [13] ; les brutalités inouïes du gouvernement prussien, capables de soulever l'indignation la plus apathique, réveillent le patriotisme que Déroulède et ses copains commençaient à tuer sous le ridicule ; et Boulanger, que les soldats aiment et que détestent les opportunistes et les royalistes, chauffé par la presse radicale et intransigeante, devient le héros du jour, l'idole de la foule braillarde et chauvine.

Les opportunistes parlent de césarisme et ce sont eux qui ont lancé Boulanger, lequel ne demandait qu'à être un ministre nul et ami de tout le monde.

Les opportunistes parlent de césarisme ; mais la classe ouvrière n'est-elle pas bel et bien sous le régime du sabre ? Que les prolétaires bougent à Anzin, Decazeville, Vierzon ou Montluçon et les troupes prétoriennes de la bourgeoisie d'accourir avec sabres et canons et de terroriser le pays.

Ce despotisme contre les ouvriers est le bon despotisme, le despotisme libéral et bourgeois qu'il convient de développer pour maintenir les prolétaires dans la sujétion : mais les réactionnaires ne crient au césarisme que par peur de voir Boulanger jouer au radicalisme. Ils prêtent bénévolement de bien méchantes intentions à ce bon porte-sabre qui pourrait faire payer cher leur enthousiasme aux radicaux.

Mais tandis que les opportunistes crient avant qu'on ne les écorche, ils organisent le despotisme militaire. Le 14 Juillet, Paris était en état de siège ; les troupes étaient consignées ; le long des quais, sur les ponts et les places publiques, des pelotons de fantassins et de cavaliers étaient massés, sabre et fusil au poing, prêts à charger. Quel épouvantable massacre, dans cette foule mêlée de femmes et d'enfants, on était décidé à accomplir ! Pourquoi ? Pour maintenir à la présidence le vieux grigou Grévy et le tripoteur Rouvier.

Les bourgeois de France ont été incapables d'établir le parlementarisme, la forme gouvernementale bourgeoise par excellence. Depuis la dictature militaire de Napoléon les régimes constitutionnels ont été mitigés par le despotisme du sabre.

Louis-Philippe, issu d'une révolution parlementaire, ouvre son règne par des massacres en plein Paris. Le gouvernement provisoire avant de songer à fonder la République, s'occupe d'avoir un général sous la main ; il fait venir Cavaignac [14] qui se distingue en juin ; Napoléon imite les républicains et tire d'Afrique les bouchers dont il a besoin pour saigner Paris. Les radicaux du jour courtisent Boulanger, tandis que les opportunistes se sont assuré Gallifet [15] qui vaut une demi-douzaine de Cavaignac.

Il est impossible d'établir et de maintenir en pleine paix une machine d'oppression contre l'armée permanente, sans que les partis politiques ne s'en emparent pour la tourner contre leurs adversaires.

Le danger des coups d'Etat et du despotisme militaire ne cessera d'exister que lorsque l'armée permanente sera abolie et que la nation sera armée.