Chronique d'un temps si lourd

1914-2014 : même combat ?
A Flandrin

« L'histoire ne se répète pas, mais elle rime », aurait dit l'écrivain américain Mark Twain. Historiens, journalistes et hommes politiques sont nombreux à s'interroger sur les similitudes et les différences entre le monde d'aujourd'hui et celui d'il y a un siècle. Au début de l'année 1914, l'optimisme était général en dépit de la montée des rivalités entre les puissances européennes et de l'exacerbation des nationalismes. Personne ne se doutait que quelques mois plus tard, le monde serait emporté dans une guerre qui allait coûter la vie à plus de 10 millions de personnes. Que nous dit le contexte géopolitique actuel ? La rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, l'impasse politique européenne, les tensions au Moyen-Orient et en mer de Chine, la persistance de la menace terroriste globale et l'incapacité à réguler la finance internationale sont des sujets de préoccupation majeure. Les risques d'un nouveau conflit désastreux existent bel et bien. Mais si une telle issue est peu probable, l'Histoire nous enseigne qu'elle est loin d'être inévitable. Tour d'horizon des débats et points de vue sur les parallèles entre 1914 et 2014.

Des mondes similaires ? Pour Jean-Pierre Chevènement, auteur de 1914-2014, l’Europe sortie de l’histoire ?, la première guerre mondiale est l'issue d'un affrontement pour l'hégémonie européenne entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne dans le cadre d'une première mondialisation oubliée, mais aussi développée que l'actuelle :

« Comme l'a justement révélé (la politologue américaine) Suzanne Berger « les quarante années qui ont précédé la Première Guerre mondiale sont un laboratoire de réflexion sur nos propres interrogations. (…) Voilà cent ans, les pays développés d'Europe occidentale et d'Amérique étaient engagés dans un processus de mondialisation analogue à celui que nous connaissons aujourd’hui. Par mondialisation, j'entends une série de mutations dans l'économie internationale qui tendent à créer un seul marché mondial pour les biens et les services, le travail et le capital ». Et de relever qu'il a fallu soixante-dix ans pour retrouver un niveau d'intégration analogue à celui qui prévalait avant 1914 en terme de commerce, d'investissement international et de circulation des capitaux ».

L'historienne canadienne Margaret Mac Millan, auteure d'un article intitulé Les échos de mauvais augure de la Grande Guerre, rappelle qu'en 1914, « même les parties les plus reculées de notre monde étaient reliées par les nouveaux moyens de transports, -de la voie de chemin de fer au bateau à vapeur-, et notamment par le téléphone et le télégraphe sans fil ». Pour The Economist, le Londonien du début du XXe siècle que John Maynard Keynes décrit « au lit sirotant tranquillement son thé du matin », ressemble au consommateur d'Amazon d'aujourd'hui. La Belle époque peut-elle être comparée avec le début des années 2000 ? A l'instar de la « fée Electricité », Internet a transformé l'industrie et la vie quotidienne. On est en revanche loin de l'insouciance de cette époque marquée par la naissance du cinéma et la passion pour l'aéronautique. L'inquiétude domine depuis la crise économique mondiale de 2008. « L'euphorie d'hier a cependant fait place à une sourde inquiétude : la rationalité des marchés financiers est moins qu'évidente. Le capitalisme financier se révèle être un nouveau Frankenstein capable de produire des monstres », écrit Jean-Pierre Chevènement. Pour The Economist, « les hommes d'affaires d'aujourd'hui sont comme ceux de l'époque : trop occupés à faire de l'argent pour remarquer la présence des serpents qui rampent en bas de leur écran de contrôle ». Que reste-t-il de la foi dans le progrès qui habitait les hommes et les femmes, il y a un siècle ? Si elle est toujours prégnante, celle-ci n'est plus aveugle. Le monde ne s'est jamais remis des atrocités commises pendant les deux guerres mondiales.

Le premier effet pervers de la mondialisation que relève Margaret McMillan est la montée des idéologies radicales. Si les idées nationalistes deviennent à la fin du XIXe siècle un refuge contre la mondialisation, c'est précisément cette dernière qui rend possible leur propagation. L'historienne canadienne rappelle que les idées extrémistes circulaient très facilement à l'époque. Les anarchistes russes, français, italiens et américains, qui avaient lu Friedrich Nietzsche et Mikhaïl Bakounine, étaient en contact les uns avec les autres. Les services de renseignement et de sécurité européens furent incapables de déjouer la série d'assassinats politiques commis par les terroristes anarchistes : le Tsar de Russie Alexandre II fut assassiné en 1881, le président français Sadi Carnot en 1894, l'Impératrice Elisabeth d'Autriche en 1898, le Roi d'Italie Humbert Ier en 1900 et le président américain William McKinley en 1901... Une vague d'attentats qui inspira les nationalistes serbes, auteurs de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand en 1914. De nombreuses études ont souligné les points communs qui existent entre les anarchistes et les djihadistes, notamment en termes de modes de communication et de méthodes. « Aujourd’hui, les nouvelles technologies et les médias sociaux offrent de nouveaux points de ralliement aux fanatiques, leur permettant d'étendre leurs messages à des audiences encore plus larges autour du globe », note MacMillan. L'historien australien Christopher Clark, auteur des Somnambules, opère un rapprochement entre l'impact des attentats du 11 septembre 2001 et celui du 28 juin 1914 : « Les attaques du World Trade Center montrent comment un événement symbolique, - même s'il est profondément ancré dans un contexte historique plus large- peut entraîner des changements politiques de manière irrévocable ».

