Textes

Emile Boutroux
De la contingence des lois de la nature

 

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CONCLUSION

Lorsque, dans l’ancienne Grèce, l’homme prit conscience de lui-même et réfléchit sur sa condition, il se crut le jouet d’une puissance extérieure, impénétrable et irrésistible, qu’il appela le Destin. Selon cette croyance, il avait le devoir d’obéir à des ordres mystérieux, et il était condamné à expier des crimes inévitables. Après avoir gémi sur sa servitude, il osa juger cette puissance inflexible. Il la trouva cruelle et inique, il estima qu’il valait mieux qu’elle. Il s’étonna d’avoir accepté sans examen ce joug honteux. Il essaya de s’y soustraire, de le briser : il le brisa, en effet. Ce ne fut plus le monde qui lui dicta des lois, ce fut lui qui dicta des lois au monde. Il prit conscience de sa liberté.

Mais bientôt s’éveilla en lui une nouvelle inquiétude. Suffisait-il qu’il fût libre à l’égard du monde extérieur pour être libre en effet ? Ne sentait-il pas en lui des mouvements impétueux, des forces irrésistibles, analogues à ce destin auquel il avait cru jadis ? Ne s’était-il donc trompé alors que sur le siège de cette puissance souveraine ? Absente du monde, résidait-elle en lui-même ? Était-il l’esclave de ses passions, de ses idées, de sa nature ? La fatalité le ressaisissait-elle au moment où il croyait lui échapper ? Sans doute, cette fatalité nouvelle était moins brutale et moins stupide que la précédente. Mais en était-elle moins absolue ? Une chaîne pèse-t-elle moins lourdement pour être inaperçue du dehors ? Sous l’étreinte du monde extérieur, l’homme conservait

encore une liberté : celle de protester intérieurement contre la violence dont il était victime. Sous l’étreinte de sa propre nature, c’était se duper soi-même que de se croire libre. Quant à l’empire sur le monde extérieur, quel prix conserve-t-il aux yeux d’un être qui sent la fatalité au-dedans de soi ? En somme, le Destin, sans doute, n’était plus qu’une figure, mais c’était une figure vraie.

Le génie grec n’en demeura pas là. Il comprit que les diverses parties de la nature humaine n’avaient pas toutes la même dignité. Il réussit à faire plier les facultés inférieures devant les facultés supérieures. Il vit par là que cette fatalité interne qui pesait sur ses actes n’était pas aussi inflexible qu’il l’avait supposé d’abord. Chaque effort nouveau le confirma dans cette idée, dans cette foi en lui-même ; et peu à peu il osa prétendre à la perfection d’un dieu qui serait maître de lui comme de l’univers.

Telle semble être, en des sens divers, la condition de tous les êtres.

On peut distinguer dans l’univers plusieurs mondes, qui forment comme des étages superposés les uns aux autres. Ce sont, au-dessus du monde de la pure nécessité, de la quantité sans qualité, qui est identique au néant, le monde des causes, le monde des notions, le monde mathématique, le monde physique, le monde vivant, et enfin le monde pensant.

Chacun de ces mondes semble d’abord dépendre étroitement des mondes inférieurs, comme d’une fatalité externe, et tenir d’eux son existence et ses lois. La matière existerait-elle sans l’identité générique et la causalité, les corps sans la matière, les êtres vivants sans les agents physiques, l’homme sans la vie ?

Cependant, si l’on soumet à un examen comparatif les concepts des principales formes de l’être, on voit qu’il est impossible de rattacher les formes supérieures aux formes inférieures par un lien de nécessité.

Raisonne-t-on à priori ? L’on ne peut tirer les formes supérieures des formes inférieures par voie d’analyse, parce qu’elles contiennent des éléments irréductibles à ceux des formes inférieures. Les premières ne trouvent dans les secondes que leur matière et non leur forme. Le lien des unes par rapport aux autres apparaît comme radicalement synthétique.

Ce serait pourtant un lien nécessaire, s’il était posé par l’esprit, en dehors de toute expérience, dans un jugement synthétique causal à priori. Mais les formules qui supposeraient une origine à priori ne sont pas celles qui s’appliquent aux choses données ou même à la connaissance de ces choses ; tandis que les formules qui expliquent véritablement la nature des choses données dérivent de l’expérience elle-même.

L’existence des divers degrés de l’être n’est donc pas nécessaire en droit.

Le raisonnement à posteriori prouve-t-il qu’elle le soit en fait ?

Lors même que la science a pu prendre la forme déductive, il ne s’ensuit pas que les conclusions en soient objectivement nécessaires. La valeur des conclusions est précisément celle des principes fondamentaux ; et, si ces derniers sont contingents, la contingence s’en transmet nécessairement à toutes les propositions que le syllogisme en fait sortir. Or toute science purement déductive a un caractère abstrait et subjectif. Les définitions exactes ne sont possibles qu’à ce prix. Ce sont des synthèses artificielles de concepts, appauvris de manière à devenir entièrement intelligibles. On ne peut donc appliquer aux choses elles-mêmes la détermination inhérente aux définitions des sciences déductives.

Les faits, toutefois, semblent attester suffisamment la caractère nécessaire de l’apparition de chaque essence nouvelle. Car cette apparition coïncide constamment avec un certain état de la matière correspondante. Mais quelle est la signification de cette coïncidence ? De quel côté est l’agent, de quel côté le patient ? Est-ce le principe inférieur qui détermine l’apparition du principe supérieur ; ou bien, est-ce le principe supérieur lui-même qui, en se réalisant, suscite les conditions de sa réalisation ? D’une part, une cause phénoménale absolument déterminante est chose inintelligible, parce qu’elle suppose une quantité dépourvue de toute qualité, et qu’une telle essence ne peut exister : l’inférieur ne peut donc déterminer absolument l’apparition du supérieur. D’autre part, pour chaque progrès de l’être, on ne peut expliquer entièrement par les lois du principe inférieur la complication que présente ce principe, alors qu’il devient le marchepied du principe supérieur : il est donc légitime d’admettre que c’est la forme elle-même qui façonne la matière à son usage.

Ainsi chaque monde donné possède, par rapport aux mondes inférieurs, un certain degré d’indépendance. Il peut, dans une certaine mesure, intervenir dans leur développement, exploiter les lois qui leur sont propres, y déterminer des formes qui n’étaient pas appelées par leur essence. Mais chaque monde ne porte-t-il pas en soi, comme une fatalité interne, une loi qui en régit les phénomènes ; et ainsi la contingence des phénomènes n’est-elle pas, en définitive, une pure illusion ?

Et d’abord, n’existe-t-il pas une correspondance exacte entre un monde supérieur donné et les mondes inférieurs, de telle sorte que la loi du monde supérieur ne soit, en définitive, que la traduction, dans un autre langage de la fatalité propre aux mondes inférieurs, et comme le sens interne d’un destin symbolique ?

Cette correspondance n’a pas une telle signification, parce qu’elle n’existe pas entre les deux ordres de rapports, n’y ayant souvent aucune proportion entre les vicissitudes de la forme et celles de la matière ; et que, si elle existe entre les deux catégories de faits considérés isolément, rien ne prouve (à moins de considérer comme absolue la fatalité inhérente au monde inférieur, c’est-à-dire à moins de supposer ce qui est en question) que le phénomène supérieur n’ait pas influé sur la réalisation de ses conditions.

Mais l’observation et le raisonnement ne montrent-ils pas que les phénomènes se produisent suivant un ordre constant ; que les uniformités de détail se ramènent à des uniformités générales ; et que, finalement, chaque monde est gouverné par une loi spéciale, qui consiste dans la conservation de l’essence même dont il est la réalisation ?

Ces lois de permanence existent sans contredit ; mais sont-elles nécessaires ?

Considérées à priori, elles ne se peuvent déduire de l’essence même des choses auxquelles elles s’appliquent, parce qu’elles se rapportent à la quantité extensive, et que toute essence, étant avant tout une qualité, comporte, à ce point de vue, une infinité de degrés.

On ne peut dire non plus que ces lois fondamentales soient posées à priori par l’esprit lui-même. Les formules qui requièrent une origine rationnelle, portant sur des choses en soi ou sur des rapports invérifiables, ne s’appliquent pas aux choses données ou à la connaissance des choses données ; et les formules qui comportent un usage expérimental ne contiennent aucun terme qui ne trouve son explication dans l’expérience elle-même.

Il est donc inexact de dire que les lois régissent les phénomènes.

Elles ne sont pas posées avant les choses, elles les supposent ; elles n’expriment que les rapports qui dérivent de leur nature préalablement réalisée.

Mais la science elle-même, surtout lorsqu’elle a pu prendre la forme déductive, ne prouve-t-elle pas à posteriori que la nature même des choses ne change pas ?

D’une part, on ne peut identifier avec la nature des choses un principe empirique, si général qu’il soit, si fécond qu’il apparaisse. La science déductive est radicalement abstraite. Elle détermine les rapports des choses, à supposer que la nature en demeure immobile.

