Textes

Maurice Merleau-Ponty
Éloge de la philosophie, pp 67-69, Gallimard, Folio-essais.

 

Car il est inutile de contester que la philosophie boite. Elle habite l'histoire et la vie, mais elle voudrait s'installer en leur centre, au point où elles sont avènement, sens naissant. Elle s'ennuie dans le constitué. Étant expression, elle ne s'accomplit qu'en renonçant à coïncider avec l'exprimé et en l'éloignant pour en voir le sens. Elle peut donc être tragique, puisqu'elle a son contraire en soi, elle n'est jamais une occupation sérieuse, L'homme sérieux, s'il existe, est l'homme d'une seule chose à laquelle il dit oui. Les philosophes les plus résolus veulent toujours les contraires : réaliser, mais en détruisant, supprimer, mais en conservant. Ils ont toujours une arrière-pensée. Le philosophe donne à l'homme sérieux — à l'action, à la religion, aux passions — une attention peut-être plus aiguë que personne, mais c'est là justement qu'on sent qu'il n'en est pas. [...]
Le philosophe de l'action est peut-être le plus éloigné de l'action : parler de l'action, même avec rigueur et profondeur, c'est déclarer qu'on ne veut pas agir, et Machiavel est tout le contraire d'un machiavélique : puisqu'il décrit les ruses du pouvoir, puisque, comme on l'a dit, il « vend la mèche ». Le séducteur ou le politique, qui vivent dans la dialectique et en ont le sens ou l'instinct, ne s'en servent que pour la cacher, C'est le philosophe qui explique que, dialectiquement, un opposant, dans des conditions données, devient l'équivalent d'un traître. Ce langage-là est juste le contraire de celui des pouvoirs ; les pouvoirs, eux, coupent les prémisses et disent plus brièvement ; il n'y a là que des criminels. Les manichéens qui se heurtent dans l'action s'entendent mieux entre eux qu'avec le philosophe : il y a entre eux complicité, chacun est la raison d'être de l'autre, Le philosophe est un étranger dans cette mêlée fraternelle. Même s'il n'a jamais trahi, on sent, à sa manière d'être fidèle, qu'il pourrait trahir, il ne prend pas part comme les autres, il manque à son assentiment quelque chose de massif et de charnel... Il n'est pas tout à fait un être réel.