Recherche

Anthropologie structurale II,
Plon, pp. 343-344.

(...) Toute recherche scientifique postule un dualisme de l'observateur et de son objet. Dans le cas des sciences naturelles, l'homme joue le rôle d'observateur et il a le monde pour objet. Le champ au sein duquel se vérifie ce dualisme n'est certes pas illimité comme l'ont découvert la physique et la biologie contemporaine, mais il est assez étendu pour que le corps des sciences exactes et naturelles ait pu librement s'y déployer.
Si les sciences sociales et humaines sont véritablement des sciences, elles doivent préserver ce dualisme, qu'elles déplacent seulement pour l'installer au sein même de l'homme: la coupure passant alors entre l'homme qui observe et celui ou ceux qui sont observés. Mais, ce faisant, elles ne vont pas au delà du respect d'un principe. Car, s'il leur fallait se modeler intégralement sur les sciences exactes et naturelles, elles ne devraient pas seulement expérimenter sur ces hommes qu'elles se contentent d'observer (chose théoriquement concevable, sinon facile à mettre en pratique, et admissible moralement); il serait aussi indispensable que ces hommes ne fussent pas conscients qu'on expérimentât sur eux, faute de quoi la conscience qu'ils en prendraient modifierait de manière imprévisible la marche de l'expérimentation. La conscience apparaît ainsi comme l'ennemie secrète des sciences de l'homme, sous le double aspect d'une conscience spontanée, immanente à l'objet d'observation, et d'une conscience réfléchie—conscience de la conscience—chez le savant.
Sans doute les sciences humaines ne sont-elles pas entièrement dépourvues de moyens pour tourner cette difficulté. Les milliers de systèmes phonologiques et grammaticaux qui s'offrent à l'examen du linguiste, la diversité des structures sociales, étalée dans le temps ou dans l'espace, qui alimente la curiosité de l'historien et de l'ethnologue, constituent—on l'a dit souvent—autant d'expériences «toutes faites» dont le caractère irréversible affaiblit d'autant moins la valeur qu'on reconnaît aujourd'hui, à l'encontre du positivisme, que la fonction de la science n'est pas tellement de prévoir que d'expliquer. Plus exactement, l'explication recèle en elle-même une manière de prévision: prévision que, dans telle autre expérience, « toute faite », qu'il appartient à l'observateur de découvrir là où elle est, et au savant d'interpréter, certaines propriétés étant présentes, d'autres leur seront nécessairement liées.
La différence fondamentale entre sciences physiques et sciences humaines n'est donc pas, comme on l'affirme souvent, que les premières seules ont la faculté de faire des expériences et de les reproduire identiques à elles-mêmes en d'autres temps et en d'autres lieux. Car les sciences humaines le peuvent aussi; sinon toutes, au moins celles —comme la linguistique et, dans une plus faible mesure, l'ethnologie—qui sont capables de saisir des éléments peu nombreux et récurrents, diversement combinés dans un grand nombre de systèmes, derrière la particularité temporelle et locale de chacun.
Qu'est-ce que cela signifie, sinon que la faculté d'expérimenter, que ce soit a priori ou a posteriori, tient essentiellement à la manière de définir et d'isoler ce que l'on sera convenu d'entendre par fait scientifique? Si les sciences physiques définissaient leurs faits scientifiques avec la même fantaisie et la même insouciance dont font preuve la plupart des sciences humaines, elles aussi seraient prisonnières d'un présent qui ne se reproduirait jamais.

 

Titre 2