D’autre part, le monde nous offre partout, à côté de la conservation, qui, effectivement, en elle-même, exclut l’idée de contingence, le changement, progrès ou décadence, qui la comporte ; et cela, non seulement dans le détail superficiel, mais même, indéfiniment sans doute, dans les lois d’ensemble qui résument les lois de détail.

Au fond, il n’est pas un rapport réel d’antécédent à conséquent, si général qu’on le suppose, qui se puisse concevoir comme nécessaire. Car la nécessité ne peut consister que dans le rapport quantitatif de l’antécédent au conséquent. Or la quantité ne se conçoit que comme mesure de la qualité, comme subordonnée à la qualité ; et celle-ci, indéfiniment perfectible, et dissemblable d’elle-même pour deux degrés de perfection aussi voisins l’un de l’autre que l’on voudra, ne trouvant d’ailleurs dans la quantité extensive ou répétition stérile d’une même chose aucun élément de perfectionnement, ne peut admettre que comme accidentelle et relative, non comme essentielle et absolue, l’homogénéité et la permanence requises par la catégorie de quantité. La loi de la conservation de l’être est donc contingente.

Il est d’ailleurs impossible de trouver et de concevoir une loi de changement qualitatif antérieure aux choses qui n’implique pas la finalité.

Or la finalité dépasse l’expérience. Ainsi une telle loi ne satisfait pas aux conditions d’une loi positive, et ne peut être un indice de nécessité physique.

Les êtres du monde donné ne sont donc pas dans une dépendance absolue à l’égard de leur propre nature. Il n’est pas inconcevable que, jusque dans leur fond, ils ne demeurent pas éternellement semblables à eux-mêmes, et que l’ordre dans lequel se succèdent leurs manifestations ne laisse place à une part plus ou moins grande de contingence. Ce serait même cette indétermination qui permettrait aux formes supérieures de se greffer sur les formes inférieures, en plaçant celles-ci dans les conditions requises pour l’éclosion d’un germe nouveau.

Est-ce, maintenant, par une série de créations isolées les unes des autres, ou par une marche continue, que la nature s’élève ainsi, des formes vides et stériles des mondes ontologique et logique, aux formes riches et fécondes des mondes vivant et pensant ? Peu importe, en définitive ; car les éléments supérieurs, pour venir spiritualiser la matière par une gradation insensible, n’en resteront pas moins irréductibles aux éléments inférieurs, et superposés à ces derniers par voie d’addition, de création absolue. Dira-t-on qu’un navire avance de lui-même, parce que, du dehors, on lui voit suivre une marche continue ?

Trouver les formes intermédiaires qui établiraient entre tous les êtres de la nature une gradation insensible, ce serait déterminer le mode d’action du principe de perfectionnement, ce ne serait pas ramener le perfectionnement à l’immobilité, les formes supérieures aux formes inférieures. Quant à traduire l’idée de perfectionnement par l’idée de développement pur et simple, d’abord c’est chose illégitime, parce que tout développement n’est pas un perfectionnement ; ensuite c’est chose inutile, dans le cas présent, parce que le développement lui-même suppose l’intervention d’un principe supérieur, qui tire la matière de l’état d’enveloppement et lui fasse mettre au jour ce qu’elle cache. D’ailleurs la doctrine de la préexistence et de la préformation semble faire place de plus en plus, dans la science, à la doctrine de l’épigénèse , laquelle, sans exclure le principe de développement, suppose expressément un principe d’addition et de perfectionnement.

Un premier coup d’œil jeté sur les phénomènes a pu faire naître l’idée d’une transmutation universelle, sans addition de formes supérieures. On a pu croire que l’eau avec sa fluidité, ou le feu avec sa mobilité, était le principe unique, susceptible, par lui-même, de revêtir toutes les formes que nous connaissons. On a pu, pendant longtemps, persister dans la croyance à la transmutation des métaux.

On a pu, jusque dans un âge scientifique avancé, admettre la transmutation pure et simple des forces, croire que le mouvement se peut, littéralement, transformer en chaleur, en vie, en pensée. Un examen plus approfondi a montré que l’eau on la chaleur qui entretiennent la vie s’insinuent dans le corps vivant sans changer de nature ; que les métaux vils demeurent tels, à travers toutes les fusions et combinaisons qu’on leur fait subir ; que le mouvement subsiste tout entier, comme mouvement, sous la chaleur, la vie, la pensée, dont il accompagne l’apparition.

L’univers ne se compose donc pas d’éléments égaux entre eux, susceptibles de se transformer les uns dans les autres, comme des quantités algébriques. Il se compose de formes superposées les unes aux autres, quoique reliées entre elles, peut-être, par des gradations, c’est-à-dire des additions, tout à fait insensibles.

Et, de même que chaque monde contient quelque chose de plus que, les mondes qui lui sont inférieurs, de même, au sein de chaque monde, la quantité d’être n’est pas absolument déterminée. Il y a un perfectionnement possible, comme aussi une décadence ; et la contingence du degré de perfection emporte celle de la mesure quantitative.

S’il en est ainsi, le vieil adage : « Rien ne se perd, rien ne se crée », n’a pas une valeur absolue. L’existence même d’une hiérarchie de mondes irréductibles les uns aux autres sans être coéternels, est une première dérogation à cet adage ; et la possibilité du perfectionnement ou de la décadence an sein de ces mondes eux-mêmes en est une seconde.

Or les sciences positives reposent sur ce postulat. Elles étudient le changement, en tant qu’il se ramène à la permanence. Elles considèrent les choses au point de vue de la conservation de l’être. Quelle est donc la valeur des sciences positives ?

Certes la stabilité n’est pas simplement une catégorie abstraite, un moule où l’entendement jette les choses ; elle règne dans le monde donné. Les faits sont des cas particuliers de lois générales, le monde est intelligible ; et ainsi ce ne sont pas des possibilités idéales, c’est la réalité elle-même, dont la science nous présente le tableau systématique. Mais la stabilité ne règne pas sans partage. Au sein même de son empire apparaît, comme élément primitif original, l’action d’un principe de changement absolu, de création proprement dite ; et il est impossible d’établir une frontière entre les deux domaines. On [ne] peut dire qu’une partie des êtres ou qu’une face des choses soient régies par des lois, tandis que les autres êtres ou l’autre face des choses seraient soustraits à la nécessité. Ce qui est vrai, c’est que, dans les mondes inférieurs, la loi tient une si large place qu’elle se substitue presque à l’être ; dans les mondes supérieurs, au contraire, l’être fait presque oublier la loi. Ainsi tout fait relève non seulement du principe de conservation, mais aussi, et tout d’abord, d’un principe de création.

L’être n’est donc, à aucun de ses degrés, connu jusque dans son fond, quand les sciences positives ont achevé leur œuvre. Il est connu dans sa nature et ses lois permanentes. Il reste à le connaître dans sa source créatrice. Mais en quoi peut consister ce principe, inaccessible à l’observation ? Il semble que le seul moyen légitime de s’en faire une idée soit d’en considérer les effets. Mais, dira-t-on, quels sont ces effets, sinon la dérogation aux lois, l’incohérence et le désordre ? Soumis à la nécessité, le monde pouvait du moins être embrassé dans une pensée unique : pénétré par la contingence, il n’est plus intelligible que par fragments et d’une manière approximative ; il n’offre plus que les membres épars d’un organisme désagrégé. Que peut donc être, en lui-même, le principe de la contingence, sinon le hasard, ce mot dont nous couvrons notre ignorance, et qui, loin d’expliquer les choses, implique le renoncement même à toute tentative d’explication, et en quelque sorte l’abdication de la pensée ?

Peut-être n’est-il pas nécessaire d’admettre que ce principe ne soit connu que dans ses effets. Mais il faudrait évidemment, pour être en mesure de le saisir en lui-même, sortir de la sphère de l’expérience. Que si, restant sur le terrain des faits, l’on contemple la marche générale des choses, sans faire de la classification scientifique le seul type de l’ordre, on trouvera peut-être que, même dans la doctrine de la contingence, le monde apparaît comme empreint de simplicité, d’harmonie et de grandeur.

Au degré inférieur, au-dessous même de l’être indéterminé, est la nécessité ou quantité pure et simple, dont l’essence est l’unité. C’est la forme la plus vide qu’il soit possible de concevoir. Mais cette forme, en tant du moins qu’elle aspire à se séparer du néant absolu, n’est pas tout à fait immuable. Grâce à la place, même infiniment, petite, qu’elle laisse à la contingence, elle ne demeure pas inutile. Elle prépare la réalisation de l’être. Or l’être, tel qu’il est donné dans l’expérience, c’est le fait cause du fait, c’est-à-dire l’un déterminant l’autre. C’est un ensemble d’actes liés entre eux par un rapport de causalité. L’essence de l’être est donc le rapport de l’un et de l’autre, la multiplicité résultant de la différenciation. A son tour, la multiplicité, laissant quelque place à la contingence, devient la matière à laquelle s’applique, comme une forme, le système des genres et des espèces, ou classification du multiple. Or l’idée générale, la notion, est, d’une part, multiple, en tant qu’elle est décomposable en plusieurs notions plus particulières, différentes les unes des autres ; d’autre part, elle est une, en tant qu’elle consiste en une essence commune à ces diverses notions. La notion est donc l’harmonie introduite dans le multiple au moyen de la hiérarchie, la combinaison de l’unité et de la multiplicité.

