Chronique d'un temps si lourd

Islamophobie
Libé septembre 13

C’est l’histoire d’un mot : islamophobie. Cinq syllabes venues percuter l’actualité ces derniers mois. Déstabilisant au passage les cadres traditionnels de pensée de l’antiracisme en France portés par la gauche laïque. Depuis le mois de mai et la plainte pour violences d’une jeune fille voilée à Argenteuil (Val-d’Oise), les signalements de cas de femmes voilées agressées se sont multipliés. Il y en a eu un autre à Argenteuil, en juin. Puis à Trappes (Yvelines), en juillet. Et encore à Paris, en septembre, sur un quai de RER. Affaires ressemblantes : des femmes, jeunes, voilées, se font agresser par un ou deux hommes blancs, proférant des propos antimusulmans. Entre-temps, à Argenteuil comme à Trappes, il y a eu aussi des contrôles de police de femmes portant le niqab (interdit sur la voie publique depuis 2011) qui ont dégénéré en violences urbaines. Et beaucoup de choses se sont mélangées : les méthodes policières, le mal-être des banlieues, le combat contre les lois sur le voile et la question plus générale du rejet de l’islam en France. Et partout ce mot, en boucle mais souvent encadré de guillemets : islamophobie. Preuve de la mayonnaise montante autour de ce concept, une demi-douzaine d’ouvrages paraissent ce mois-ci sur ce thème.


Il est peu de dire que les médias ont fait preuve de prudence, voire de circonspection, face aux agressions de femmes voilées, en employant un conditionnel que les victimes et les associations de lutte contre l’islamophobie n’ont eu de cesse de dénoncer. «Au lieu de s’intéresser aux actes, le réflexe premier des médias a été de mettre en doute la parole des victimes. On a considéré d’emblée que la parole de ces femmes musulmanes valait moins que celle d’autres victimes», explique Marwan Muhammad, le porte-parole du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Il est peu de dire aussi que les élus et les ministres ont marché sur des œufs. Créant un incroyable décalage entre les discours officiels policés et le feu qui a pris sur la Toile à partir de ces événements.

Enjeu des débats : la reconnaissance de l’islamophobie. Comme fait de société, mais également comme mot. Le fait de société a suscité peu de débats, à gauche en tout cas. Les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur et le dernier rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) montrent une augmentation des actes racistes (+ 30% des actes contre les musulmans en 2012), mais aussi une dégradation de la tolérance générale de la société envers les pratiques religieuses musulmanes dans des proportions qui prêtent peu à la contestation. La reconnaissance du concept d’islamophobie est plus polémique. Jusqu’à devenir un enjeu politique. Parfois même un enjeu d’ordre public. Ainsi, lorsqu’à la veille de l’été la situation devient électrique à Argenteuil autour des agressions de femmes voilées et que l’on craint des émeutes, Jean-Luc Névache, le préfet du Val-d’Oise, prend la décision d’écrire noir sur blanc le mot «islamophobie» dans son communiqué, parce qu’il sent, nous explique-t-il alors, qu’il y a une «demande de reconnaissance de la part de la population qui passe aussi par le choix des mots». Il ne le ferait plus aujourd’hui car, dit-il, «je me suis rendu compte qu’il faisait aussi l’objet de manipulations».

«Grave». Manuel Valls, ministre des Cultes, fait partie des farouches opposants à l’emploi du terme. Alors qu’au gouvernement, d’autres, comme François Lamy ou Najat Vallaud-Belkacem, l’emploient sans problème. «Certaines personnes utilisent ce terme de bonne foi pour dénoncer le racisme et la montée des actes antimusulmans. Mais ce qu’il faut constater aussi, c’est que ce concept est utilisé à des fins politiques par des adversaires de la démocratie et de la République. Ils veulent, de manière générale, imposer un autre ordre que celui de la République», assure le ministre de l’Intérieur, qui dénonce une «technique de l’amalgame». «Pour eux, s’attaquer à une mosquée, caricaturer librement le prophète ou encore faire appliquer la loi interdisant le port du voile intégral, tout cela est considéré comme de "l’islamophobie". On ne peut, évidemment, accepter ce type de raccourci. S’en prendre à une mosquée est un acte inacceptable et grave. Caricaturer une figure religieuse relève de la liberté d’expression. Respecter la loi de la République est une obligation pour tous», insiste Manuel Valls.

