Progrès

Race et histoire

Les progrès accomplis par l’humanité depuis ses origines sont si manifestes et si éclatants que toute tentative pour les discuter se réduirait à un exercice de rhétorique. Et pourtant, il n’est pas si facile qu’on le croit de les ordonner en une série régulière et continue. Il y a quelque cinquante ans, les savants utilisaient pour se les représenter, des schémas d’une admirable simplicité: âge de la pierre taillée, âge de la pierre polie, âge du cuivre, du bronze, du fer. Tout cela est trop commode. Nous soupçonnons aujourd’hui que le polissage et la taille de la pierre ont parfois existé côte à côte: quand la seconde technique éclipse complètement la première, ce n’est pas comme le résultat d’un progrès spontanément jailli de l’étape antérieure, mais comme une tentative pour copier, e pierre, les armes et les outils de métal que possédaient les civilisations plus «avancées» sas doute, mais en fait contemporaines de leurs imitateurs. Inversement, la poterie, qu’on croyait solidaire de «l’âge de la pierre polie», est associée à la taille de la pierre dans certaines régions du nord de l’Europe.
(…) Encore une fois, tout cela ne vise pas à nier la réalité d’un progrès de l’humanité, mais nous invite à le concevoir avec plus de prudence. Le développement des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l’espace des formes de civilisations que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses: d’abord que le «progrès» (si ce terme convient encore pour désigner une réalité très différente de celle à laquelle on l’avait d’abord appliqué) n’est ni nécessaire ni continu; il procède par sauts, par bonds, ou, comme le diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction; ils s’accompagnent de changements d’orientation, un peu à la manière du cavalier des échecs qui a toujours à sa disposition plusieurs progressions mais jamais dans le même sens. L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois, les jette, les voit s’éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l’on gagne sur un, on est toujours exposé à le perdre sur l’autre, et c’est seulement de temps à autre que l’histoire est cumulative, c’est-à-dire que les comptes s’additionnent pour former une combinaison favorable.

Titre 2