Unité, multiplicité, hiérarchie ou unité dans la multiplicité : tels sont les degrés inférieurs de l’être, formes abstraites, susceptibles d’être conçues, non encore d’être senties.

Grâce à un certain degré de contingence, à une sorte de jeu laissé aux cadres logiques, une nouvelle forme de l’être s’y introduit : la matière, chose étendue et mobile, dont l’essence est la continuité. Or le continu n’est autre chose que la fusion, la pénétration réciproque, l’unification de l’un et du multiple. La matière, à son tour, se prête à la création des formes physiques et chimiques, dont l’essence est l’hétérogénéité. Or l’hétérogène est au continu ce qu’est à l’unité la multiplicité, fondée sur le rapport de l’un et de l’autre. Puis le monde physique rend possible le monde vivant, lequel a pour essence l’individualisation, l’harmonie introduite dans l’hétérogène par la prépondérance d’un élément central, par la hiérarchie. La distribution hiérarchique des fonctions, dans cette seconde période, répond au troisième terme de la première, à la combinaison de l’unité et de la multiplicité dans la notion.

Continuité, hé térogénéité, organisation hiérarchique : elles sont les formes de l’être, concrètes et sensibles, qui se superposent aux formes abstraites.

Enfin, au-dessus de la vie elle-même, et sur le fondement qu’elle fournit, s’élève la conscience, où le monde est senti, connu, dominé. La sensibilité est l’état de la personne qui est sous l’influence des choses et qui ne s’en distingue pas encore ; qui, en quelque sorte, ne fait qu’un avec elles, L’intelligence est la relation de la personne avec des choses dont elle se distingue, parce qu’elles lui apparaissent comme autres qu’elle-même. La volonté est l’acte de la personne qui, en vertu de sa supériorité, coordonne, organise, ramène à l’unité la multiplicité de ses manières d’être et la multiplicité des choses.

De plus, la forme consciente de l’être est à la fois abstraite, en ce que, dans le monde actuel, elle n’existe pas a part, et concrète en ce qu’elle est donnée en elle-même. Encore subordonnée à des conditions et dépendant, à ce titre, des mondes inférieurs, la conscience a néanmoins une large part d’existence propre. Elle trouve, dans ses conditions matérielles, un instrument plus encore qu’un lien. Elle se demande si cet instrument lui sera toujours indispensable, et elle aspire à un état où elle se suffirait, à elle-même, où elle aurait la vie et l’action, avec l’indépendance. Ainsi chaque forme de l’être est la préparation d’une forme supérieure ; et les choses vont ainsi se diversifiant et se multipliant, pour aboutir à la forme hiérarchique, qui donne à l’ensemble toute la puissance et toute la beauté qu’il comporte.

Si cette marche de l’être exclut, jusqu’à un certain point, l’ordre qui consiste dans l’uniformité, s’ensuit-il qu’elle ne soit que désordre et confusion ? N’est-ce pas plutôt à un ordre supérieur qu’a été sacrifié en partie l’ordre monotone de la nécessité ? N’est-il pas admirable que les êtres se prêtent un mutuel appui, les êtres inférieurs n’existant pas seulement pour leur propre compte, mais fournissant en outre aux êtres supérieurs leurs conditions d’existence et de perfectionnement ; ceux-ci, à leur tour, élevant les êtres inférieurs à un point de perfection qu’ils n’auraient pu atteindre par eux-mêmes ? N’est-il pas conforme à l’ordre que chaque être ait une fin à réaliser, et qu’il y ait harmonie entre les fins des différents êtres ?

Mais cet ordre supérieur pourrait-il exister, si la nécessité était souveraine dans le monde, si la formule « rien ne se perd, rien ne se crée » était littéralement appliquée ? S’enquiert-on du but d’une action imposée par la contrainte ? Y a-t-il des différences de valeur, c’est-à-dire de qualité, de mérite, y a-t-il progrès, perfectionnement parmi les produits d’une même nécessité ? Les degrés de valeur, si l’on essaie d’en établir dans un pareil monde, pourront-ils être autre chose que des différences conventionnelles, relatives à l’intérêt on au sentiment d’un être pris arbitrairement pour mesure ? Si la contingence ne régnait pas jusqu’à un certain point dans la série des causes déterminantes, le hasard régnerait dans la série des causes finales. Car c’est la finalité elle même qui implique, dans la succession des phénomènes, une certaine contingence. Poser l’uniformité de succession comme absolue, ce serait sacrifier un ordre supérieur a un ordre inférieur ; la subordonner à la finalité, c’est rendre possible l’ordre véritable. La surface la plus extérieure des choses et la plus éloignée du foyer vivant, exactement ordonnée en apparence, parce que les successions y sont uniformes, implique, au fond, cette indétermination qualitative qui est l’indétermination véritable ; mais, à mesure qu’on pénètre plus avant dans la réalité, on voit croître la détermination qualitative, et, avec elle, la valeur, le mérite et l’ordre véritable, proportionnellement à la décroissance même de l’ordre abstrait et fatal. Peut-on, dès lors, assimiler au hasard l’âme invisible et présente qui fait mouvoir les ressorts du monde ?

Mais, pour offrir peut-être un intérêt esthétique, la doctrine de la contingence ne porte-t-elle pas atteinte aux sciences positives ?

Il est vrai qu’elle réduit à une valeur abstraite les sciences exclusivement fondées sur le principe de la conservation de l’être, c’est-à-dire exclusivement statiques. Mais ces sciences ne semblent, en somme, avoir d’autre rôle que de déduire les conséquences de conditions posées, dans l’hypothèse où ces conditions seraient exactement déterminées et où la quantité d’être ne subirait aucune variation : elles ne prétendent pas, en elles-mêmes, être exactement conformes à la réalité objective. Sans doute, si toute science devait rentrer dans les sciences statiques, la doctrine de la contingence infirmerait la valeur des sciences positives. Mais, s’il est légitime de constituer des sciences dynamiques, à côté et au-dessus des sciences statiques ; si la science objective consiste précisément dans ces sciences supérieures, la doctrine de la contingence est conforme aux conditions de la science. Seulement, cette doctrine impose l’observation et l’expérience comme méthode constamment indispensable des sciences dynamiques, des sciences de l’être. S’il est vrai, en effet, qu’à côté d’un principe de conservation il y ait un principe de changement contingent, l’abandon de l’expérience est toujours dangereux, toujours illégitime. L’expérience désormais n’est plus une pensée confuse, point de départ chronologique de la pensée distincte ; ce n’est plus même uniquement l’ensemble des données parmi lesquelles l’induction discerne la loi, et qui, une fois résumées ainsi dans une formule générale, rendent inutiles des observations nouvelles : c’est l’éternelle source et l’éternelle règle de la science, en tant que celle-ci veut connaître les choses d’une manière vraiment objective, c’est-à-dire dans leur histoire, en même temps que dans leur nature, laquelle n’est, en définitive, qu’un de leurs états. Selon la doctrine de la contingence, il est chimérique, il est faux de prétendre ramener l’histoire à une déduction pure et simple.

L’étude de l’histoire des êtres acquiert, de ce point de vue, une importance singulière. Il se trouve qu’au lieu de s’éloigner du principe des choses, comme il arriverait si leur histoire était contenue en germe dans leur nature et n’en était que le développement analytique et nécessaire, la science dynamique s’en rapproche, au contraire, plus que la science statique. C’est l’acte qui implique l’essence, bien loin que l’essence puisse expliquer l’acte. Ce n’est donc pas la nature des choses qui doit être l’objet suprême de nos recherches scientifiques, c’est leur histoire. Ces deux points de vue se distinguent d’ailleurs inégalement, selon que la part de la contingence est plus ou moins grande dans la chose à connaître. Ainsi dans les formes inférieures de l’être, l’extrême stabilité dissimule l’histoire. Mais, à mesure que l’on considère des êtres plus élevés, l’essence apparaît de moins en moins comme primordiale : il devient de plus en plus évident qu’elle a son principe dans l’action même de l’être. L’homme est l’auteur de son caractère et de sa destinée. Ce n’est donc pas la recherche scientifique, c’est uniquement la prétention d’arriver à se passer de l’expérience qui est condamnée par la doctrine des variations contingentes ; c’est, par là même, la réduction des sciences historiques aux sciences statiques. Les premières deviennent, au contraire, les sciences concrètes proprement dites, tandis que les autres ne sont plus, à des degrés divers, que des sciences abstraites.

