Bloc-Notes
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Charles DE GAULLE
Mémoires de Guerre – Le Salut – Le Rang
Le voyage du Général à Moscou –
Décembre 1944 :

 

 

Ils nous conduisirent à une fonderie écroulée, où, d'un four à peine réparé, recommençait à couler la fonte. Mais la grande usine de tanks, que nous visitâmes ensuite, avait été entièrement rebâtie et rééquipée. À notre entrée dans les ateliers, les ouvriers se groupaient pour échanger avec nous les propos de l'amitié. Au retour, nous croisâmes une colonne d'hommes escortés de soldats en armes. C'étaient, nous expliqua-t-on, des prisonniers russes qui allaient aux chantiers. Je dois dire que, par rapport aux travailleurs « en liberté, ces condamnés nous parurent ni plus ni moins passifs, ni mieux ni plus mal vêtus. Ayant remis à la municipalité l'épée d'honneur que j'avais apportée de France pour la ville de Stalingrad et pris part à un banquet dont le menu faisait contraste avec la misère des habitants, nous regagnâmes le train « du grand-duc ». Le samedi 2 décembre, à midi, nous arrivions à Moscou.

Sur le quai de la gare, nous accueillit M. Molotov. Il était entouré de commissaires du peuple, de fonctionnaires et de généraux. Le corps diplomatique, au grand complet, était présent. Les hymnes retentirent. Un bataillon de « cadets » défila magnifiquement. En sortant du bâtiment, je vis, massée sur la place, une foule considérable d'où s'éleva, à mon adresse, une rumeur de sympathie. Puis, je gagnai l'ambassade de France, où je voulais résider afin de me tenir personnellement à l'écart des allées et venues que les négociations ne manqueraient pas de provoquer. Bidault, Juin, Dejean, s'installèrent dans la maison que le gouvernement soviétique mettait à leur disposition.

Nous séjournâmes huit jours à Moscou. Pendant ce temps, beaucoup. d'idées, d'informations, de suggestions furent échangées entre les Russes et nous. Bidault et Dejean eurent, en compagnie de Garreau et de Laloy — qui, l'un et l'autre, parlaient bien le russe — divers entretiens avec Molotov et ses fonctionnaires. Juin, qu'accompagnait Petit, chef de notre mission militaire, conversa longuement avec l'état-major et son chef le général Antonov. Mais, comme il était naturel, ce qui allait être dit et fait d'essentiel le serait entre Staline et moi. En sa personne et sur tous les sujets, j'eus l'impression d'avoir devant moi le champion rusé et implacable d'une Russie recrue de souffrance et de tyrannie, mais brûlant d'ambition nationale.

Staline était possédé de la volonté de puissance. Rompu par une vie de complots à masquer ses traits et son âme, à se passer d'illusions, de pitié, de sincérité, à voir en chaque homme un obstacle ou un danger, tout chez lui était manoeuvre, méfiance et obstination. La révolution, le parti, l'État, la guerre, lui avaient offert les occasions et les moyens de dominer. Il y était parvenu, usant à fond des détours de l'exégèse marxiste et des rigueurs totalitaires, mettant au jeu une audace et une astuce surhumaines, subjuguant ou liquidant les autres.

Dès lors, seul en face de la Russie, Staline la vit mystérieuse, plus forte et plus durable que toutes les théories et que tous les régimes. Il l'aima à sa manière. Elle-même l'accepta comme un tsar pour le temps d'une période terrible et supporta le bolchevisme pour s'en servir comme d'un instrument. Rassembler les Slaves, écraser les Germaniques, s'étendre en Asie, accéder aux mers libres, c'étaient les rêves de la patrie, ce furent les buts du despote. Deux conditions, pour y réussir : faire du pays une grande puissance moderne, c'est-à-dire industrielle, et, le moment venu, l'emporter dans une guerre mondiale. La première avait été remplie, au prix d'une dépense inouïe de souffrances et de pertes humaines. Staline, quand je le vis, achevait d'accomplir la seconde au milieu des tombes et des ruines. Sa chance fut qu'il ait trouvé un peuple à ce point vivant et patient que la pire servitude ne le paralysait pas, une terre pleine de telles ressources que les plus affreux gaspillages ne pouvaient pas les tarir, des alliés sans lesquels il n'eût pas vaincu l'adversaire, mais qui, sans lui, ne l'eussent point abattu.

Pendant les quelque quinze heures que durèrent, au total, mes entretiens avec Staline, j'aperçus sa politique, grandiose et dissimulée. Communiste habillé en maréchal, dictateur tapi dans sa ruse, conquérant à l'air bonhomme, il s'appliquait à donner le change. Mais, si âpre était sa passion qu'elle transparaissait souvent, non sans une sorte de charme ténébreux.

Notre première conversation eut lieu au Kremlin, le soir du 2 décembre. Un ascenseur porta les Français jusqu'à l'entrée d'un long corridor que jalonnaient, en nombre imposant, les policiers de service et au bout duquel s'ouvrit. Une grande pièce meublée d'une table et de chaises. Molotov nous introduisit et le « maréchal » parut. Après des compliments banals, on s'assit autour de la table. Qu'il parlât, ou non, Staline, les yeux baissés, crayonnait des hiéroglyphes.

Nous abordâmes, tout de suite, l'affaire allemande. Aucun de ceux qui étaient là ne doutait que le Reich dût s'écrouler.