Histoire du quinquennat

Les illusions d'optique du scrutin majoritaire
LE MONDE du 18.06.2012
par Gérard Courtois

Pour la quatorzième fois depuis 1958, le général de Gaulle a gagné les élections législatives. Pour la quatorzième fois, le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, instauré en même temps que la Ve République, a permis de dégager une majorité parlementaire capable d'épauler l'action du pouvoir exécutif. C'est-à-dire, hormis les trois périodes de cohabitation des années 1980 et 1990, l'action du chef de l'Etat.

Comme François Mitterrand en 1981, François Hollande peut donc remercier le "grand Charles" de sa détermination à mettre un terme au scrutin proportionnel qui avait largement nourri la confusion du "régime des partis". Au soir du 17 juin, en effet, le Parti socialiste a obtenu 278 sièges de députés. Avec ses plus proches alliés - divers gauche (22) et radicaux de gauche (13) -, il franchit donc largement la barre de la majorité absolue de 289 sièges.

Avec le renfort des 18 élus d'Europe Ecologie-Les Verts, des 10 élus du Front de gauche et des 2 indépendantistes martiniquais, ce sont 343 députés qui siégeront à la gauche de l'hémicycle. En nombre, sinon en pourcentage, jamais la gauche n'avait obtenu un résultat aussi flatteur. Cette force parlementaire est d'autant plus remarquable que, pour la première fois également sous la Ve République, la gauche est majoritaire au Sénat depuis l'automne 2011.

Les Français ne se sont donc pas contentés de confirmer le résultat - serré - de l'élection présidentielle. Par la grâce du mode de scrutin, ils l'ont nettement amplifié et ont "choisi la cohérence", comme l'a souligné le premier ministre, Jean-Marc Ayrault. Cette cohérence les a conduits à élire, ou réélire, les 25 ministres qui se présentaient à leurs suffrages, ce qui n'est pas un mince témoignage de confiance envers l'équipe gouvernementale. La même cohérence, enfin, accorde la majorité au seul Parti socialiste, qui, en cas de besoin, ne sera donc pas tributaire de l'accord des écologistes et des communistes (comme en 1997) et moins encore de quelques voix centristes (comme en 1988).

Sans même évoquer le relais dont ils disposent dans de très nombreuses collectivités locales, le président de la République et le premier ministre ont désormais en main tous les leviers pour agir. Compte tenu des difficultés qui les attendent dès demain - le rétablissement de comptes publics lourdement dégradés, la relance d'une croissance en berne, la décrue d'un chômage qui touche près de 10 % de la population active, la refondation d'une Europe pour l'heure flageolante -, ce n'est pas du luxe.

Le paradoxe du scrutin majoritaire n'en est pas moins évident. La force de frappe parlementaire qu'il accorde au gouvernement peut être une promesse d'efficacité. Mais elle ne saurait masquer l'étroitesse de sa base politique réelle.

Les records d'abstention enregistrés au premier et, plus encore, au second tour des législatives relativisent singulièrement l'adhésion du pays à l'équipe au pouvoir et à son programme. Le 17 juin, près d'un électeur sur deux s'est abstenu d'aller voter. Selon l'enquête d'Ipsos pour Le Monde (lire page 14), c'est même une nette majorité des moins de 44 ans qui ont boudé les urnes, ainsi que les catégories populaires et les plus modestes (employés, ouvriers, revenus inférieurs à 1 200 euros par mois).

La conséquence de cette défection, ou de cette indifférence électorale, est impressionnante. Au premier tour de scrutin, celui où chaque parti se compte, le Parti socialiste avait recueilli 29,2 % des voix exprimées, soit 16,4 % des électeurs inscrits. Au soir du second, il rassemble à lui seul presque la moitié des députés.

La comparaison avec l'élection présidentielle est encore plus saisissante car, du fait de la participation beaucoup plus forte (80 %), elle reflète de façon plus exacte les attentes et les choix des Français. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Ainsi, la présidente du Front national, Marine Le Pen, a recueilli 17,9 % des suffrages le 22 avril ; huit semaines plus tard, son parti n'est parvenu à faire élire que deux députés ; encore cela apparaît-il, faute d'alliances de second tour, comme une prouesse.

De même, François Bayrou a recueilli plus de 9 % des suffrages ; son parti, le Modem, n'a obtenu que deux députés. Mme Le Pen et M. Bayrou ont attiré les faveurs de plus d'un électeur sur quatre ; leurs idées ne seront représentées à l'Assemblée que par quatre députés sur 577...

Enfin, en dehors du président sortant et de son successeur, trois personnalités ont marqué la joute présidentielle : Mme Le Pen et M. Bayrou, déjà cités, ainsi que Jean-Luc Mélenchon. A eux trois, ils ont recueilli plus de 13 millions de voix le 22 avril ; mais aucun des trois ne siégera à l'Assemblée.

Quelles que soient les causes de leurs échecs respectifs - terribles pour MM. Bayrou et Mélenchon, tant ils témoignent de l'impasse personnelle dans laquelle ils se sont fourvoyés, prometteur en revanche pour Mme Le Pen -, et quoi que l'on pense de leurs idées, il y a là une distorsion de notre système représentatif. Presque une anomalie démocratique.

Ajoutons l'éviction de l'ancienne candidate socialiste à l'élection présidentielle de 2007, Ségolène Royal, victime d'un traquenard électoral à La Rochelle. La dignité de son ralliement à François Hollande, après son échec à la primaire socialiste, puis son impeccable campagne en soutien au champion socialiste auraient mérité un sort moins cruel. Mais l'on ne doute pas qu'elle saura le surmonter et "rebondir". Du moins le lui souhaite-t-on.

L'Assemblée nationale sera donc privée de ces voix fortes et singulières. C'est la règle du jeu, dira-t-on : sans alliances majoritaires, les forces politiques sont laminées par le mode de scrutin. Pour éviter les dangereuses illusions d'optique qui peuvent en résulter, François Hollande serait bien inspiré de prendre deux précautions.

La première, à terme, sera de tenir son engagement d'introduire "une part de proportionnelle à l'Assemblée nationale". Réforme délicate, tant elle risque de heurter les gardiens du temple gaullien. Mais réforme indispensable si l'on veut surmonter le scepticisme des Français à l'égard du Parlement et leur garantir qu'à l'avenir toutes les forces politiques significatives y seront peu ou prou représentées.

La seconde précaution est immédiate : elle consiste, pour la majorité, à prendre la juste mesure de sa victoire et à ne jamais oublier l'étroitesse de sa base électorale. Sinon, elle s'exposera à de sérieuses déconvenues, comme d'autres avant elle, de gauche comme de droite.