Chronique d'un temps si lourd

Modiano

Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan.

Trois mots tout simples pour accompagner ce prix Nobel décerné à Modiano : colère ; émotion et joie.

Colère : oh bien légère pourtant mais à lire les commentaires sottement cocardiers et pitoyablement fiers de voir encore un français décoré avait ce je ne sais quoi d'honteusement mondain qui me fit me rappeler combien la chronique ne s'intéresse décidément qu'au spectaculaire quand il y en a et demeure si indéfectiblement à l'extérieur de tout que c'en devient presque insupportable de gaspiller tant de salives et de papier pour dire aussi peu, aussi sot. La vacuité sonne bien décidément à la vanité du monde. J'aimerais tant que ces pisse-copies eussent au moins l'espoir de la culture ou le souci de la décence mais non ils persévèrent dans les remugles des poubelles de la vanité.

Émotion : de voir ce beau jeune homme dont j'avais conservé image transfiguré en ce grand septuagénaire, toujours aussi incertain de lui-même, empêtré dans une parole moins hésitante d'ailleurs que gênée. L'écart sidéral avec ses textes si fluides continue de me fasciner et plaire qui dément la gloire ripolinée des médias : entre l'auteur et l'oeuvre, autant de rêves que de silences, d'angoisses que d'échecs, d'infimes esquisses ... cet espace étroit, oui, où se joue l'invraisemblable invention de l'épaisseur humaine.

La joie enfin, subrepticement remontée, de la lecture de ces pages pourtant si sombres. Je m'étonne parfois que ces pages lues parfois il y a si longtemps et plus jamais parcourues depuis, résonnent encore. Il est des musiques qui ne s'éteignent jamais et je crois bien que l'oeuvre, quand elle est vivante, vibre indéfiniment sans qu'aucune amnésie ne puisse jamais l'engourdir.

C'est le plus beau cadeau que l'oeuvre puisse faire à l'âme : elle lui offre un monde.