Chronique

H Cartier Bresson

Pourquoi ai-je toujours cru que cette photo était de Doisneau ou Izis, quand en réalité elle fut prise par Cartier Bresson ? Sans doute parce qu'elle renvoie au même Paris de l'immédiat après-guerre qui ne laisse pas de dégager une incroyable poésie quand même ce fut une époque difficile où la misère le disputait sauvagement à la crasse. Mais Paris encore populaire, où l'on tentait de s'inventer une espérance après la tragédie mais Paris encore de ces années de reconstruction où, malgré tout, cahin-caha, les choses semblaient indéfiniment pouvoir sinon s'arranger, au moins s'améliorer un peu, inéluctablement. Un Paris imaginaire, incontestablement, reconstruit par nos représentations respectives. Un Paris qui n'a peut-être jamais vraiment existé.

Celle de cet enfant au sourire narquois, bravache, tenant dans ses mains ces deux litrons renvoie à une époque où le vin ponctuait le quotidien de nos tables. Bouteille sans étiquette, vin de table dirait-on aujourd'hui, vile piquette sans doute, que l'on allait acheter au bistrot du coin. Époque lointaine où l'on envoyait les enfants seuls compléter les courses chez l'épicier ou le boucher du coin. Regardons bien : l'enfant n'est pas seul, certes, mais la rue est loin d'être bondée et les voitures ne s'y entassent ni ne s'y bousculent. L'a-t-on remarqué, aujourd'hui les enfants ne jouent plus dans la rue, ne s'y promènent plus seuls, mais, surtout, y prévaut un entassement qui contraste singulièrement avec la sensation d'espace qu'on peut encore observer ici.

Est-ce ce sourire qui fait le charme de la photo, ou bien la juxtaposition de l'enfant et du vin ? Peut-être simplement ces lignes de guingois où rien n'est véritablement vertical, pas même le regard du gamin, hormis précisément les deux bouteilles fièrement fichées dans les bras du garçon. Et la figure géométrique esquissée par ces deux bouteilles, la ceinture et les épaules qui fait l'oeil immédiatement fixer le visage de l'enfant.

Il est peut-être ici le secret d'une bonne photo : dans cette composition qui permet au regard de ne pas s'égarer et de pointer ici, juste où le photographe le désirait.


1)Barthes Le vin et le lait, in Mythologies

Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre, au même titre que ses 360 espèces de fromages et sa culture. C’est une boisson-totem correspondant au lait de la vache hollandaise ou au thé absorbé cérémonieusement par la famille royale anglaise. (…) Pour le travailleur, le vin sera qualification démiurgique de la tâche (« avoir du cœur à l’ouvrage »). Pour l’intellectuel, il aura la fonction inverse : « le petit vin blanc » ou le « beaujolais » de l’écrivains seront chargés de le couper du monde trop naturel des cocktails et des boissons d’argent (le seul que le snobisme pousse à lui offrir) ; le vin le délivrera des mythes, lui ôtera son intellectualité, l’égalera au prolétaire ; par le vin, l’intellectuel s’approche d’une virilité naturelle, et pense ainsi échapper à la malédiction qu’un siècle et demi de romantisme continue à faire peser sur la cérébralité pure ( on sait que l’un des mythes propres à l’intellectuel moderne, c’est l’obsession « d’en avoir »). (…) croire au vin est un acte collectif contraignant. (…) Dès qu’on atteint un certain détail de la quotidienneté, l’absence de vin choque comme un exotisme : M. Coty, au début de son septennat, s’étant laissé photographier devant une table intime où la bouteille Dumesnil semblait remplacer par extraordinaire le litron de rouge, la nation entière entra en émoi ; c’était aussi intolérable qu’un roi célibataire. Le vin fait ici partie de la raison d’Etat.(…) Car il est vrai que le vin est une belle et bonne substance, mais il est non moins vrai que sa production participe lourdement au capitalisme français, que ce soit celui des bouilleurs de cru ou celui des grands colons algériens qui imposent au musulman, une culture dont il n’à que faire, lui qui manque de pain. Il y a ainsi des mythes forts aimables qui ne sont tout de même innocents. Et le propre de notre aliénation présente, c’est justement que le vin ne puisse être une substance tout à fait heureuse, sauf à oublier indûment qu’il est aussi le produit d’une expropriation.