Enfin, la doctrine de la contingence joint à un intérêt esthétique et scientifique un intérêt pratique. En effet, si l’on admettait que l’existence du monde et les lois de succession qui s’y manifestent sont absolument nécessaires, la liberté serait, ce semble, une idée sans objet. Peut-être le monde, ainsi conçu, comporterait-il encore un développement ; mais, comme ce développement serait un système de modes nécessairement liés entre eux, il ne répondrait pas à l’idée que l’esprit se fait de la liberté. La déduction, qui se développe les conséquences d’une définition mathématique, n’est pas un type de liberté, mais de nécessité ; encore bien que cette nécessité purement interne se distingue logiquement de la nécessité externe ou fatalité proprement dite.

Suffirait-il, pour faire une place à la liberté, sans renoncer à la nécessité des lois de la nature, de considérer le monde donné dans l’expérience comme un pur phénomène, où l’être ne serait engagé à aucun degré ? Est-il indifférent, à ce prix, de livrer à la nécessité le monde où nous vivons ? Il est vrai que cette doctrine est moins contraire à la liberté que la précédente, dans laquelle l’être n’était pas réellement distingué des phénomènes. Comme elle pose, en dehors du monde sensible, un monde intelligible ; comme ce monde, qui est celui de l’être en soi, est affranchi de lois qui n’ont de sens qu’appliquées à des phénomènes, la doctrine dont il s’agit peut, semble-t-il, établir dans ce monde supérieur la liberté qu’elle élimine du monde inférieur. De cette manière, la liberté et la nécessité se trouvent conciliées : l’être est libre dans l’absolu, et l’ordre de ses manifestations est nécessaire. Comme, d’ailleurs, il n’est aucun phénomène donné dans l’expérience qui ne corresponde à un acte de l’être, on ne trouve nulle part une nécessité qui ne soit doublée de liberté. Toute chose est sans doute nécessaire par un côté ; mais, par un autre, elle est libre. Il y a plus : de même que, du côté des phénomènes, la nécessité est absolue ; de même, du côté des êtres, la liberté est infinie. Ainsi, dans cette conciliation, ni la liberté ni la nécessité ne se trouvent diminuées.

Est-il vrai qu’il soit possible de concilier à ce point la liberté et la nécessité ?

Le monde sensible étant considéré, dans cette doctrine, comme le phénomène, le symbole, l’expression du monde intelligible, la même nécessité qui lie entre eux les phénomènes lie entre eux les actes de l’être. Par conséquent, il ne peut être question, dans une vie humaine, d’une détermination interne qui ne serait pas nécessairement liée à toutes les autres. Une seule action décide de toute la conduite. Le caractère de chaque homme, la série de ses déterminations mentales forme un système où chaque partie est appelée par le tout. Il serait inexact de dire que tel ou tel de nos actes est libre ; car, étant donnée notre vie antérieure, il ne peut être que ce qu’il est. Ce qui est libre, c’est uniquement la création de notre caractère, ou système d’actes intérieurs manifesté par la trame de nos mouvements extérieurs. Notre liberté s’épuise dans un acte unique ; et son œuvre est un tout dont aucun détail ne peut être changé. Étrange doctrine, selon laquelle le changement de vie, l’amélioration ou la perversion, le repentir, les victoires sur soi-même, les luttes entre le bien et le mal ne seraient que les péripéties nécessaires d’un drame où le dénouement est marqué d’avance !

Mais c’est encore une illusion de croire que, dans cette doctrine, le dénouement du moins, l’idée générale de nos actes, reste en notre pouvoir. Si les actes suprasensibles de chacun de nous sont liés nécessairement entre eux, ils sont liés de la même manière aux actes suprasensibles des autres êtres, face interne d’autres phénomènes. Le même raisonnement qui établit la corrélation nécessaire de toutes les déterminations d’une même volonté établit la corrélation nécessaire de tous les systèmes de déterminations volontaires. Notre caractère personnel est une pièce indispensable du monde intelligible : il ne s’en peut détacher, il ne se peut modifier, sans rompre l’unité et l’harmonie du tout. L’acte qui crée notre vie morale est, dans son existence et dans sa nature, une conséquence inévitable des actes de toutes les autres volontés.

Il serait d’ailleurs inutile d’alléguer que si nous ne pouvons rien changer aux phénomènes physiques et psychologiques, nous pouvons du moins les vouloir dans tel ou tel esprit, et qu’en ce sens purement formel et métaphysique nos intentions restent libres. Cette hypothèse ôterait toute raison d’être à l’existence du monde sensible, puisqu’aussi bien nos intentions n’ont pour objet que des idées et que l’objectivité de ces idées serait, au point de vue où l’on se place, indifférente à la moralité. Ensuite cette hypothèse, en déniant au monde des faits la possibilité d’exprimer le côté moral des actes, lui enlèverait en quelque sorte son rôle de phénomène du monde métaphysique, puisque l’élément moral est vraisemblablement l’essence du monde métaphysique, le monde métaphysique lui-même. Par là cette hypothèse nous interdirait tout jugement moral sur les autres et sur nous-mêmes. Elle placerait la moralité dans une sphère inaccessible à la conscience humaine. Enfin, en interdisant à la volonté tout objet qui ne serait pas, d’avance, compris dans le système des phénomènes, elle ferait consister sa perfection, non pas à dominer les choses, mais à s’y conformer, à s’anéantir devant elles.

En somme, dans cette doctrine, à un monde de phénomènes où tout est lié nécessairement se superpose un monde d’actions où tout est lié de la même manière. Il ne peut donc être question, pour les êtres particuliers, de liberté personnelle. Il n’existe qu’un être libre. Tout ce qui n’est pas cet être suprême est absorbé dans le système de ses déterminations.

Mais cet être lui-même est-il vraiment libre ?

Sans doute, il a pu créer ou ne pas créer, choisir tel monde plutôt que tel autre. Pourtant son choix a été soumis à cette restriction, de ne porter que sur un monde où tout fût lié, où tout se ramenât à une unité logique. De plus, l’acte de cet être est unique et immuable : toute intervention spéciale dans la production des phénomènes lui est interdite. Son œuvre même s’impose désormais à lui comme un fatum inexorable.

Si donc la doctrine de la conciliation admet une liberté sans limites, c’est en la plaçant dans des régions si élevées, si éloignées des choses, que son action se perd dans le vide.

Telles ne sont pas les suites de la doctrine de la contingence. Elle ne se borne pas à ouvrir devant la liberté, en dehors du monde, un champ infini, mais vide d’objets où elle puisse se prendre. Elle ébranle le postulat qui rend inconcevable l’intervention de la liberté dans le cours des phénomènes, la maxime suivant laquelle rien ne se perd et rien ne se crée. Elle montre que ce postulat, s’il était admis d’une manière absolue, engendrerait une science purement abstraite. Elle découvre, dans les détails mêmes du monde, des marques de création et de changement. Elle se prête donc à la conception d’une liberté qui descendrait des ré gions suprasensibles pour venir se mêler aux phénomènes et les diriger dans des sens imprévus.

Dès lors, la liberté n’a pas le sort du poète que Platon couronnait de fleurs, mais qu’il bannissait de sa république.

Dieu n’est pas seulement le créateur du monde : il en est aussi la providence, et veille sur les détails aussi bien que sur l’ensemble.

L’humanité n’est pas seulement en possession d’une liberté collective : les sociétés humaines ont, elles aussi, leur liberté ; et, au sein des sociétés, les individus mêmes disposent de leur personne. Enfin, l’individu n’est pas seulement l’auteur de son caractère : il peut encore intervenir dans le cours des événements de sa vie, et en changer la direction ; il peut, à chaque instant, se confirmer dans ses tendances acquises, ou travailler à les modifier.

Dans ses rapports avec le monde, l’homme n’est pas un spectateur réduit à vouloir les choses telles qu’elles se passent nécessairement : il peut agir, mettre sa marque sur la matière, se servir des lois de la nature pour créer des œuvres qui la dépassent. Sa supériorité sur les choses n’est plus une figure, une illusion née de l’ignorance, la stérile conscience d’une valeur plus haute : elle se traduit par un empire effectif sur les autres êtres, par le pouvoir de les façonner, plus ou moins, conformément à ses idées et en vertu même de ses idées.

Par là, enfin, les actes extérieurs, s’ils ne sont pas tout l’homme, s’ils n’équivalent pas à l’âme elle-même, modèle inimitable pour la matière, peuvent, du moins, être une manifestation, une traduction plus ou moins fidèle de l’intention de la volonté, et donner une assiette expérimentale aux jugements moraux. Et, si l’ordre des choses peut-être modifié d’une manière contingente, ce ne sera pas assez, pour être bon, d’avoir conçu, désiré et voulu le bien : il sera nécessaire d’avoir agi ou du moins essayé d’agir, puisque, selon la conscience morale, le bien possible est obligatoire.