Christine Lazerges, la présidente de la très officielle CNCDH, demeure opposée à l’emploi du mot, lui préférant celui, «plus juste», de «racisme antimusulman».«Je préfère ce terme parce qu’il évoque une hostilité à un groupe humain et non à une religion et, surtout, il renvoie à des infractions pénales.» Mais la présidente de la CNCDH n’est pas sûre de tenir longtemps sur cette ligne. Depuis plusieurs années, l’emploi du mot fait débat au sein de la commission. Les associations antiracistes traditionnelles, à l’exception du Mrap, sont dans le rejet pur et dur du terme. «Non seulement nous refusons ce mot, mais nous le combattons, ce qui ne veut pas dire qu’on ne combat pas aussi le racisme contre les musulmans», résume le président de la Licra, Alain Jakubowicz, pour qui le terme d’islamophobie «a été créé de toutes pièces par les représentants de la frange radicale de l’islam pour empêcher toute critique de la religion».

Une théorie à l’origine de la polémique, développée il y a dix ans par Caroline Fourest. A l’automne 2003, alors que le mot a surgi à la faveur des débats sur l’interdiction du voile à l’école, l’essayiste et journaliste consacrait un chapitre entier de son livre Tirs croisés (coécrit avec Fiammetta Venner) et une tribune dans Libérationà «l’ambiguïté de la lutte contre l’islamophobie». Enjoignant à bannir ce terme, elle explique alors qu’il a été utilisé pour la première fois en 1979 par des mollahs iraniens contre les femmes refusant de porter le voile. Une histoire reprise au mot près par des intellectuels, comme Pascal Bruckner, ou des politiques, comme Manuel Valls - qui cite d’ailleurs régulièrement Caroline Fourest. Qu’importe que cette histoire ne soit pas franchement exacte. «Un véritable mensonge» même, selon les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, auteurs d’un ouvrage aussi engagé que fouillé sur l’islamophobie à paraître la semaine prochaine. Les deux chercheurs ont remonté toute l’histoire de ce mot. En fait de mollahs iraniens, ce sont des anthropologues français qui ont utilisé pour la première fois le terme islamophobie, et c’était en 1910. L’islamophobie est alors un principe d’administration coloniale en Afrique de l’Ouest, par opposition à l’«islamophilie». Il est réapparu dans l’espace public et a pris son sens politique dans les années 80, en Angleterre, avec la montée d’un racisme dirigé contre les communautés musulmanes, alors que celles-ci revendiquaient plus vivement leur identité religieuse.

«Ringard». Caroline Fourest balaie aujourd’hui cette histoire de référence aux mollahs iraniens. «L’important, ce n’est pas de savoir si quelqu’un a parlé d’islamophobie il y a un siècle dans sa salle de bain, c’est le sens de ce mot», explique l’essayiste. Elle concède cependant avoir l’impression d’avoir perdu la bataille sémantique. «Le mot va gagner parce qu’il est court, parce que personne ne prend le temps de réfléchir à son sens et que celui de "racisme" est devenu ringard.» Elle regrette «qu’avec ce mot, les laïcs deviennent des racistes et les racistes passent pour des héros de la liberté d’expression».

En face, les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat lui opposent une tout autre analyse, celle de la légitimation d’un «racisme acceptable», reposant sur la construction artificielle d’un problème musulman en France, alimenté par les récurrents débats sur le voile, le halal, les prières de rues… Selon Marwan Mohammed, «le déni du terme d’islamophobie est le déni de l’expérience de l’islamophobie. C’est pour cela que les gens le vivent très mal»