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Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg :
«Face au FN, sortons de la paresse intellectuelle»
Libération du 1 dec 15


Scander comme on le fait depuis trente ans «F comme fasciste, N comme nazi» est totalement inefficace, selon les chercheurs Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg. Pour eux, il faut reconstruire un «cordon sanitaire» contre les idées du Front national, pas contre les hommes.


Le Front national devrait réaliser des scores historiques lors des élections régionales des 6 et 13 décembre. Le mouvement présente son discours comme le seul valable face aux nouvelles menaces globalisées, terrorisme en tête. Membres de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg ont publié en novembre les Droites extrêmes en Europe (Seuil). Selon les deux auteurs, loin d’être figée dans ses structures ou son idéologie, l’extrême droite forme une nébuleuse hautement adaptable. Elle se serait même développée en symbiose avec la mondialisation, proposant à chaque étape de celle-ci de nouveaux modèles de société fermée.

L’une des conclusions de votre livre est : «L’actuelle demande autoritaire en Europe n’est pas une simple réponse à la crise financière.»

Nicolas Lebourg : La crise économique n’explique rien à elle seule. En Espagne, 53 % des jeunes sont au chômage. Lors des dernières élections européennes, les listes d’extrême droite n’y ont même pas fait 1 % des voix, tandis qu’en France le FN arrivait en tête. Au fond, c’est d’abord une crise culturelle qui explique la montée de l’extrême droite. Depuis le XIXe siècle, cette famille politique répond aux bouleversements géopolitiques en proposant de retrouver une société close et organique, c’est-à-dire qui fonctionnerait de manière harmonieuse, à la manière d’un être vivant. Ce qui suppose toujours le rejet d’un autre que soi.

Jean-Yves Camus : Parallèlement, droite et gauche sont en crise idéologique. La droite conservatrice et libérale ne propose, depuis longtemps, qu’une lecture «économiste» de la mondialisation. Son idéologie n’est pas assez solide pour répondre à la demande d’un nouvel ordre géopolitique, à la peur du déclassement, au chamboulement des repères culturels. Qui sont les intellectuels de droite aujourd’hui ? Au mieux des essayistes, au pire des histrions médiatiques. Le parti Les Républicains qui a détenu le pouvoir et le brigue à nouveau n’a même pas de revue théorique.

Contrairement à ses concurrents, l’extrême droite produirait une offre politique mieux adaptée à son époque ?

N.L. : Quitte à schématiser, disons que la gauche est d’abord une question de programme, la droite de style, et l’extrême droite de vision du monde. Cette famille peut donc faire preuve d’une grande souplesse, car, chez elle, l’économie n’est qu’un outil au service de la politique, qui est elle-même au service de sa vision du monde. C’est pour cela, par exemple, que le FN a pu adapter si largement son programme économique au fil des ans.

En plus d’être plastique, l’extrême droite offre une vision du monde homogène. Elle explique la plupart des problèmes actuels - désindustrialisation, chômage de masse, pauvreté des rapports sociaux… - par la présence de populations arabo-musulmanes non assimilées. Quoi qu’on en pense, la souplesse et la cohérence interne de cette grille de lecture la rendent particulièrement efficace. Surtout face à une droite et une gauche qui en semblent dépourvues.

J.-Y.C. : Le grand échec de l’antifascisme militant est de ne pas avoir su penser la complexité du phénomène auquel il répond. Nous sommes en 2015 et nous savons désormais que répéter «F comme fasciste, N comme nazi» pendant trente ans ne mobilise pas. Parce qu’intuitivement, les citoyens ont le sentiment que cela ne colle pas. Le propre du fascisme, c’est de préparer la transformation intégrale de l’homme, l’avènement d’un homme nouveau. Je n’ai pas l’impression que tel soit le projet du FN.

Quel est le bilan de l’extrême droite associée au pouvoir ?

N.L. : On peut le dresser sur les trente dernières années en Europe. Lorsqu’elles accèdent aux responsabilités, les extrêmes droites renoncent au volet social «subversif» de leur discours et soutiennent une politique libérale, à condition que soient menées des politiques de lutte contre l’immigration et de fierté nationale. On l’a vu avec le parti des Vrais Finlandais, avec le FPÖ autrichien, avec la Ligue du Nord en Italie, entre autres. Plutôt que des attaques contre les libertés fondamentales, on a la mise en place d’un eurolibéralisme ethnicisé. Les alliés de Marine Le Pen ont presque tous participé à des majorités et appliqué ce genre de politique.

Ce n’est pas un créneau que l’on associerait spontanément au FN…

N.L. :Effectivement. Et c’est pour cela que l’on constate, lorsqu’il est contre la gauche au second tour, que le FN enregistre de mauvais reports de voix de la part des électeurs de droite. Sarkozy tape au bon endroit lorsqu’il accuse le Front national d’avoir un programme économique d’extrême gauche : cela touche une partie de l’électorat LR. La ligne «ni droite ni gauche» de Marine Le Pen marche bien au premier tour, pas encore au second, à la grande frustration de ses militants. Si le FN veut participer au pouvoir, il devra lâcher du lest sur cette question. La question n’est donc pas de lutter contre le «fascisme», mais de savoir si l’on souhaite ou non un libéralisme ethnicisé. Dans l’affirmative, l’extrême droite doit participer au pouvoir ; sinon, il faut s’y opposer.