Telles sont les objets métaphysiques que la doctrine de la contingence rend possibles ; et, à ce titre, elle apparaît comme propice aux croyances de la conscience humaine. Mais, par elle-même, elle est impuissante à ériger ces possibilités en réalité, parce que la liberté, qui en est le fond, et dont la contingence des choses est ici considérée comme le signe extérieur, n’est pas et ne peut pas être donnée dans l’expérience, soit directement, soit indirectement. L’expérience ne saisit que les choses actuellement réalisées. Or il s’agit ici d’une puissance créatrice, antérieure à l’acte. Toutefois l’expérience elle-même, en établissant le caractère contingent de tout ce qu’elle nous fait connaître, et en laissant cette contingence inexpliquée, nous invite à chercher s’il n’existerait pas quelque autre source de connaissance, propre à nous en fournir la raison. Et, en nous montrant que les diverses parties du monde, bien que contingentes dans leur existence et leurs lois, présentent un certain ordre qui retrouve en beauté ce qu’il perd en uniformité, elle nous fait pressentir la nature supérieure des êtres qui se révèlent à nos sens par leurs manifestations. Enfin, comme il faut que ces êtres supérieurs, pour que leur intervention puisse expliquer la contingence des phénomènes, ne vivent pas à part, sans rapport direct avec le monde de l’expérience, ou en se bornant à intervenir plus ou moins rarement dans le cours des choses, mais soient les auteurs immédiats de chaque phénomène, exempt, en définitive, de toute dépendance réelle à l’égard des phénomènes concomitants : il est impossible d’admettre que la connaissance du monde, telle que la peuvent donner les sens et l’entendement, c’est-à-dire la connaissance des phénomènes et des lois, abstraction faite des causes génératrices, se suffise jamais à elle-même.

Les sens nous montrent des changements et ne les expliquent pas. L’entendement nous révèle la conservation de certaines formes et de certains modes d’action à travers ces changements, et explique ceux-ci par ceux-là. Mais le caractère purement relatif de cette permanence nous empêche de voir, dans les formes et les modes d’action où elle se manifeste, les principes mêmes des choses, c’est-à-dire des causes proprement dites, en même temps que des essences et des lois. Il appartiendrait à la métaphysique de combler le vide laissé par la philosophie de la nature, en cherchant s’il ne serait pas donné à l’homme de connaître, par une autre voie que l’expérience, non plus des essences et des lois, mais des causes véritables, douées à la fois d’une faculté de changement et d’une faculté de permanence.

Connaître les choses dans l’ordre de leur création, ce serait les connaître en Dieu. Car une cause ne peut être admise comme telle que si elle est rattachée, par un lien de participation, à la cause première. Si la série des causes n’a pas de limite, il n’y a pas de causes véritables, l’action et la passion, en toute chose, existent au même titre, et l’une n’est pas plus que l’autre le fond absolu de l’être. Mais l’esprit peut-il atteindre jusqu’à cette essence suprême ?

On peut dire que les sciences positives, à travers l’étude des phénomènes, cherchent déjà Dieu. Car elles cherchent le premier principe des choses. Les divers concepts auxquels on essaie de ramener tout ce qui est donné dans l’expérience ne sont autre chose, en un sens, que des définitions de Dieu.

L’entreprise la plus téméraire est de prétendre se passer, pour l’explication de l’univers, de tout postulatum, et d’identifier Dieu avec la nécessité absolue, qui ne suppose rien avant elle. Cette idée, qui, en définitive, se confond avec celle du néant, est si vide qu’à vrai dire elle n’explique rien. Il faut se résigner à mettre dans l’idée de Dieu un principe inexplicable ; et ce principe, pour être fécond, doit être synthétique. A tout le moins voudrait-on réduire au minimum ce que l’on prend pour accordé ; et l’on essaye de définir Dieu « l’Être » ou « le genre suprême ». Mais ces concepts, bien qu’ils expliquent déjà quelque chose, sont encore beaucoup trop pauvres pour expliquer l’univers. On croit faire assez grande la part de l’insondable en attribuant à Dieu, comme éléments irréductibles, l’étendue et la force, c’est-à-dire en l’identifiant avec la matière. Mais la matière est encore impuissante à tout expliquer. Ajouter à ces attributs, à titre de nouveaux postulata, les forces physiques et chimiques, la vie et même la conscience humaine, c’est sans doute obtenir une idée de Dieu de plus en plus riche, et, par suite, de plus en plus féconde ; mais ce n’est pas encore concevoir un Dieu propre à tout expliquer ; car la nature et les lois des corps, des êtres vivants et de la conscience humaine ne sont pas immuables et ne rendent pas compte elles-mêmes des changements qu’elles comportent. Faut-il imaginer, comme dernier postulat, une synthèse irréductible qui comprendrait, non seulement tous les attributs essentiels des choses connues, mais encore tous les attributs essentiels des choses inconnues et des choses possibles ? Une telle synthèse serait une conception arbitraire, parce qu’il n’y a pas de raison pour que l’échelle des attributs ait un terme. Les synthèses qui, comme celles auxquelles aboutit la science, se constituent par l’organisation hiérarchique d’une multiplicité, peuvent se compliquer indéfiniment sans jamais atteindre à une forme suprême. De plus, ces formules n’expliqueront jamais tout, parce qu’elles ne s’expliquent pas elles-mêmes, mais sont simplement données par l’observation et l’abstraction ; et que pourtant, à titre de choses complexes et contingentes, elles réclament une explication.

Ainsi les sciences positives prétendraient vainement saisir l’essence divine ou raison dernière des choses. Cette essence ne consiste pas dans une synthèse d’attributs, si riche qu’on la suppose. Il entre dans le concept de la perfection, en même temps qu’une idée de richesse et de plénitude, par où cette idée est à une distance infinie de la quantité indéterminée, une idée d’unité, d’achèvement, d’absolu, par où elle se distingue invinciblement de la synthèse la plus riche et la plus harmonieuse.

Ni l’expérience, ni aucune élaboration logique de l’expérience ne sauraient fournir la véritable idée de Dieu. Mais le monde donné dans l’expérience est-il toute la réalité ?

Il est remarquable que le concept de la nécessité ou de l’existence absolue, qui est en quelque sorte la forme de l’entendement, ne trouve pas son application exacte dans le monde donné, en sorte que l’entendement ne peut gouverner à son gré la science, mais doit se borner à conserver les sensations et leurs liaisons, sans imposer aux concepts et aux principes abstraits qui résultent de cette conservation même le caractère de l’absolu. Est-il vraisemblable que l’idée de la nécessité, inhérente à l’entendement, soit sans aucune application légitime ?

A mesure que l’on gravit l’échelle des êtres, on voit se développer un principe qui, en un sens, ressemble à la nécessité : l’attrait pour certains objets. Il semble que l’être soit conduit nécessairement. Mais il n’est pas poussé par une chose déjà réalisée, il est attiré par une chose qui n’est pas encore donnée, et qui, peut-être, ne le sera jamais.

Si nous considérons l’homme, nous voyons qu’il connaît la nécessité sous une forme plus différente encore des conditions de l’expérience, sous la forme du devoir. Il sent à la fois qu’il doit agir d’une certaine manière, et qu’il peut agir d’une autre manière.

Ces sortes de rapports sont scientifiquement inintelligibles ; et l’homme serait amené à les considérer comme des illusions, dues à l’ignorance, s’il n’avait d’autre point de vue sur les choses que celui de la spéculation. Mais il est téméraire de prétendre embrasser, de ce point de vue, tout ce qui est. Le mode de connaissance doit être approprié à l’objet à connaître ; et, de même que, pour voir le soleil, il faut un organe qui tienne, en quelque sorte, de la lumière : de même, pour connaître le rapport du sensible avec le suprasensible, il faut une faculté pour laquelle le fait et l’idée, le signe et la chose signifiée cessent d’être des choses radicalement distinctes. Cette faculté, l’homme la déploie et en prend conscience, alors qu’il agit pour réaliser l’idée attrayante ou obligatoire. L’action communiquant sa vertu à l’intelligence, l’introduit dans un monde supérieur, dont les mondes visibles n’étaient que l’œuvre morte. D’une part, elle lui révèle la réalité de la puissance ou de la cause, comme principe créateur et spontané, qui existe avant, pendant et après sa manifestation. D’autre part, elle lui montre que cette puissance ne peut passer à l’acte et être ce qu’elle veut être, que si elle se suspend en quelque sorte, comme à un principe de vie et de perfection, à une fin considérée comme nécessaire, c’est-à-dire comme bonne, digne d’être poursuivie et réalisée.

Le concept de la nécessité reprend donc une valeur réelle, en un nouveau sens, il est vrai, si l’on se place au point de vue pratique. Il devient même possible de concevoir l’existence d’un objet absolument nécessaire, pourvu que l’on admette en même temps l’existence d’une liberté absolue capable de le réaliser. Or, abandonnant le point de vue externe d’où les choses apparaissent comme des réalités fixes et bornées, pour rentrer au plus profond de nous-mêmes, et saisir, s’il se peut, notre être dans sa source, nous trouvons que la liberté est une puissance infinie. Nous avons le sentiment de cette puissance chaque fois que nous agissons véritablement. Nos actes ne la réalisent pas, ne peuvent pas la réaliser, et ainsi nous ne sommes pas nous-mêmes cette puissance. Mais elle existe, puisqu’elle est la racine de nos êtres.

