Chronique d'un temps si lourd

Espérances

D'où vient-il que nous n'en ayons plus ? que même nous pûmes en avoir jamais ?

On ne comprendra jamais rien à ma génération si l'on oublie qu'elle fut fille de cette période aveugle et sotte mais en même temps enthousiasmante, exceptionnelle dans l'échelle du temps mais que nous peinons à ne pas ériger en aune du présent, que l'on nomme Trente Glorieuses. Il n'y était pas d'année qui ne fût meilleure que la précédente ou qui ne portât les germes presque déjà saisissables d'un progrès en marche. Au bord du gouffre, après les années de cendres, l'Europe s'inventa - ou le crut - un avenir meilleur mais, on l'oublie souvent, un avenir collectif.

L'insidieuse litanie libérale de la responsabilité et de la liberté n'avait pas encore entamé son travail de sape : ce fut l'heure des grandes mobilisations politiques, l'heure où, de droite à gauche, on n'imaginait pas que l'avenir pût s'édifier autrement qu'ensemble ; politiquement. Les aveuglements en furent certes le prix qui firent tolérer de la patrie du socialisme les pires exactions au nom d'un grand soir qu'on rêva imminent ; inéluctable en tout cas. Ne pas désespérer Billancourt !

Depuis, on aura (ré-)inventé l'individu et l'isolement qui l'accompagne dont le docte concept d'atomisation cache mal souffrance et désespérance.

Nous pouvions croire que ce qui allait mal ou était injuste était de notre fait, d'une mauvaise organisation de la cité qu'un sain mais brusque basculement irait résoudre : pouvions-nous savoir que nous achevions seulement 89 ? Depuis, nous avons délaissé le politique, insidieusement rongé par les intérêts particuliers, bientôt phagocyté par la finance.

Nous avons désappris d'attendre de la cité qu'elle nous protège, encore moins qu'elle organise un mieux quelconque. Celle-ci, sans qu'on en mesure toujours l'effet délétère, devient désormais ce qui menace. Nous venons de clore un cycle qui avait débuté avec l'antique Athènes : la cité n'apparaît même plus comme cet îlot fragile, certes, incomplet, sans doute, mais possible contre le chaos ambiant. Si bien que le mot réforme lui-même aura fini par devenir synonyme d'aggravation !

Il n'a jamais été écrit nulle part que vivre fût chose facile ni qu'exister fût aventure paisible mais depuis que le monde lui-même a cessé d'être cadre pérenne pour flirter avec insistance avec l'imminence du désastre, c'est l'avenir lui-même, l'idée même qu'il pût encore y en avoir un qui est biffé.

Nous avions oublié que l'espérance ne désigne pas seulement la confiance en un avenir qu'on escompte meilleur, mais renvoie tout aussi bien à l'anticipation du funeste.

Écrasés, déprimés en tout cas de ne pouvoir subodorer nul lendemain, les peuples figés se taisent avant, peut-être, de laisser éclater demain leurs colères.

Trouvé dans le Bloc-Notes de Mauriac à la date du 29 mars 1954, cette référence à Alain :

Le peuple, ce fils d'Esope, n'est·jamais abruti, ni endormi, il n'est qu'abandonné

Oui, je crains bien que ce ne soit bien de ceci dont il s'agisse : nos démocratie modernes ont balayé toutes les générosités et n'en auront conservé que le cratos, méprisant avec cynique mépris ce demos qu'elles étaient pourtant supposées servir. Les printemps des peuples finissent rarement bien mais je ne connais pas dans l'histoire de ses colères qui ne furent belles ou glorieuses même si souvent désordonnées et parfois extraordinairement violentes ... Sophie Wahnich l'avait repéré à propos de 1792 : les bourrasques sont d'autant plus fortes que la patience fut longue.

Les politiques ont depuis longtemps fait la preuve de leur impéritie, de leur aveuglement, de leur impuissance, surtout.

Ne reste que la sainte colère même si je redoute qu'elle ne survînt trop tard.

Les politiques se sont contentées de ménager à leur guise la cécité de l'espace et des choses : elle voulurent négliger qu'elles engageaient nécessairement l'homme - et donc le temps. Les peuples se sont pour le moment détournés et les politiques reposent désormais sur du sable.

Est-ce un effet de l'âge qui interdit de trop parier sur le lendemain qui chante ? Comment savoir ? même si j'augure ici la fin d'un cycle. Il n'est pas d'histoire humaine qui n'ait cherché à rendre l'espace supportable en se payant des mots de l'avenir. Nietzsche avait vu juste : les arrières-mondes transcendants ne sont qu'une des formes possibles de cette étonnante imagination dont l'espérance est capable ; le politique en fut une autre. Mais tous deux désormais demeurent incroyablement muets.

Sait-on ce que peut signifier de ne vivre que dans l'espace et d'ainsi se voir entravé le sentier sinueux du temps ? Sinon la clôture ; l'enfermement ; la solitude. A sa funeste et sotte façon, la modernité aura rendu impossible le geste antique du tisserand, ce lien enchevêtré qui nous attache à l'être. Victoire du nihilisme comme le craignit Nietzsche ou simple entre-deux d'une culture déjà morte avant même que ne se profilent les prémisses d'une autre ? Les dieux se sont tus, Dieu n'est pas encore ou déjà plus ... oui l'homme est désespérément seul face à ses œuvres, engoncé dans la clôture de son ego ; même l'espace sera devenu la forme de son impuissance. Ici n'est plus qu'une geôle.

Reste à scruter le coin de l'horizon d'où surgira la lueur - ou à l'inventer. C'est selon mais ceci revient au même. Mais qu'il est sinistre de ne pouvoir plus escompter que la brisure/