Chronique d'un temps si lourd

Attention : danger !

Tout le monde ici et là se flatte désormais de redécouvrir la puissance de la morale ne réalisant pas toujours combien s’y joue d’instrumentalisation, de perversion, de peur et pour tout dire de régression démocratique. Tout le monde se tait, s’y met ou soumet laissant le champ libre à tous les affairistes au nom d’un réalisme bien sordide. Il y a danger : celui-là même du dressage, de l’endoctrinement voire de l’infantilisation. Du renoncement des uns (intellectuels et politiques) à l’intrépidité des autres, tout contribue à s’annexer la morale comme dispositif  de dressage habilement camouflé en management ou gestion. Y  résister revient à reconquérir l’autonomie, à réapprendre ce mot si simple mais si difficile à prononcer : non !

Etat des lieux : le retour de la morale

Il n’est pas de jour sans que sorte un ouvrage ou ne s’organise un colloque tel celui-ci qui tente de comprendre l’intrusion de la morale dans le monde de l’entreprise ou de lui donner une portée plus large – sociétale dit-on aujourd’hui en cet effrayant barbarisme qui dénote  notre incapacité à penser le global, le complexe. La première réaction est de se dire enfin ! Enfin on décide de se préoccuper de l’essentiel, des fondements de nos actes exigence si impérative d’un monde qui change brutalement et nous menace sauvagement. La seconde est celle de l’étonnement : pour les surgeons du baby-boom qui s’efforcèrent den finir avec la morale et l’idéologie petite-bourgeoise, qui considérèrent avant tout la morale comme la forme insidieuse de l’idéologie dominante, ce retour ne peut apparaître que comme une funeste régression, mentale autant que politique, idéologique autant que psychologique. La troisième est celle de l’interrogation : où sont les philosophes, les intellectuels qui eussent manifestement du prendre au débat pour que c’en soit aux managers et autres gestionnaires de tout poil de prendre cette question en charge ?

Causes

J’en vois essentiellement quatre :

L’effondrement des certitudes : elles s'appuyaient toujours sur une référence présentée comme absolue dont la révélation mosaïque demeure le paradigme ; mais si les Tables de la Loi disent péremptoirement ce qu'il ne faut pas faire, elles laissent grand ouvert l'éventail de ce qu'il me faut faire et ne supprime pas, de loin pas, ce moment d'indécision où le sujet se demande quoi et comment faire dont il portera à jamais la responsabilité. La moralité, assurément est dialogue né de la confrontation d'entre sujet et objet, et ne réside exclusivement ni dans l'un ni dans l'autre. Il est vrai que les morales traditionnelles se sont effondrées sous le double coup de butoir de la mort de dieu d'une part, et de l'effritement de l'ego, d'autre part. Nos références ont cessé d'être absolues - et nos valeurs avec ; quant au sujet, même plus maître dans sa propre maison, tout entier traversé par l'intériorisation plus ou moins réussie des interdits sociaux, il paraît plus soumis que véritablement acteur. Mais écrire ceci est vain, tout autant, si ceci devait revenir à constater l'effondrement de toute morale : Nietzsche en demeure l'exemple parfait, lui qui, plus que d'autres, aura dit ce qui était bien ou mal. L’absence de morale ou ce qui lui tient lieu le pragmatisme est toujours déjà une morale.

la grande mutation environnementale qui nous place dans un rapport totalement inédit au monde. Loin de se trouver encore dans une perspective classique où l’homme est celui qui s’invente un sens, une destinée et un parcours en devenant maître et possesseur de la nature, loin de notre structure mentale qui nous conduit encore à concevoir la nature comme un socle solide et intangible sur quoi asseoir notre suprématie, subitement la nature est entrée dans l’histoire et nous menace. Avant de pouvoir être demain peut-être la solution, l’homme est le péril majeur, qu’il entend mais demeure incapable d’endiguer – tout au moins dans les délais impartis. Et, avec elle, une peur diffuse.