Ainsi l’entendement, par sa catégorie de nécessité, est le moyen terme entre le monde et Dieu ; mais il nous faut une faculté supérieure pour voir en Dieu autre chose qu’une possibilité idéale, pour donner son vrai contenu à l’idée abstraite de la nécessité. Cette faculté, nous la trouvons dans la raison, ou connaissance pratique du bien. La vie morale, où elle s’exerce, nous apparaît de plus en plus clairement (à mesure que nous nous efforçons davantage de la pratiquer dans toute sa pureté, et que, par là même, nous en connaissons mieux l’essence) comme l’effort de l’être libre pour réaliser une fin qui, en elle-même, mérite absolument d’être réalisée. Mais comment ne pas croire que cette fin supérieure, qui communique à celui qui la cherche la force et la lumière, n’est pas elle-même une réalité, la première des réalités ?

Dieu est cet être même, dont nous sentons l’action créatrice au plus profond de nous-mêmes au milieu de nos efforts pour nous rapprocher de lui. Il est l’être parfait et nécessaire.

En lui la puissance ou liberté est infinie ; elle est la source de son existence, qui de la sorte n’est pas sujette à la contrainte de la fatalité. L’essence divine, coéternelle à la puissance, est la perfection actuelle. Elle est nécessaire d’une nécessité pratique, c’est-à-dire mérite absolument d’être réalisée, et ne peut être elle-même que si elle est réalisée librement. En même temps elle est immuable, parce qu’elle est pleinement réalisée et qu’un changement, dans ces conditions, ne pourrait être qu’une déchéance. Enfin l’état qui résulte de cet acte excellent et immuable, œuvre spontanée de la puissance infinie, est une félicité sans changement.

Aucune de ces trois natures ne précède les autres. Chacune d’elle est absolue et primordiale ; et elles ne font qu’un.

Dieu est le créateur de l’essence et de l’existence des êtres. De plus, c’est son action, sa providence incessante qui donne aux formes supérieures la faculté d’employer, comme instruments, les formes inférieures. Il n’y a d’ailleurs aucune raison pour considérer une providence spéciale comme plus indigne de lui que la création d’un univers multiple et changeant.

Par cette doctrine de la liberté divine, la contingence que présente la hiérarchie des formes et des lois générales du monde se trouve expliquée.

Et maintenant, la connaissance de la cause première ne peut-elle éclairer la connaissance des êtres inférieurs ?

La nature humaine, forme supérieure de la créature, n’est pas sans analogie avec la nature divine. Elle possède, dans le sentiment, la pensée et la volonté, une sorte d’image et de symbole des trois aspects de la divinité. À leur tour, les êtres inférieurs, dans leur nature et dans leurs progrès, rappellent, à leur manière, les attributs de l’homme. Le monde entier semble donc être l’ébauche d’une imitation de l’être divin, mais d’une imitation symbolique, telle que la comporte l’essence du fini.

Dieu n’est-il pas le bien, le beau suprêmes ? Et, si les êtres de la nature présentent quelque analogie avec lui, n’apparaît-il pas, non plus seulement comme leur cause créatrice, mais encore comme leur idéal ? Mais, si chaque être de la nature a ainsi un idéal, en vue duquel il est façonné d’avance et qui pourtant le dépasse infiniment, ne doit-il pas exister, dans chaque être, une puissance spontanée, plus grande que lui ? N’est-il pas conforme à la bonté divine d’appeler tous les êtres, chacun selon sa dignité, à l’accomplissement du bien, et de mettre en eux l’activité spontanée qui en est la condition indispensable ?

La marche des choses peut être comparée à une navigation. Si le premier soin des navigateurs est d’éviter les écueils et de se soustraire aux tempêtes, là ne se bornent pas leurs efforts. Ils ont un but à atteindre ; et, à travers les circuits de toute sorte qu’il leur faut faire, ils y tendent constamment. Avancer, ce n’est pas échapper plus ou moins complètement aux dangers dont la route est semée, c’est se rapprocher du but. Mais, en même temps qu’ils ont une mission, les navigateurs ont la liberté d’action nécessaire pour l’accomplir ; et ceux qui sont plus spécialement chargés de diriger le navire jouissent d’une autorité plus grande. Sans doute, la puissance de ces hommes n’est rien, comparée à celle de l’Océan ; mais elle est intelligente et organisée : elle s’exerce à propos. Grâce à une série de manœuvres qui ne changent pas d’une manière appréciable les conditions extérieures, mais qui toutes sont calculées pour en tirer parti en vue du but à atteindre, l’homme parvient à faire, des flots et des vents, les ministres de ses volontés.

De même les êtres de la nature n’ont pas pour unique fin de subsister, à travers les obstacles qui les entourent, et de se plier aux conditions extérieures : ils sont un idéal à réaliser ; et cet idéal consiste à se rapprocher de Dieu, à lui ressembler, chacun dans son genre. L’idéal varie avec les différents êtres, parce que chacun d’eux a une nature spéciale et ne peut cependant imiter Dieu que dans et par sa propre nature.

La perfection pour laquelle les créatures sont nées leur donne droit à un certain degré de spontanéité, nécessaire pour se dépasser elles-mêmes. Plus est élevée la mission d’un être, c’est-à-dire plus sa nature comporte de perfection, plus aussi est étendue sa liberté, moyen de marcher à sa fin. Et il n’est pas nécessaire que ces libertés bouleversent les choses pour que celles-ci leur prêtent un secours efficace. Le monde est ainsi disposé qu’une intervention insensible, mais appropriée, peut tourner en auxiliaires les forces les plus ennemies.

Cette doctrine, appliquée aux différentes formes de l’être, expliquerait, semble-t-il, à l’exclusion de tout hasard, la contingence qui peut se manifester dans leur histoire.

Il y a pour l’homme un idéal, que l’entendement détermine en mettant l’idée de la nature humaine en présence de l’idée de Dieu, et en façonnant la première à la ressemblance de la seconde, non pas, sans doute, suivant une méthode d’imitation pure et simple, mais suivant une méthode d’interprétation, de traduction, d’équivalence symbolique : car, s’il est gratuit d’assigner une limite à la perfectibilité humaine, il est, d’autre part, contraire aux conditions pratiques du perfectionnement de prétendre atteindre le but sans parcourir, une à une, toutes les étapes intermédiaires.

La perfection de la volonté serait la bonté, la charité qui irait jusqu’au don de soi-même. La perfection de l’intelligence serait la connaissance complète qui permettrait de prévoir et de diriger le cours des choses. La perfection de la sensibilité serait le bonheur qui accompagnerait l’exercice intelligent et efficace de la charité.

Cet idéal, dont l’homme voit clairement le rapport avec la fin suprême, c’est-à-dire avec la perfection divine, lui apparaît, par là même, comme obligatoire à poursuivre. C’est ce qu’il appelle le bien.

D’un autre côté, ce même idéal, en tant qu’il participe de la nature humaine, forme imparfaite, ne se confond pas avec le bien en soi lui-même : il n’en est qu’un symbole, une traduction en langage humain ; c’est une figure qui a un sens par elle-même, indépendamment du sens supérieur qu’elle recèle. A ce second point de vue, l’idéal est ce qu’on nomme le beau, et il agit par attrait. Pour accomplir le bien obligatoire, pour suivre l’attrait du beau, l’homme est doué d’une spontanéité intelligente, dont la forme la plus élevée est le libre arbitre ou faculté de choisir entre le bien et le mal, entre les actions qui rapprochent de Dieu et celles qui en éloignent. Grâce à cette puissance, l’homme est en mesure d’intervenir dans le cours de ses désirs, de ses idées, de ses états affectifs, et de les transformer en volontés, en pensées, en satisfactions de plus en plus relevées. Par là aussi, il domine la nature, parce que son âme peut agir sur son corps, et que son corps peut agir sur la matière. Il possède ainsi une liberté interne et une liberté externe. Mais cette spontanéité libre, éprise en quelque sorte de ses actes, comme si, d’abord, ils réalisaient l’idéal, se laisse déterminer par eux et se transforme en habitude. Cette métamorphose est l’œuvre de l’entendement métaphysique, ou instinct d’immutabilité, qui, les yeux fixés sur l’essence immuable de Dieu, prête la forme de l’absolu à la face des actions humaines qui regarde l’idéal divin. Cette halte serait légitime, s’il arrivait que les œuvres de la spontanéité humaine présentassent jamais toute la perfection qu’elles comportent, si l’idéal humain était jamais réalisé. Mais la spontanéité libre, dans les conditions du monde actuel, ne peut que s’en approcher de plus en plus. Elle n’est jamais au bout de sa tâche.