Face à un Front national hégémonique à l’extrême droite, que deviennent les autres familles de cette mouvance ?

J.-Y.C. : D’anciennes tendances idéologiques perdurent, comme l’intégrisme catholique. De même, il existera probablement toujours des fascistes. D’autant que, quand un grand mouvement populiste comme le FN semble se recentrer, certains militants «purs et durs» le quittent. Cela dit, ils ne représentent plus que des idéologies de témoignage, minoritaires dans leur camp. Il faut choisir : entretenir seul contre tous une mémoire politique, ou s’adapter et devenir une machine à conquérir le pouvoir, comme l’a fait Jean-Marie Le Pen avec le FN.

N.L. :Pour réussir, une offre politique doit correspondre à l’état de la société. Maurras critiquait la société industrielle au bénéfice d’un modèle agricole. Le fascisme, lui, était merveilleusement adapté à la société industrielle et au dépassement de l’Etat nation par les empires. Le FN, enfin, abhorre la postmodernité et valorise une France mythifiée des Trente Glorieuses.

J.-Y.C. : Ce qui fera la victoire du FN, c’est une société conforme aux souhaits de Jacques Attali, selon qui «nous serons tous intermittents du spectacle». C’est une phrase terrible, parce qu’il y croit et qu’il n’est pas le seul. Il y a un fossé entre ceux qui aiment être intermittents, ou qui en ont les moyens, et ceux qui subissent ce statut. L’une des seules catégories sociales où les femmes votent plus FN que les hommes, ce sont les employés de commerce. Pour une femme, c’est être vendeuse ou caissière, souvent en famille monoparentale, avec des horaires invraisemblables.

Vous écrivez qu’une «partie de la mouvance islamiste défend une vision du monde à bien des égards proche de celle de l’extrême droite». Pourquoi ?

N.L. : Faisons d’abord un sort au concept d’«islamofascisme» [utilisé par Marine Le Pen comme par Manuel Valls, ndlr]. Ce mot est un non-sens historique et intellectuel, récusé par la totalité des historiens du fascisme. Vouloir assimiler les deux phénomènes ne sert à rien et témoigne d’une incapacité à penser la violence, la radicalité et les sociétés fermées hors des totalitarismes européens du XXe siècle. Ils ne se rapprochent guère que dans leur conception de la société comme un tout organique, autoritaire et hiérarchisé.

J.-Y.C. : Ce qui me frappe chez les essayistes qui utilisent ce terme, c’est leur incapacité à penser un objet qui est le principal totalitarisme contemporain, autrement que par référence à un objet antérieur. Or il faut savoir penser le totalitarisme islamiste pour ce qu’il est et non par rapport au nazisme. Sans quoi on se condamne soit à établir une équivalence fausse, soit à minorer l’islam radical, puisqu’il n’a pas mis en œuvre de processus génocidaire de masse. Je veux souligner deux différences fondamentales entre islam radical et fascisme. D’abord les régimes islamistes s’inscrivent dans la logique du libéralisme économique. Ensuite l’Etat islamique n’a pas pour objectif de forger un «homme nouveau» mais de revenir à l’homme musulman des origines.

Comment disparaissent les extrêmes droites ?

N.L. :D’abord en participant au pouvoir. Tous les partis finissent par le payer, mais c’est encore plus violent pour l’extrême droite, même en cas de soutien sans participation au gouvernement. Certains pays ont aussi payé cher leur normalisation lorsqu’ils l’ont poussé jusqu’au bout : ce fut le cas de l’Alliance nationale en Italie [dissoute en 2009, ndlr]. Enfin, un mouvement d’extrême droite peut péricliter lorsqu’il propose une offre politique dépassée, comme dans le cas du néofascisme.

J.-Y.C. : Quitte à heurter, je ne suis pas persuadé que la mort de l’extrême droite soit un objectif à atteindre. Je laisse à cette famille le fantasme de voir disparaître ses adversaires. Je préférerais que ces derniers sachent argumenter contre elle, au lieu d’être tétanisés. On en est hélas loin aujourd’hui : les uns l’imitent, les autres reprennent la sempiternelle référence aux modèles fascistes et nazis. On l’a dit, celle-ci est inefficace et prouve surtout la paresse intellectuelle de ses utilisateurs.

N.L. :Il faut repenser le fameux «cordon sanitaire», censé isoler la droite de l’extrême droite. Car il a dégénéré : il signifie aujourd’hui que le FN ne peut pas accéder au pouvoir, mais que d’autres partis récupèrent ses idées. Cela me semble malsain, car cela crée de la frustration tout en radicalisant l’ensemble de la vie politique. Le «cordon» doit concerner les idées, pas les hommes. Que le FN ait des élus s’il les gagne à la loyale, mais que les autres mouvements n’aspirent pas son corpus.