une défaite idéologique autant que politique que révèle la suprématie du libéralisme : ramené à ses principes élémentaires qui demeurent quand même l’intervention a minima de la puissance publique et politique dans les affaires économiques, il revient, outre l’inévitable affaiblissement des Etats qu’aggravent encore la mondialisation et les délégations de souveraineté, à faire de l’entreprise le lieu où les choses s’organisent et se règlent, se pensent et s’imposent. Le modèle économique devient une évidence implacable face à quoi toute alternative est perçue soit comme utopique, soit comme totalitaire.

une histoire qui, depuis un siècle, aura entonné sur tous les airs macabres possibles combien la vie humaine a peu d’importance et ne saurait être que le truchement par quoi s’échafaudent les réussites et les empires. Du Chemin des Dames à Auschwitz, d’Hiroshima au Goulag, pour ne pas évoquer tous ces discours qui font de la performance et de la compétitivité une norme et du salarié une charge, toujours trop lourde, facilement esquivable au point de ne même plus penser possible d’approcher seulement d’une société de plein emploi. Ni souhaitable une réduction des inégalités sociales.

Formes

Elles ne sont assurément pas nouvelles – ce sont celles-là même que Marx avait déjà entrevues : technicisation et naturalisation  sont les meilleures manière de neutraliser politiquement et idéologiquement un problème.

Ceci passe par l’utilisation de concepts ou l’importation de concepts d’un domaine à l’autre, présentés comme des évidences, des principes mais jamais véritablement pensés : taille critique en est un excellent exemple que l’on aura importé dans le domaine du savoir et de la recherche sans toujours réaliser que l’on en finissait avec une tradition millénaire d’une science et d’une recherche, ouverte à l’échange, mais relevant du secteur non marchand. Etre le plus gros, le moins cher possible, être le leader : a-t-on jamais pensé à la grenouille explosant à terme de sa sotte fatuité ?

Cela passe encore par le discours fallacieux de la fin des idéologies présentant tour à tour le progrès, le primat de la technique, le rôle central de la communication, la détermination ultime de l’époque comme des faits incontournables qu’il n’est pas même besoin de discuter quand on sait, évidemment que proclamer la fin des idéologies est déjà une idéologie.

Cela passe aussi par l’instrumentalisation systématique où finalement production, consommation, croissance, conquête de marchés sont des finalités en soi dont les acteurs ne sont plus que les outils.

Ceci passe enfin par l’inflation invraisemblable d’arguments du type : on ne peut faire autrement ; il n’y a pas d’autres solutions et la mise en évidence, par exemple, de la dette comme un mal absolu ; de la croissance comme un bien irréfragable …

Rien n’est moins moral que cette morale-ci qui ne s’interroge pas sur ses propres fondements  et se pense elle-même comme un outil  par quoi ajuster les comportements des différents acteurs à ces objectifs impensés : produire toujours plus, dégager toujours plus de bénéfices …

Dangers

J’en vois quatre :

une morale qui ne serait plus que l’outil d’endoctrinement ou de dressage

une morale qui serait une réponse frileuse à la double peur que suscitent un monde économique qui se transforme à allure vertigineuse et un péril environnemental qui nous menace de toute part et face à quoi on semble impuissant – en tout cas inactif.

une inversion des valeurs : au même titre que la citoyenneté des entreprises, il y a vingt ans, se targuait d’introduire liberté et égalité dans le monde de l’économie mais se solda en réalité par son exact inverse en imposant au politique ses propres normes pour en devenir l’outil, on peut craindre que demain, et pour les mêmes raisons, loin d’obtenir une moralisation de l’entreprise on n’aboutisse plutôt au management entrepreneurial de la morale.

l’atteinte, non tant à la vie privée et à l’intégrité de l’individu qu’à l’idée même de projet, d’alternative. Ce qui pourtant définit l’homme – sa capacité à dire non – est ici ramené à la stricte observance de préceptes hygiénistes, disciplinaires, culpabilisants pour ne pas dire aliénants. La victoire du bien-pensant, en somme !

Quid de la morale ?