Cependant l’activité humaine, de plus en plus déterminée par la répétition exclusive des mêmes actes, dégénère peu à peu en tendance aveugle, fatale et uniforme, et engendre des phénomènes dont l’ordre de succession est sensiblement constant. Vus du dehors, ces phénomènes semblent n’être autre chose que l’expression d’une loi positive ou rapport nécessaire entre des objets d’expérience. On peut alors tenter la systématisation et l’explication de tous les actes de l’homme, même de ceux qui tombent sous le jugement de la conscience morale, sans avoir égard à l’existence d’une spontanéité intercurrente. La statistique envahit légitimement le domaine qu’a déserté le libre arbitre ; et les conclusions en sont sensiblement confirmées par les faits, lorsqu’elle opère sur de larges bases, parce que les hommes qui percent la couche épaisse de l’habitude pour réveiller et déployer leur libre arbitre sont en nombre insignifiant, en comparaison de ceux que gouverne l’habitude, forme anticipée de la nature. Mais ce sont les premiers qui en réalité sont les arbitres du monde : les actions mécaniques du nombre ne sont que les contre-coups de l’impulsion qu’ils ont donnée ; et voilà pourquoi l’on ne peut, en définitive, trouver deux périodes historiques qui soient, dans le fond, exactement semblables. L’impulsion initiale, insensible pendant le cours d’une période qu’elle détermine dans tous ses détails, se révèle à l’observateur qui compare entre eux des systèmes issus d’impulsions différentes. Et ceux-là mêmes qui se bornent à suivre le courant sentent vaguement, au fond de leur âme, une puissance de changement. Qu’ils essaient de l’exercer, et la réalité en deviendra palpable à leur conscience ; et elle se fortifiera par l’exercice même, au point de produire des effets qui dérouteront le calcul. L’hérédité, l’instinct, le caractère, l’habitude, ne sont plus des lois absolument fatales, du moment où ils ne sont, au fond, que la réaction des actes sur la spontanéité. La même volonté qui s’est créé une habitude peut la modifier pour s’élever plus haut, et aussi pour redescendre ; elle peut maintenir à ses habitudes le caractère actif qui en fait le marche-pied d’un perfectionnement supérieur, comme aussi s’oublier dans des habitudes passives qui la paralysent de plus en plus.

L’uniformité de succession qui caractérise les lois psychologiques n’est donc qu’une phase de l’activité humaine.

L’âme peut, par un surcroît d’énergie, perfectionner ses habitudes, son caractère et sa nature la plus intime. Mais elle se duperait elle-même si, pour accroître ainsi sa liberté d’action, elle prenait uniquement son point d’appui dans la nature humaine proprement dite ou dans la nature des êtres inférieurs, si elle n’avait d’autre levier que l’amour de soi ou l’adaptation aux forces inintelligentes. L’homme qui ne poursuit que son intérêt est esclave de sa nature propre. L’homme dont la volonté n’est que l’expression des influences extérieures est esclave des choses. C’est en remontant à la source de la liberté que l’homme peut accroître la sienne. Or cette source est la perfection, fin pratique qui réclame un agent libre. C’est donc en prenant en définitive son point d’appui au-dessus de soi, dans l’idée même de la fin pour laquelle il est né, que l’homme pourra dominer, et sa propre nature et le monde qu’il habite.

Mais cette fin de la nature humaine n’est pas une idée pure et simple, dont l’homme n’ait sous les yeux aucune expression visible. Elle trouve un commencement de réalisation dans les sociétés organisées, où les lois, les mœurs, la conscience publique mettent la vertu en honneur et flétrissent l’abaissement moral. C’est donc en vivant pour la société et en se suspendant à elle que l’homme peut, dans la pratique, déployer et accroître sa liberté. La société est le soutien visible de la liberté humaine.

Mais il y a deux manières de comprendre le lien social. Ce peut être un lien purement extérieur, fondé sur la défiance réciproque et sur des combinaisons plus on moins savantes : dans ce cas, la forme sociale a une influence plus coercitive qu’éducatrice. Mais ce peut être aussi un lien interne et direct entre les volontés elles-mêmes, une réciprocité de confiance et de dévouement ; or c’est surtout quand elle est ainsi réalisée que la forme sociale peut contribuer puissamment au perfectionnement moral de l’homme. Ne voyons-nous pas que l’exemple, en s’adressant directement à la volonté sans passer par le raisonnement, agit bien plus sûrement, bien plus profondément que les démonstrations les plus concluantes ? La vie ne peut résulter d’un mécanisme.

Spontanément subordonnée à la société, la liberté humaine s’exerce efficacement sur l’âme et sur la nature. Elle réprime les passions égoïstes qui ôtent à l’homme la possession de soi. Elle coordonne les désirs et les pensées, entre lesquels régnerait une lutte intestine, si une fin supérieure au bien individuel ne leur était proposée. L’homme se sent devenir meilleur, quand il travaille au bien de ses semblables. En même temps s’accroît son empire sur la nature. Par la convergence des efforts et par la science, l’homme transforme de plus en plus les obstacles en instruments ; et, en même temps, il prête à ces êtres inférieurs des beautés nouvelles. S’il est impuissant à créer des forces analogues à celles de la nature, il peut, par une série d’actions mystérieuses dont la possibilité tient sans doute à l’analogie interne des êtres, propager jusqu’à la matière l’aspiration de son âme vers l’idéal, et, en même temps qu’il se concilie les être infé rieurs à lui, susciter en eux un progrès que la nature n’aurait su produire.

Or, au point de vue même du perfectionnement qui lui est propre, l’homme a besoin de posséder un tel empire sur le monde. Car l’influence du corps et des choses sur ses affections, ses pensées et ses désirs est si profonde, qu’à vrai dire il ne modifie réellement sa nature morale que par l’intermédiaire de ces puissances inférieures. Il lui faut reculer de conditions en conditions et modifier les phénomènes psychologiques, ceux-ci par les phénomènes chimiques et physiques, ceux-ci enfin par les phénomènes mécaniques : l’œuvre de régénération sera d’autant plus stable qu’elle reposera sur des assises plus profondes. C’est ainsi que pour arrêter les inondations, on ne se borne pas à protéger par des digues les plaines envahies, mais on remonte jusqu’à la source du fleuve, et l’on en détourne le cours.

L’humanité est puissante quand elle déploie la faculté d’union, d’harmonie, de hiérarchie morale et spontanée dont elle est douée à un degré supérieur. Car la puissance appartient à l’union des âmes. C’est parce qu’il possède, dans l’organisation, une sorte d’ébauche de cette harmonie que le monde vivant, si fragile en apparence, plie à ses fins le monde inorganique, où règne l’uniformité, la division, l’isolement. Et, dans la personne humaine, c’est parce que les puissances psychiques sont ramenées à l’unité par la conscience, que l’âme est maîtresse du corps, où chaque organe prétend à une vie séparée. C’est parce que la volonté se subordonne à une fin qui, en retour, lui communique son unité, qu’elle peut régner sur les passions, dont chacune veut absorber toutes les forces de l’âne, et qui, par suite, se combattent et s’affaiblissent elles-mêmes. C’est enfin parce que la société est une hiérarchie morale, et possède, à ce titre une unité supérieure, qu’elle est capable d’étendre la puissance de l’homme et d’accroître, comme indéfiniment, son empire sur lui-même et sur les choses.

Et, si l’homme est puissant par la société qui coordonne ses forces, d’autre part, à mesure qu’il s’en isole davantage, et que, par là même, il donne à sa vie un but moins élevé, à mesure diminue sa liberté intérieure et extérieure. Il rencontre, an dedans de lui-même, des passions qui le tirent en tous sens, et qu’il n’a plus la force de maîtriser. Précieux auxiliaires quand elles étaient subordonnées, elles réduisent l’homme à l’impuissance quand elles s’en disputent la possession : la nature humaine porte en soi les marques d’une destination plus haute que la vie individuelle. De même, l’individu isolé est sans force en présence de la nature. Celle-ci reprend son avantage lorsque l’homme abdique le privilège d’une harmonie supérieure, qui l’élevait au-dessus d’elle. S’il est vrai que l’homme possède, dans le libre arbitre, une image de la liberté divine, il n’est plus étonnant que l’ordre des phénomènes psychologiques présente quelque degré de contingence. L’élément contingent est précisément l’effet extérieur du progrès ou de la décadence morale, de l’intervention de la liberté pour modifier une habitude, mauvaise ou bonne. Les lois fixes, au contraire, sont l’expression de la part laissée par l’âme à l’habitude.

La doctrine de la spontanéité, plausible en ce qui concerne l’homme, est-elle inapplicable aux êtres dépourvus de conscience ?

Sans doute, ces êtres ne peuvent posséder cette forme supérieure de la spontanéité qu’on nomme le libre arbitre, et qui consiste à poursuivre des fins éloignées, en ayant conscience, au moment où l’on adopte un parti, de la faculté qu’on a d’en embrasser un autre. Sans doute aussi il est impossible d’assigner dans quelle mesure la spontanéité peut leur appartenir en propre et se distinguer de l’action créatrice de Dieu. Mais, d’un autre cô té, les êtres inférieurs seraient-ils véritablement des êtres, s’ils n’existaient que comme phénomènes ; si, en eux-mêmes, ils n’étaient rien ? Quand nous voyons en nous les phénomènes physiologiques et physiques correspondre à des activités internes qui ne sont pas absolument sans analogie avec notre âme, puisqu’elles la secondent ou l’entravent, pourquoi ne pas admettre l’existence d’une puissance interne partout où nous voyons un phénomène ?

