μεταφυσικά

Entretien avec Edgar Morin
L'homme et l'univers
Philagora

Un vivant est un être qui est en même temps un existant. Je dirais qu'un existant vit de façon aléatoire, soumis à l'incertitude et aux périls, aux contingences, et, comme vivant, il dispose d'un certain nombre de qualités et de propriétés qui tiennent à son organisation. Les premières qualités concernent l'auto-éco-organisation, c'est-à-dire que le vivant trouve en lui-même la capacité permanente de se réparer, de se régénérer, ce qui suppose, à son tour, deux traits spécifiques. D'abord, comme le vivant est toujours en activité, il doit puiser de l'énergie dans son environnement. C'est pour cela que je parle d'auto-éco-organisation, car il n'y a pas d' autonomie sans dépendance. L'auto-organisation signifie alors une relative autonomie qui dépend cependant de l'environnement. Ceci, et c'est le second trait, donne des qualités émergentes qui n'existeraient pas sans cette organisation, ce sont les qualités qu'on appelle vie (métaboliser, se reproduire, âtre en relation active avec son environnement)l'organisation vivante produit et est produite par un certain mode de connaissance organisatrice que j'appelle computation. Ce mode de connaissance est fondé sur un computo capable de traiter objectivement à la fois les éléments dont il est constitué et le monde extérieur en fonction de son propre intérêt de " vivant". Celui-ci concerne au premier chef sa capacité à se reproduire, soit tout seul, soit de façon sexuelle - les premiers vivants se reproduisaient par dédoublement - et il se développe avec l'évolution des végétaux et des animaux une forme de sensibilité à l'égard de ce qui arrive.

Maintenant, il faut poser une question préliminaire "qu'est-ce que la vie?". Cette question est importante parce qu'elle a été l'objet de débats séculaires entre deux écoles de pensée. L'école réductionniste, d'un côté, qui affirme que pour comprendre la vie il faut se référer aux constituants physico-chimiques qui la constituent ; l'école vitaliste, de l'autre, pour qui la vie est faite d'une substance spécifique, particulière, qu'on ne trouve pas dans la matière normale ordinaire (1). Henri Bergson, par exemple, était un vitaliste. S'appuyant sur de multiples "preuves ", il soutenait la thèse selon laquelle les vivants ne subissent pas de façon immédiate et totale le deuxième principe de la thermodynamique, le principe de dégradation. Ce débat a été tranché dans les années soixante, avec les découvertes de la structure du code génétique par Watson et Crick (2). Le code génétique étant chimiquement inscrit dans I'ADN, cette découverte prouvait, de façon définitive, le fait que tous les constituants du vivant se retrouvent dans sa nature physico-chimique. Mais cette victoire du réductionnisme était en fait, sans qu'il le sache, sa défaite, car elle démontrait qu'il y aune différence irréductible entre le vivant et le non vivant qui est la complexité de l'organisation, laquelle constitue une auto-organisation. Autrement dit, la différence fondamentale entre le vivant et le non vivant n'est pas dans la matière - l'un et l'autre sont des éléments matériels-, elle est dans le type d'organisation, dans la complexité de l'organisation du vivant.

Justement dans La Vie de la Vie (3) il est question, à un moment donné, de " machine vivante ". Y a-t-il une différence - autre que l'organisation - entre une machine machinique et une machine vivante?

Oui, parce que cette machine vivante est à la fois un être, un existant, et une machine. J'ajouterai surtout que cette machine est essentiellement un être vivant. Dans le premier tome de La Méthode (4), j' ai défini le terme de machine non pas à partir de la définition classique, celle des machines artificielles que nous fabriquons, mais à partir d'une définition plus ancienne. Jean de La Fontaine parlait par exemple de la " machine ronde ", moi j'ai défini la machine comme une organisation active
qui, dans certains cas, peut produire un certain nombre d'effets ou de produits. On peut dire par exemple que le soleil est une machine, et même une machine-mère ou arkhe-machine, car une étoile produit à partir du moins organisé (noyaux et atomes légers) du plus organisé, c'est-à-dire les atomes lourds dont le carbone, l'oxygène et les métaux. Les soleils sont donc effectivement des êtres physiques organisateurs. Ils sont dotés de propriétés à la fois ordonnatrices, productrices, fabricatrices, créatrices. Nous-mêmes, en tant qu'êtres vivants organisés, sommes des machines thermiques. D'ailleurs, nous fonctionnons entre 36 et 40° C, ce qui relève d'une combustion qui tient au fait que nos organes et nos cellules travaillent sans arrêt. Nous ne sommes donc pas étrangers à l'univers des machines. Le paradoxe du vivant tient ainsi au fait qu'il est aussi une organisation, que cette organisation peut être considérée comme une machine, une machine très originale, parce qu'à la différence des machines que nous fabriquons et qui sont incapables de s'auto-réparer et de s'auto-reproduire, le vivant, lui, s' auto-fabrique et s'auto-répare jusqu'à un certain point. De plus, puisque nous avons des nerfs, nous sommes également dotés de sensibilité, à la différence des machines. Ce qui est particulièrement évident chez les mammifères, et surtout chez les humains, c'est le rôle énorme que joue l'affectivité dans leur être.