Or, en dépit qu’on en ait parfois, la morale suppose tout le contraire. On peut toujours fustiger le fait que les comportements qu’elle prescrit soient étriqués ou aliénants, il n’empêche qu’elle ne le doit faire que, précisément, parce que ces comportements ne sont ni automatiques ni naturels. La morale suppose la liberté : on le sait depuis Kant.
Ensuite, quelque acte que je puis commettre suppose une évaluation préalable : la volonté incline vers le mieux, sinon le bien ; il faut donc bien qu’au moins implicitement je me sois posé la question de la valeur de l’objet de ma volonté et des buts que je poursuis.

Dans l’hésitation enfin à utiliser morale ou éthique, je lis toute l’ambivalence d’un projet qui n’ose pas dire son nom. Y revenir, se demander de quoi l’on parle a donc quelque intérêt

J’y vois trois niveaux :

à la surface, la déontologie qui est la prescription d’un certain nombre de comportements ajustés à une profession donnée. Valable pour un espace et un temps donné, elle est d’autant mieux formellement édictée que l’on a affaire à un métier organisé autour d’un ordre dont c’est le rôle d’en assurer l’observance.

au mitant, un discours plus général, indiquant plus souvent d’ailleurs les comportements proscrits et dont le décalogue d’un côté, et le code civil de l’autre représentent des paradigmes.

à la racine, les principes qui justifient ces prescriptions ou ces proscriptions qui n’ont d’ailleurs de force que s’ils sont universels. C’est au fond ce que Kant nommait les fondements de la métaphysique des mœurs.

Ce que je veux devant vous ouvrir c’est cette boîte noire qu’on appelle morale, ce sont ces valeurs des valeurs qui vont bien plus profond que l’usage publicitaire que quelque charcutier sarthois crut pouvoir autrefois revendiquer pour vanter sa production.

Cette boîte a trois dimensions, trois lignes donc dont l’intersection nous dira ce que nous devons entendre : l’une est verticale qui nous renvoie au temps ; la seconde, horizontale nous renvoie à l’autre, à l’espace de la socialité ; la dernière qui se joue de la profondeur est en réalité l’intersection des deux premières et nous ramène de l’apparence à ce qu’il y a de plus profond dans notre propre humanité.

 

 

Ligne 1 : solidarité

La première ligne que nous pouvons dessiner est celle, verticale, qui sépare le sacré du profane, dessine par le haut la sortie de l'indécision : elle configure la condition de l'homme mais dit en même temps l'angoisse qui le saisit dès lors qu'il réalise être seul et sans certitude ; c'est pour cela qu'elle révèle à la fois la crainte et l'espérance, ambivalence si bien décrite en ce Dieu qu'avec le même terme l'on aime en même temps que craint. Cette ligne se joue toujours sur le mode du contrat, de l'alliance - du testament. Elle est ce qui fait se tenir ensemble le monde d'en haut et le monde d'en bas ; ce qui donne cohérence et solidité.

Cette ligne est celle de la solidarité.

Celle qui indique que, même séparé, il y a toujours quelque chose en face de moi qui me garantit de n'être pas seul. Certes ma conscience n'a de sens que face à une autre conscience, et rien que pour cela, cette ligne me fonde en mon humanité mais c'est que surtout c'est elle qui donne consistance au monde et signification à l'acte. On le sait toute remise en question de cette solidarité revient à ruiner l'être et à miner jusqu'à la possibilité même d'une morale. De ce point de vue elle est la valeur qui conditionne les deux autres ; la valeur originaire. Et, pour cela a à voir essentiellement avec le temps.
Mais, et l'on ne saurait trop le souligner, cette ligne a partie liée avec l'angoisse, avec la solitude. Ligne métaphysique par excellence, elle révèle le fond de l'affaire, ce qui, enfoui, nous fonde et détermine, qui ressemble furieusement à un cadavre. Celui du meurtre primitif, de la crise oedipienne si l'on veut adopter un registre freudien - et si on devait le prendre dans cette acception-ci, la question morale oui, se résumerait effectivement en un interdit de la violence et donc au statut de celle-ci, consubstantielle de l'homme ou au contraire accidentelle.

