Chronique d'un temps si lourd

Souvenirs

Comment écrire sur elle sans tomber dans le pathos ? Comment ne pas écrire sur elle qui est partie ; qui attendait tellement cela.

Je ne veux pourtant pas la laisser s'éloigner sans au moins suggérer tout ce que je lui dois. Oh je sais bien : les mères de garçons sont envahissantes et demeurent pour eux comme une intouchable icône. Elle ne l'était pas : fière de ses garçons, assurément mais à sa manière discrète. Et même si je l'entends encore me dire ferme ton manteau il fait froid ce n'était finalement que pour payer son écot à cette maternité que nul ne saurait désapprendre.

Elle était la femme d'un seul : mon père ; et n'attendait que de le rejoindre car de ceci elle était assurée : de l'autre côté elle allait le retrouver. Je ne peux même pas écrire que cet amour fût envahissant ou qu'il nous exclût : elle parvint tout au long de notre enfance à ménager le temps de ses fils et celui de notre père sans que nous en soyons jamais lésés. Mais si vocation elle se sera donnée, ce fut bien celle-ci : l'accompagner, l'épauler lui qui en avait tant besoin.

Comment ils se sont rencontrés ? je le sais à peu près ; je sais surtout que ce fut un peu comme dans les contes où l'éclair fut assez vif pour briser la nuit où mon père se fut laissé enfermer . Il vit enfin une rive où accoster ; une vie enfin offerte après tant de dénégations. Elle, séduite par ce grand ténébreux se nourrissant de musique, de poésie et de blessures ouvertes, vit un continent s'ouvrir et la trappe rabattue de la tragédie. Elle laissa tout pour lui, son métier tout juste commencé ... en ces temps-là la chose était ordinaire. Il m'arrive néanmoins de songer qu'elle épousa mon père comme on entre dans les ordres, non tant pour fuir, que pour s'ouvrir les portes de l'infini...

J'ai retrouvé ces derniers jours, son journal intime et ses lettres à mon père : je n'ai pas voulu les lire ni pénétrer une intimité qui leur appartint mais je sais que leur rencontre emporta tout et dévia des routes qui semblaient toutes tracées. Je garde le souvenir de ce regard qu'elle offrit à mon père à son dernier retour d'hôpital, tendre bien sûr, ivre de sollicitude assurément, mais amoureux surtout : subitement ils avaient vingt ans ! Ma vie durant, plus ou moins consciemment, j'y aurai vu un modèle que je ne sus accomplir.

Peut-être est-il trop difficile de relier ainsi les deux rives : eux parvinrent à éclairer l'ilot de leur intime ; se refusèrent, plus que n'échouèrent d'ailleurs, à parcourir l'espace ouvert de la socialité, de l'amitié ; j'ai réussi à peu près ce dernier et me réjouis de la force que me donne l'amitié mais ai sottement laissé se galvauder la friche de l'intime.

Il y a quelque chose dans cette famille, décidément, qui signe l'inachèvement.

Mais il est d'autres rives encore !

Elle, issue du monde ouvrier, dont elle conserva la fierté tout autant que la solide envie d'en sortir sans jamais céder à la tentation de le renier, exhalait tout ce que l'Alsace pouvait suinter de gourmandise certes mais d'austérité luthérienne. Trop vite grandie par la charge d'une soeur dont il fallut s'occuper et les frasques d'un père que la dive bouteille autant que l'ennui tenaient éloigné du foyer, elle avait l'âme d'une protectrice. Plus mère que femme, peut-être ; sans doute. Et ce n'est pas l'intime fêlure de mon père, fracassé par la guerre, les camps et une jeunesse solitaire qui en réfréna l'élan. Assurément elle dut pour lui conjuguer amour, tendresse, complicité mais je la devine malaisément passionnée. Ou alors à sa manière à elle, pudique, pour ne pas écrire pudibonde. Elle aimait la vie contrairement à mon père qui s'y attardait, faute de mieux, parce qu'il le fallait bien mais que tout appelait ailleurs. Elle le retint, de longues années et m'étonne encore du miracle, qu'elle créa, de lui faire désirer l'avenir de ses deux fils quand il s'en refusait un pour lui-même.

A sa façon, elle incarnait une des deux rives de mon histoire : elle, c'était la Krutenau, aujourd'hui quartier propret et bobo comme on dit, quand il était autrefois celui, mal famé où l'on s'abstenait d'avouer habiter quand à l'opposé mon père représentait la Robertsau, ses rues chic et son avenue droite et fière flanquée d'hautaines villas. Elle a réuni pour nous ces deux mondes dont je suis pétri, sans y pouvoir mais, sans parvenir ni plus à y appartenir qu'à le désavouer.

C'était au fond une grande amoureuse qui aimait les siens, bien sûr mais les autres. Chez elle, cette mansuétude, qui allait rarement jusqu'au geste, mais éclairait son regard lui faisait toujours souligner ce qui chez l'autre était aimable plutôt que de brandir les faces sombres. Elle ne jugeait pas ! jamais ! c'est une grande qualité. Elle ne demandait rien pour elle mais s'enquérait d'abord de ce qu'elle pouvait faire pour vous. Empesée dans un corps trop gourd et lourd pour elle, elle apprit au contact de mon père qui n'aima rien tant que le silence méditatif, à s'enfermer dans l'étroit cercle de sa famille ; désapprit de nouer quelque amitié que ce soit. Elle dut en souffrir peut-être, à moins que sa peur du monde extérieur ne l'y confortât. Ces deux-là vécurent seuls, ou presque. Ils se suffisaient à eux-même et je ne puis m'empêcher de songer que c'est à la fois digne et bien dommage.

Dans cette famille on se s'embrassait pas ; ou seulement les très jeunes enfants. La tendresse ne passait jamais par le corps : on ne se touchait ni ne caressait ! non plus que par le verbe : on eût même cru déchoir d'avouer un sentiment ou son émotion. Ne restaient que les regards : mais les siens emportaient tout. J'eus, je le sais aujourd'hui, du mal à désapprendre ce mutisme du corps et mes filles me disent encore combien j'eus difficulté à leur dire que je les aimais quand même elles l'eussent toujours su et vécu. On n'imagine pas l'effort qu'il me fallut déployer pour saisir une main, embrasser ! Quelle entrave me retenait à dire je t'aime ou je suis fier de toi à l'une de mes filles ! où j'ai longtemps considéré autant d'impudeur que de pléonasme. Sottement ! J'y parviens désormais ; un peu ; mieux. J'ignore encore à quoi je dois cette ankylose : à toi, ma mère ; à cet engourdissement huguenot de l'âme ; aux lourdeurs teutonnes ; à mes propres peurs ? qu'importe d'ailleurs puisqu'elle me fit ne jamais être gêné de tes retenues. Et toujours soutenu par tes regards.

Pars l'esprit apaisé : tu as eu la grâce de nous offrir une enfance joyeuse, une jeunesse sereine. Rien de ce que je te dois ne m'entrave ; tout m'y révèle.

Merci Maman pour tout !