Les formes inférieures sont, comme l’homme, du moins dans une certaine mesure, susceptibles de perfectionnement. Pour elles aussi il y a un idéal, qui est de ressembler, à leur manière, aux formes supérieures et, en définitive, à Dieu lui-même. Comment la nature, les montagnes, la mer, le ciel, peuvent-ils ressembler à l’homme ? Les poètes le savent, et ils traduisent dans notre langage les mystérieuses harmonies des choses. D’ailleurs, ce n’est pas en se métamorphosant, en changeant de nature, que les êtres inférieurs peuvent ainsi exprimer des idées de plus en plus hautes. La métamorphose radicale d’un règne naturel serait une révolution qui priverait l’univers d’un de ses ornements, d’une de ses colonnes. Loin de s’embellir, d’ailleurs, un être inférieur s’enlaidit, en imitant, sans l’interpréter selon ses facultés propres, la physionomie d’un être supérieur. Le symbole n’est objet d’admiration que si la forme en est naturelle, en même temps qu’expressive. Il y a, de la sorte, pour chaque être de la nature, un idéal particulier.

Dans la série descendante des formes inférieures, l’idéal, ou degré de perfection compatible avec la nature des êtres, s’éloigne de plus en plus de la perfection absolue, et, pour cette raison, apparaît de moins en moins comme indispensable à réaliser : dès lors, ce n’est plus le bien obligatoire, c’est le beau, symbole dont le sens mystérieux se perd de plus en plus, dont le côté visible se développe, et qui, par suite, exerce un attrait de plus en plus immédiat.

Parce qu’il y a, pour les êtres de tous les degrés, un idéal à poursuivre, il doit exister, en tous, un degré de spontanéité, une puissance de changement proportionnée à la nature et à la valeur de cet idéal. Mais la spontanéité des êtres inférieurs, aveugle et incapable de tendances médiates, subit, bien plus encore que celle de l’homme, la réaction suivant des changements mêmes qu’elle engendre ; et elle se détermine, se limite, s’absorbe dans les choses, à un point dont l’habitude humaine ne donne qu’une faible idée. L’instinct des animaux, la vie, les forces physiques et mécaniques sont, en quelque sorte, des habitudes qui ont pénétré de plus en plus profondément dans la spontanéité de l’être. Par là ces habitudes sont devenues presque insurmontables. Elles apparaissent, vues du dehors, comme des lois nécessaires. Toutefois cette fatalité n’est pas de l’essence de l’être ; elle lui est accidentelle. C’est pourquoi l’intervention des spontanéités supérieures, ou, sans doute, l’influence directe de l’idéal, peut tirer de leur torpeur les créatures les plus imparfaites, et exciter leur puissance d’action.

Ainsi, d’une part, il y a, pour tous les êtres, un idéal, un modèle, parfait dans son genre, que l’entendement compose en transfigurant les essences naturelles à l’aide d’un rayon divin ; d’autre part, il y a, chez tous, une spontanéité appropriée à la poursuite de cet idéal.

Dès lors, dans chaque région de l’être, les essences et les lois ont deux aspects.

Dans le monde physiologique, la vie ne se réduit pas à un ensemble de fonctions observables. C’est, au fond, une puissance interne, tendant à réaliser, au sein de chaque espèce, les formes, non seulement les plus utiles aux êtres eux-mêmes, mais encore les plus belles, que cette espèce comporte.

Dans le monde physique, les propriétés sont de véritables puissances de changement d’état, de combinaison et de décomposition, tendant à réaliser les formes, non seulement les plus stables, mais encore les plus belles que puisse admettre la nature des corps.

Dans le monde mécanique, la force n’est pas seulement l’expression de relations observables entre les mouvements : c’est encore une puissance effective, tendant à réaliser le beau en le traduisant dans la langue de l’étendue, de la figure, de la symétrie et du mouvement.

De la sorte, les principes de la physiologie, de la physique et des mathématiques n’auraient pas seulement un sens matériel et une origine à posteriori : ils auraient en outre un sens esthétique, et, à ce point de vue, une origine à priori.

Enfin, même dans les formes abstraites de l’être, la spontanéité n’est peut-être pas tout à fait absente.

L’ordre logique, ou subordination des faits à la notion, recèle peut-être l’action spontanée de la raison interne ou cause finale, dont la notion ne serait que le signe logique. Les individus auraient ainsi leur raison d’être dans l’espèce. Quoique relativement immobile, le type, ou cause finale, posséderait la spontanéité nécessaire à la poursuite des formes les plus belles. Par là, les lois logiques expérimentales reposeraient, en définitive, sur des principes esthétiques à priori. De même, l’ordre ontologique, ou liaison causale des phénomènes, recèlerait de véritables causes, ou puissances métaphysiques engendrant les changements du monde. Et ces puissances élémentaires, presque identiques avec la fatalité, puisqu’elles sont, en quelque sorte, l’habitude de l’être sur laquelle reposent toutes les autres, n’en conserveraient pas moins, dans leur essence interne, un reste de spontanéité, qui aurait pour objet de produire le plus possible avec le moins de matériaux, de créer des effets qui dépassent leurs conditions extérieures, leur cause phénoménale. Ainsi le principe de causalité aurait, lui aussi, un sens esthétique, et, à ce point de vue, une origine a priori.

Quant à l’idée de nécessité, elle serait, au fond, la traduction, en langage logique aussi abstrait que possible, de l’action exercée par l’idéal sur les choses, par Dieu sur ses créatures. Elle serait le symbole le plus matériel de l’obligation morale et de l’attrait esthétique, c’est-à-dire de la nécessité consentie et sentie. Elle serait le terme au delà duquel le signe sensible, n’exprimant plus rien que lui-même, finit par s’évanouir et s’identifier avec le néant absolu. Et, en ce sens, l’idée de nécessité serait, elle aussi, un principe posé à priori.

La métaphysique pourrait donc, sur le terrain préparé par la doctrine de la contingence, établir une doctrine de la liberté. Selon cette doctrine, les principes suprêmes des choses seraient encore des lois, mais des lois morales et esthétiques, expressions plus ou moins immédiates de la perfection divine, préexistant aux phénomènes et supposant des agents doués de spontanéité : ce serait le bien pratique, ou idéal qui mérite d’être réalisé, qui cependant peut ne pas l’être, et qui ne se réalise en effet que lorsqu’il est accompli spontanément. Quant aux lois de la nature, elles n’auraient pas une existence absolue ; elles exprimeraient simplement une phase donnée, une étape et comme un degré moral et esthétique des choses. Elles seraient l’image, artificiellement obtenue et fixée, d’un modèle vivant et mobile par essence. La constance apparente de ces lois aurait sa raison dans la stabilité inhérente à l’idéal lui-même. L’être, pourrait-on dire, tend à s’immobiliser dans la forme qu’il s’est une fois donnée, parce qu’il la voit, tout d’abord, sous les traits qui participent de l’idéal : il s’y complait et tend à y persévérer. C’est ce qu’en l’homme on appelle l’habitude. Or l’habitude, grâce divine, lorsqu’elle est active et envisagée comme un degré qui permet de s’élever plus haut encore, devient, une cause d’affaiblissement, de dispersion des forces et de dissolution, lorsqu’elle est prise pour un terme définitif, lorsqu’elle est passive. Plus enracinée et plus passive à mesure que l’idéal est moins élevé et moins médiat, l’habitude se traduit successivement par des facultés, des instincts, des propriétés et des forces. Elle donne aux êtres inférieurs l’apparence d’un tissu de lois sans vie. Mais l’habitude n’est pas la substitution d’une fatalité substantielle à la spontanéité : c’est un état de la spontanéité elle-même. Celle-ci demeure donc, sous les lois auxquelles elle paraît soumise, et peut encore être sensible à l’attrait d’une beauté, d’une bonté supérieure. À tous ses degrés, la spontanéité peut se rapprocher de son idéal, et perfectionner sa nature. Elle trouve, dans l’attachement à cet idéal lui-même, un surcroît d’énergie qui lui permet de rassembler les éléments disséminés par l’habitude passive, et de les organiser en vue d’une conquête nouvelle. A mesure que les êtres cessent ainsi de vivre uniquement pour eux-mêmes, et que devient plus spontanée et plus complète la subordination de l’être inférieur au supérieur, l’adaptation interne des conditions au conditionné, de la matière à la forme : à mesure aussi diminue, dans le monde, l’uniformité, l’homogénéité, l’égalité, c’est-à-dire l’empire de la fatalité physique. Le triomphe complet du bien et du beau ferait disparaître les lois de la nature proprement dites et les remplacerait par le libre essor des volontés vers la perfection, par la libre hiérarchie des âmes.