Je gage pourtant qu'il y retourne de quelque chose de bien plus essentiel, de plus profond, de plus engageant.

Ligne 2 : réciprocité

C'est ce qu'au fond souligne la seconde ligne, celle horizontale : celle-ci, parce qu'elle est celle de l'action et donc de la création, dit l'ordre et la collectivité en train de se former : c'est celle du droit mais aussi de la politique ; elle sépare le même de l'autre et concerne donc bien le rapport au prochain. C'est moins la ligne des fondements de la morale que celle de la morale proprement dite, en tant qu'elle s'institue dans les lois, les normes ; dans l'action politique enfin. C'est la ligne de la propagation ; de l'extériorisation. Ce qu'elle a révélé c'est combien, en dépit même de l'interdit de la violence qu'elle tente de canaliser, la relation dialectique n'est jamais que le déplacement du champ d'application de cette violence et donc son prolongement, sa propagation qui tour à tour engage la négation du monde ; de l'autre et enfin, risque suprême, la négation de soi. Cette ligne c'est celle de la sacralisation, et donc de la victime émissaire. Ligne désespérante, mais plus encore désespérée que celle qui avoue qu'il ne lui est pas d'extérieur comme si la totalité qu'elle forme devait à terme tout avaler. Cette ligne c'est celle de la réciprocité, aussitôt proclamée que pourfendue, mais qui forme néanmoins la frontière irréfragable d'entre ce qui est tenu pour bon et ce qui est prohibé.

Mais cette ligne laisse ouverte la question du bien en postulant un consensus préalable - un contrat - noué de gré ou de force ; celle des choses.

Ligne 3 : réciprocité et grâce

D'où la troisième ligne, diagonale : celle-ci est autant imprévisible qu'insaisissable. Du plus profond, celé, au manifeste le plus éclatant, elle suggère l'intégrale des deux premières qu'elle croise en un moment précis, qui est celui de la fondation ; en un endroit précis qui est celui de l'intimité. Cette ligne va de la Révélation pure, aveuglante, au mystère le plus épais ; de la lumière à l'ombre ; de l'orthodoxie à la mystique si aisément sulfureuse. Cette ligne est celle du prisme, parce que du volume, mais aussi du palimpseste tant il semble qu'y gît toujours, sous la signification offerte, une autre, cachée, grattée qui eût elle-même effacé une autre plus archaïque encore. Cette ligne va du champ social qui insiste sur le doublet liberté/responsabilité sans quoi il n'est aucune morale ni aucun ordre possible qui pussent tenir mais qui dans l'ordre des valeurs suprêmes pèsera de tout son poids - et c'est bien après tout le sens premier de valeur – jusqu’à l’évidence de  la culpabilité ou de la faillibilité originaire.

Nul plus que le christianisme n'aura ferraillé autant autour de cet incontournable paradoxe d'un libre-arbitre, condition de toute morale, qui ne saurait pourtant se sauver que par le truchement de la miséricorde divine ; autour de cette aporie invraisemblable d'un dieu tout puissant qui laisse pourtant filer le mal. On ne comprendrait rien à l'acharnement de Saint Augustin à pourfendre Pélage si l'on oubliait que s'y jouait l'origine du mal- mais ceci relève de la classique théodicée qui n'a d'autre but que d'en innocenter dieu - mais que s'y joue aussi, sans doute surtout, ce que l'on attend de l'homme, ce sur quoi doit s'appuyer sa moralité, la puissance de son arbitre, ou la fidélité de sa soumission. Nul doute qu'avec le péché originel, le christianisme aura cru trouver l'équilibre entre liberté et soumission nécessaire ; mais tout aussi certain qu'il aura laissé, ce faisant, la question sinon ouverte, en tout cas pendante : ce qui fonde la moralité de l'homme, ce qu'il y a tout au fond, dans la boîte de l'alliance - διαθήκη - qui demeure, on le sait un cercueil, un tombeau.

