Tite-Live

L'historien latin le plus fécond, celui dont l'œuvre conservée est la plus considérable, Tite-Live est aussi celui qui a fixé pour des siècles l'image de la Rome primitive puis républicaine et qui a résumé en une synthèse puissante l'œuvre des historiens romains qui l'avaient précédé et dont le lent travail est difficilement saisissable, puisque l'on ne possède plus que des fragments de leurs écrits. Contemporain d'Auguste (qui était né en 63), témoin de la formation de l'empire, il contribua à redonner à ses contemporains le sentiment de la grandeur romaine, que les guerres civiles pouvaient faire oublier. Bien que l'empereur le traitât volontiers de « pompéien » et affectât de croire qu'il s'était rallié de mauvais gré à l'ordre nouveau, lui-même appuyait sa propre politique sur les valeurs traditionnelles de la Rome aristocratique illustrées par l'histoire de Tite-Live et appréciait hautement celui-ci.

Une vocation d'historien

Tite-Live (Titus Livius) est un Italien du Nord. Il naquit à Padoue, d'une famille de bonne condition. Il vint à Rome dans son adolescence pour y recevoir l'enseignement des rhéteurs et des philosophes. Il se refusa à suivre une carrière politique, peut-être en raison des temps troublés que Rome traversait alors. Jouissant d'une totale indépendance, il s'adonna à l'étude. On sait par Sénèque qu'il composa un grand nombre de dialogues, où s'unissait philosophie et histoire, ainsi que des traités philosophiques. Ces ouvrages ont tous disparu. On admet généralement qu'ils appartenaient à la jeunesse de l'écrivain, son âge mûr ayant été complètement consacré à la rédaction de son Histoire, dont le titre semble avoir été Ab urbe condita libri CXLII (Cent Quarante-Deux Livres, depuis la fondation de la Ville). Cette œuvre immense paraît avoir été commencée entre 29 et 25 avant J.-C., c'est-à-dire alors que le régime d'Auguste commençait d'apparaître comme solidement établi et que l'on en discernait l'esprit, fondé sur le sentiment de la tradition nationale, la continuité de Rome et de ses valeurs morales essentielles (dévouement à la patrie, sobriété, endurance). De plus, Tite-Live avait le sentiment qu'une ère de la vie de Rome s'était close avec la fin des guerres civiles et qu'un nouveau cycle commençait, qui ne mettrait pas en jeu les mêmes forces, ne poserait pas les mêmes problèmes aux hommes d'État. À cet égard, l'Histoire de Tite-Live est un bilan, en même temps qu'une épopée.

Les sources de Tite-Live

Pour écrire l'histoire de quelque sept cents ans, Tite-Live devait évidemment recourir à des sources de natures différentes, selon les temps considérés. Pour les événements les plus récents, il disposait de témoignages oraux (outre ce dont il avait pu être lui-même le témoin), de Mémoires et chroniques divers. Ainsi, pour les guerres civiles, il utilisa l'œuvre d'Asinius Pollion, qui avait été le compagnon et dans une certaine mesure l'historiographe de César (il était présent au passage du Rubicon), il pratiqua aussi la Correspondance de Cicéron et toute la littérature de pamphlets et de panégyriques qui était issue des querelles autour de personnages comme Caton. Pour la période antérieure, il utilisa aussi des Mémoires (comme ceux du dictateur Sulla) et des ouvrages composés par des témoins oculaires, grands personnages mêlés à la vie politique et qui avaient traité de telle ou telle période qu'ils connaissaient bien. Mais plus on remontait dans le temps, plus les difficultés augmentaient. L'histoire n'avait commencé d'être écrite, à Rome, qu'à la fin du IIIe siècle avant J.-C., avec l'œuvre (rédigée en grec) de Fabius Pictor. Pour les siècles antérieurs, les documents se faisaient de plus en plus pauvres ; il fallait se fier, en partie, à des historiens grecs, comme Polybe qui vivait à Rome vers 160 avant J.-C. mais avait écrit l'histoire des siècles qui l'avaient précédé, en replaçant les événements romains dans le cadre, plus général, du monde méditerranéen et de l'histoire hellénistique. Polybe sert à Tite-Live de source principale pour les guerres puniques et la période suivante. Mais, pour remonter plus haut, il fallait bien recourir aux historiens latins, qui s'étaient intéressés plus directement à l'histoire du peuple romain, et, dans l'histoire qu'ils avaient reconstituée, les incertitudes étaient grandes. Ces historiens, et Fabius Pictor le premier, avaient exécuté un grand travail de reconstitution, en partant tantôt de traditions orales, voire de poèmes populaires exaltant les vertus des héros du passé, tantôt de documents officiels, ce que l'on appelait les annales des pontifes (annales pontificum ou annales maximi), qui mentionnaient, en principe au jour le jour, ce qui s'était passé dans la cité. Malheureusement, en 390 (lors de l'invasion gauloise), un incendie avait détruit ces archives. Reconstituées tant bien que mal, elles étaient lacunaires pour les trois premiers siècles de Rome. D'autres archives, de caractère religieux aussi, s'ajoutaient aux annales, mais tout cela ne formait pas une histoire cohérente.