MacMillan remarque qu'avec « notre lutte contre le terrorisme, nous courrons le risque de surestimer la puissance de ces nébuleuses extrémistes, dont le nombre est peu élevé ». Pour elle, la plupart des stratèges militaires et des leaders politiques se trompent sur la nature de la guerre actuelle qui est en réalité un affrontement asymétrique entre une armée conventionnelle et un petit groupe de combattants irréguliers. Penser que les frappes chirurgicales des drones permettront de remporter une victoire décisive et rapide sur ces nébuleuses est une erreur de jugement dangereuse. Selon MacMillan, les mêmes fautes ont été commises il y a un siècle. Les leaders politiques et militaires des grandes puissances européennes n'avaient pas évalué que les avancées technologiques et scientifiques, ainsi que l'industrialisation de la production, transformeraient à ce point la nature de la guerre. Pour nombre d'entre eux, les guerres napoléoniennes restaient la référence.

L'exacerbation des rivalités entre les puissances est un autre effet pervers de la mondialisation. Margaret MacMillan rappelle que « si à la veille de la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne, première puissance navale mondiale, et l'Allemagne, première puissance militaire mondiale, étaient chacune le premier partenaire commercial de l'autre, cela n'en faisait pas des amis ». Celle-ci estime que la comparaison avec la relation entre les Etats-Unis et la Chine est « tentante ».

« A une époque où les deux pays sont en compétition pour les marchés, les ressources et l'influence des Caraïbes à l'Asie centrale, la Chine s'est préparée progressivement à traduire sa force économique en puissance militaire. Les dépenses militaires croissantes de la Chine et le développement de sa capacité navale ont pour but de défier les Etats-Unis en tant que puissance du Pacifique, et nous assistons en ce moment, à une course à l'armement entre ces pays dans cette région. Le Wall Street Journal, dans un article qui fait autorité, a révélé que le Pentagone prépare des plans de guerre contre la Chine - juste au cas où ».

Martin Wolf, éditorialiste du Financial Times, va plus loin :

« Réussirons-nous à maintenir une économie mondiale ouverte tout en parvenant à maîtriser les tensions qui se font jour entre une autocratie émergente et des démocraties en relatif déclin économique ? C'est la question qu'avait posée l'entrée en scène de l'Allemagne impériale en tant que première puissance économique et militaire européenne à la fin du XIXe siècle. C'est la question qui se pose à nouveau aujourd'hui avec la montée en puissance de la Chine communiste. Aujourd'hui comme alors, la méfiance ne cesse de se renforcer ».

Selon lui, la décision chinoise de créer en mer de Chine orientale une « zone d'identification de défense aérienne » incluant des îles inhabitées actuellement sous contrôle japonais (appelées Senkaku par le Japon et Diaoyu par Pékin) constitue une provocation dangereuse. Les risques d'un conflit existent : désormais, les deux zones de défense aérienne chinoise et nippone se recoupent. Ni le Japon ni la Corée du Sud ne reconnaissent la nouvelle zone, que la Chine semble déterminée à défendre. Les Etats-Unis, qui ne l'ont pas reconnue non plus, sont contraints par un traité à défendre le Japon en cas de conflit. Martin Wolf, qui compare le président Xi Jinping au Kaiser Guillaume II, s'interroge sur les motivations chinoises. D'autant que les experts militaires estiment qu'en cas de confrontation ouverte, la Chine aurait le dessous. « Même si son économie a crû de manière spectaculaire, elle n'est pas encore au niveau de l'économie américaine, et encore moins à celui du Japon et des Etats-Unis ensemble. Mais, surtout, les Etats-Unis ont le contrôle des mers. Si un conflit ouvert devait éclater, ils seraient en mesure d'interrompre les échanges entre la Chine et le reste du monde. Ils pourraient également immobiliser une bonne partie des actifs liquides de la Chine à l'étranger. Les conséquences économiques seraient dévastatrices pour le monde, mais elles seraient presque certainement pires pour la Chine que pour les Etats-Unis et leurs alliés », ajoute Martin Wolf qui conseille à Xi Jinping de « reconsidérer sa position et de ne pas s'aventurer plus loin ».