Alors oui, cette ligne va du contrat social à la surface à l'alliance, aux tréfonds : c'est bien pour cela que cette ligne dessine le partage entre la pesanteur et la grâce. Dessine toutes les nuances qui vont de la solitude radicale d'un homme, criblé de culpabilité face à lui-même, réduit à la soumission la plus absolue face à son dieu, à la présomption agitée à vouloir prendre en main son destin, en passant par toutes les nuances de la passivité, de l'attente et de la prière.

Cette ligne, intégrale des deux premières, est effectivement celle de la grâce : quelle que soit l'interprétation qu'on en donne, du sociologique au politique, de l'anthropologique au métaphysique, cette ligne trace, surtout à l'endroit où elle recoupe les deux premières, cet instant privilégié où, seul face à lui-même, le sujet détermine les principes de son action.

Se joue ici une interaction forte entre d’une part la pesanteur déduite de notre faillibilité – beaucoup plus que de notre culpabilité – qui nous plongeant dans l’incertitude nous arrime en même temps au monde et la grâce qui est l’offertoire du sens, sans retour, sans échange, sans truchement. La grâce seule nous ferait abandonner les transactions du monde ; la pesanteur nous faire perdre le sens.
L’une est la condition de l’autre.

J'accuse

Alors oui on est très loin de ce bric-à-brac managérial que l’on entend aujourd’hui sous le nom d’éthique. Où manquent singulièrement réciprocité et solidarité, à moins qu’elles ne fussent entendues seulement de manière unilatérale ; où surtout  la pesanteur, restée seule, aura balayé toute grâce. Car s’il est quelque chose qu’il nous faut retenir de ce rapide parcours des fondements éthiques c’est bien que la moralité relève par excellence de la gratuité : directement induite de ma présence au monde, liée étroitement à celle en face de moi de l’altérité - condition impérative de ma propre humanité – elle ne saurait s’entendre autrement que comme ouverture et don ; non pas abnégation mais souci de l’autre.

Or, le moins que l’on puisse dire est que dès lors qu’elle est enchevêtrée dans un réseau technique de gestion des collectivités, la morale revêt toutes les caractéristiques d’un dispositif ne visant qu’à la réalisation de soi, de ses propres intérêts ; à la pesanteur de ses propres utilités.

Alors oui, cédant aux suaves sirènes de l’anaphore, j’accuse ou, en tout cas, je morigène

le silence des intellectuels

D’abord et surtout ! qui depuis plus de trente ans se sont tus et laissé une absence de pensée dominer la définition de nos cités. Qui ont laissé se présenter les libéralités comme des évidences irréfragables ou un axiome incontournable et laisser se réduire la morale à une simple technique de gestion trop vulgaire pour être pensée. Comment n’ont-ils pas vu qu’au nom de la dénonciation des totalitarismes – qu’il fallait effectivement porter – ils ont d’un même tenant renoncé à proposer à nos cités quelque projet et sens que ce soit – se condamnant désespérément au silence. La dénonciation des idéologies s’est épuisée dans la pire des idéologies qui soit : le diktat du fait et l’empire de l’impensé !

le brouhaha des gestionnaires

J’accuse les gestionnaires d’oublier que s’il est effectivement un domaine scientifique de recherche qui leur est ouvert, il ne le peut néanmoins qu’à condition de ne pas oublier que la gestion est aussi une technique et ne peut échapper  aux aveuglements du technicisme qu’en faisant appel à ce qu’il y a de plus transdisciplinaire, de plus ouvert dans son territoire. Au même titre que l’économie, ou aujourd’hui l’écologie, ne s’entendent que comme politiques, au même titre il ne peut y avoir de sciences de la gestion que si elles s’entendent comme politiques.

la perversion des entrepreneurs

J’accuse encore les entrepreneurs dès lors qu’ils sortent de leurs prérogatives strictes et prennent des postures moralistes – mais après tout ne font-ils pas que remplir le vide assourdissant ? Allant jusqu’au terme de l’autonomie qu’ils se sont eux-mêmes octroyée ils érigent la finalité de leurs structures en finalité en soi et s’y subordonnent tout le reste. Ce qui est la définition stricte de la perversion.