Composition de l'œuvre

Utilisant cette masse de sources, Tite-Live parvint à écrire une histoire suivie de Rome. Il en divisa les cent quarante-deux livres en « décades », ou groupes de dix livres. L'historien mourut sans avoir continué son œuvre au-delà de l'an 9 avant J.-C.

La division en décades ne répond pas à la structure chronologique de l'œuvre, un nombre de livres variable couvrant chaque période. On peut penser que ces décades sont une division purement matérielle, en tomes, lorsque les volumina (rouleaux) primitifs furent transcrits dans une suite de codices (livres reliés), cinq ou dix rouleaux formant un codex.

De tous ces livres, nous ne possédons que quelques-uns : la première décade (de I à X), la troisième et la moitié de la quatrième (livres XXI à XLV). Pour le reste, il existe des « résumés » (periochae) et des auteurs tardifs ont tiré de Tite-Live des extraits qui nous ont été conservés (par exemple Julius Obsequens, Livre des prodiges), mais ces misérables restes ne compensent pas la perte de la plus grande partie de cette œuvre, qui reste notre principale source pour la connaissance de l'histoire romaine.

Mise en œuvre littéraire

Tandis qu'un écrivain comme Salluste imitait la manière de Thucydide et, surtout, celle des historiens archaïques de langue latine, Tite-Live s'inspire de Cicéron – qui avait regretté que l'on n'eût pas écrit, de son temps, une histoire de Rome. Il veut composer ses récits à la manière d'une narratio oratoire et, surtout, être clair, même au prix d'une certaine verbosité, que les Anciens lui ont parfois reprochée.

Tite-Live croit fermement que ce sont les hommes qui font l'histoire. Aussi fait-il le portrait de ceux qui jouent un rôle prépondérant dans les événements. Au début du livre XXI, lorsque va commencer la deuxième guerre punique, il décrit Hannibal, physiquement et moralement, cherchant dans le caractère du personnage l'explication de ses actes futurs. De la même façon, la conclusion de la deuxième guerre punique lui apparaît dans la bataille de Zama, qui mit face à face Hannibal et Scipion, et la victoire, croit-il, appartint au « meilleur » des deux chefs, à celui qui possédait la plus grande valeur morale.

Une conséquence, encore, de cette conception, est le grand nombre de discours que l'on trouve dans son œuvre. Ces discours, reconstruits, parfois imaginés de toutes pièces, traduisent l'idée que l'historien se fait des hommes dont il est censé rapporter les paroles.

Mais Tite-Live ne serait pas romain s'il n'avait, aussi, le sens des foules, des groupes humains. Le Sénat, le peuple vivent et agissent sous nos yeux. Tite-Live analyse leurs sentiments, leurs réactions comme il le fait pour des personnages isolés. Chez lui le peuple a un caractère bien défini, qu'il croit retrouver, toujours le même, à toutes les époques : épris de liberté, mais respectueux de l'ordre établi, scrupuleux à l'égard des biens d'autrui (les « sécessions » de la plèbe ne s'accompagnent ni de pillage ni de violence) et dans l'exécution des devoirs envers les dieux. De la même façon, le Sénat, au moins pour la période dont traite l'œuvre conservée, est formé d'hommes qui mettent par-dessus tout le bien de l'État, sont désintéressés, mais jaloux de leurs prérogatives, orgueilleux et impitoyables dans l'exécution des lois. C'est par la pratique des grandes vertus chères aux Romains : la loyauté (fides), la justice, à l'intérieur comme envers les autres peuples, le respect des rites (ceux qui les négligent mènent les armées à la défaite) et des règles du droit, public et privé, que Tite-Live explique la grandeur de Rome et sa réussite. Personnellement assez sceptique à l'égard des fables et des mythes de la religion officielle, il ne méconnaît pas la force que celle-ci représente, et l'on dit qu'il aida Auguste en l'incitant à restaurer les anciens sanctuaires.

Souvent, depuis le XVIIIe siècle, objet de la critique des historiens, Tite-Live, aujourd'hui, apparaît comme assez exact, à la lumière des découvertes archéologiques, même sur des points aussi incertains que les premiers temps de Rome, et les excès de l'hypercritique sont corrigés, permettant de lire sans arrière-pensée une œuvre qui contribue à nous donner la conscience de ce que fut, réellement, la grandeur de Rome.

—  Pierre GRIMAL