Edward Luttwak, stratège et historien américain, indique que la logique même de la stratégie devrait imposer aux dirigeants chinois d'opter pour une autre voie que celle de l'hegemon. Jean-Pierre Chevènement, pour sa part, pense que nous nous dirigeons de nouveau vers un monde bipolaire.

« A l'aube du XXIe siècle, une bipolarité se dessine entre les Etats-Unis et la Chine. Y-a-t-il une probabilité que celle-ci, qui est encore moins une démocratie que l'Allemagne impériale d'avant 1914, puisse un jour tendre à l'hégémonie mondiale ? L'Empire du Milieu, constitué en grand Etat depuis plus de deux mille ans, n'y a jamais prétendu jusqu'à présent, subissant davantage les invasions (Arabes, Turco-Mongols, Européens, Japonais) qu'organisant les siennes ».

Vers une deuxième guerre froide ? L'hypothèse d'un conflit direct entre les Etats-Unis et la Chine paraît exclue. La dissuasion nucléaire réduit cette possibilité. Pour l'historien Jean-Noël Jeanneney, auteur de La Grande Guerre, si loin, si proche, la crise des missiles de Cuba en 1962 montre que la guerre n'est pas inévitable. Les Etats-Unis et l'URSS ont réussi à sauver la paix alors que le monde se préparait au pire. « L'humanité peut apprendre de ses erreurs », affirme The Economist. L'hebdomadaire britannique cite l'exemple de la crise financière de 2008, lors de laquelle les puissances mondiales ont œuvré ensemble afin d'éviter une dépression de l'ampleur de la crise de 1929.

L'hebdomadaire s'inquiète toutefois de la complaisance et de l'aveuglement des leaders politiques des puissances émergentes : « Les politiques tirent sur la corde du nationalisme comme il y a un siècle. En Chine, la propagande antijaponaise prend des dimensions inquiétantes, tandis que le premier ministre japonais Shinzo Abe souffle sur les braises du nationalisme nippon. L’Inde, pour sa part, pourrait bien élire en 2014 Narendra Modi, un nationaliste hindou qui refuse de condamner les pogroms antimusulmans dans l'Etat dont il est le dirigeant et qui aurait le pouvoir de déclencher un conflit nucléaire avec le Pakistan ».

La situation en mer de Chine est particulièrement préoccupante. Kevin Rudd, ancien Premier ministre et ancien ministre des Affaires étrangères australien, tire la sonnette d'alarme :

« Comme les Balkans il y a un siècle, l’environnement stratégique est complexe en Asie orientale, elle est divisée par des alliances, des fidélités et des rancœurs qui se chevauchent. Au moins six Etats ou entités politiques sont en bisbille territoriale avec Pékin. Trois d’entre eux sont des partenaires stratégiques importants des Etats-Unis. Les revendications territoriales sont en outre vastes – tout comme les enjeux en termes de ressources minérales, maritimes et énergétiques ».

Le Moyen-Orient constitue une autre source d'inquiétude. Margaret MacMillan compare la Serbie d'avant 1914 qui finançait les Serbes de Bosnie à l'Arabie Saoudite qui soutient aujourd'hui les groupes rebelles sunnites du monde entier et à l'Iran, devenu le protecteur des chiites et du Hezbollah en particulier. « Espérons que la Russie aura plus de contrôle sur le régime de Damas que sur la Serbie en 1914 », écrit l'historienne.

Pour The Economist, les Etats-Unis sont en première ligne.

« Pour rendre le monde un peu plus sûr, il faudrait d’abord une diplomatie américaine plus active et plus efficace. Il faudrait que Barack Obama cesse d’être un spectateur indécis de l’évolution du monde. En se retirant de fait du Moyen-Orient, en ne tenant pas ses engagements en Syrie, en louvoyant pendant les révolutions arabes, en ne donnant pas une place nouvelle dans les affaires du monde aux nouveaux géants, la Chine, le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, la diplomatie américaine montre à la fois un manque d’ambition et une méconnaissance des leçons de l’histoire ».

La décision stratégique prise par l'administration Obama de faire de la région Asie-Pacifique sa priorité suffira-t-elle à permettre aux Etats-Unis de conserver leur hégémonie ? Pour Jean-Pierre Chevènement, il n'y a pas de réponse simple, mais celui-ci n'en pense pas moins.

« En retirant leurs troupes d'Irak et d'Afghanistan, les Etats-Unis ont entériné le fait qu'ils devaient désormais se borner à retarder le plus longtemps possible leur lent mais inéluctable déclin ».