Comment ne pas voir que production et consommation prônées comme valeurs ultimes mais jamais pensées ni remises en question représentent très exactement l’inconscient d’une cité où viennent se télescoper crises sociale et environnementale que l’entrepreneur est dès lors incapable de concevoir, d’anticiper ou même seulement d’atténuer ?

Comte, dans son délire scientiste, rêvait d’une cité gouvernée par le triumvirat du banquier de l’entrepreneur et du prêtre de l’humanité. Faute de ce dernier, ce sont les deux autres qui ont pris la place ! Nous y sommes !

la lacheté des politiques

De part et d’autre, mais toujours aux antipodes du compromis issu de la Résistance que le programme du CNR résumait assez bien, le projet politique revêt tragiquement les formes du vide sidéral. Alors même que l’essence di politique ne peut être autre chose que le souci d’organiser la cité en raison d’idéaux, au moins d’objectifs, c'est-à-dire de substituer à l’impérialisme des faits une organisation sociale qui assure les principes qu’on s’est donnés, on a bien l’impression aujourd’hui qu’il se réduit à la seule adaptation de la cité aux diktats de l’économie et de la finance de plus en plus perçus comme deus ex machina à quoi il n’est pas d’autre solution que de se soumettre.

Outre que cette incantation à la nécessaire adaptation -ce vide théorique -  explique en partie la désaffection à l’endroit du politique ; outre qu’il nous laisse, atomisés, aliénés dans cet état que Arendt avait nommé Verlassenheit duquel il est quasi-impossible de sortir, l’adaptation est l’exact envers de l’impératif moral puisqu’il suppose de se plier aux contraintes du réel plutôt que de ployer ce dernier aux principes que l’on pose comme universels.

Est la forme même que revêt la perversion qui érige le moyen en fin en soi, et instrumentalise la moralité.

En sortir ?

C’est bien ici que le philosophe, par humilité ou impuissance,  trahit le plus cruellement l’inanité de ses analyses : il fait bien la moitié du chemin en posant le problème mais disparaît bien vite quand il s’agit de le résoudre. Mais après tout, sans doute ceci vaut-il mieux !


On peut avoir le délicieux optimisme d’un Morin proclamant que les nuits sont enceintes et espérer de la gravité de la situation qu’elle suscite les improbables réponses dont nous avons besoin. Sans doute, oui, de là où il y a danger croît ce qui sauve. Mais l’attendre patiemment, certes, non !

On doit se souvenir que morale et politique s’entendent de même fondement : la puissance que nous avons de dire non et de prendre ou reprendre l’empire de soi. L’affirmation décisive de l’autonomie de l’individu, la République avaient fait descendre la souveraineté dans le cœur du citoyen : cette émergence de l’individu est notre bien le plus précieux. Repérer, traquer, pourfendre toute régression démocratique qui la déléguerait à quelque puissance tutélaire abstraite est notre seule chance.

Mais pas notre seule arme.

 Garder vivace la promesse du ni juif, ni grec, ni homme ni femme de la lettre aux Galates, veiller jalousement sur cette prérogative qui arrache l’individu à toute logique d’identité et l’empêche de s’épuiser dans ses logiques d’appartenance ; mesurer avec gravité le poids (la valeur) mais la chance (la grâce) que représentent nos incertitudes, certes, notre solitude sans doute, mais notre formidable capacité à dire non ! 

Peut-être nous faudra-t-il encore d’autres crises, d’autres désespérances pour le comprendre : lorsque le banquier se met à penser et l’intellectuel à se taire, l’entrepreneur à veiller sur nos intégrités et le politique à cesser d’espérer, croît le danger suprême de la perversion où l’utilitarisme le plus sordide le dispute à la régression démocratique la plus insidieuse.

En attendant rester vigilant ! prudent, surtout !