Il faut ajouter une chose très importante ici, à savoir que tout être vivant est aussi un sujet. Pour moi, être sujet c' est se situer dans son site ou occuper le centre de son monde pour le considérer et se considérer soi-même. Dès lors, selon la conception hégélienne, il agit pour-soi, "flir sich". En effet, un être vivant travaille sans arrêt pour se maintenir, s'entretenir, et finalement se reproduire. Le sujet est donc une notion particulièrement complexe. Être sujet comporte d'abord un principe d'exclusion personne ne peut dire " je" à ma place, j'occupe mon site. Même mon jumeau homozygote, en dépit de l'énorme complicité que je peux avoir avec lui, ne peut pas dire "je" pour moi. Mais il y a aussi un principe d'inclusion, c'est-à-dire que je peux inclure un "nous " dans mon "je " ou mon "je" dans un "nous". C'est ce qui fait que je peux me consacrer à mes enfants, à ma famille, à ma patrie, à mon parti, je peux même donner ma vie pour eux. Il y a à la fois un principe d'égoïsme qui naît de l'égocentrisme et un principe d'altruisme qui vient de cette solidarité avec un "nous ". J'ajouterais que même dans le monde bactérien, il n'existe pas d'êtres isolés, il y a déjà un rapport d'intersubjectivité. Ce mot peut sembler bizarre pour des bactéries, mais dans le fond il y a deux éléments qui l'indiquent: d'abord les bactéries communiquent entre elles et certaines donnent même un bout d'ADN à d'autres - ce qu'on a longtemps cru être une sexualité des bactéries mais qui n'en est finalement pas une ensuite il y a l'hypothèse selon laquelle le monde bactérien, qui rassemble les bactéries de l'air, de la terre, de la mer, de nos intestins..., forme une totalité puisque toutes les bactéries, si diverses soient-elles, peuvent communiquer entre elles. Il n'y a pas d'espèces chez les bactéries, il n'y a que des différences ; ainsi il y en a qui sont mauvaises pour nous, et d'autres qui sont très utiles, comme celles de nos intestins par exemple. L'idée est l'existence d'une sorte de super organisme bactérien terrestre, et qui nous a produits, dans la mesure où les cellules eucaryotes, qui sont les cellules des végétaux et des animaux, sont issues d'une symbiose entre deux cellules bactériennes. Ce qui reste de cette symbiose, ce sont les mitochondries. Les végétaux et les animaux sont donc nés à partir de ces bactéries et rien ne nous dit d'ailleurs que cet organisme bactérien ne nous intègre pas dans son ensemble.

eut-on alors imaginer, comme l'affirmait Max Scheler dans Nature et formes de la sympathie (5), que tous les vivants sont en symbiose ?

On peut dire en effet qu'il y a cette symbiose bactérienne générale. Il y a diverses symbioses entre êtres vivants, mais il y a aussi des parasitismes multiples, et aussi des phénomènes d'inter-dévoration ; il y a les animaux qui mangent les plantes, les herbivores, et les herbivores qui sont mangés par les carnivores, etc. Autrement dit, dans la vie, on constate à la fois le phénomène symbiotique de coopération et le phénomène d'entre-destruction.

Est-ce que la vie implique l'individuation ? Peut-on imaginer une vie qui ne serait pas individuelle?

Non, mais j'ajouterais, en prenant l'exemple des humains où les choses sont assez nettes, que nous sommes à la fois des individus, des membres d'une société et des membres d'une espèce. Et ces trois notions sont absolument indissociables, je dirais même qu'elles sont comprises les unes dans les autres : au sein de mon individualité il y a l'espèce dans la mesure où l'espèce ne peut pas continuer sans le secours de deux individus de sexes différents ; au sein de l'individu il y a la société, c'est-à-dire la culture, le langage la société est donc à l'intérieur de l'individu qui est l'intérieur de la société. Ces trois notions sont absolument indissociables, mais bien que la tendance réductionniste, simplificatrice, soit très courante dans le monde des biologistes, on ne peut pas considérer que l'individu n'est qu'une sorte d'épi-phénomène et que la définition de la vie est purement et simplement l'auto-reproduction. Il faut dire d'emblée que pour un biologiste moléculaire strict la vie n'existe pas. C'est ce qu'avait souligné François Jacob : " On n'interroge plus la vie aujourd'hui dans les laboratoires" (6). La tendance réductionniste qui a animé la science jusqu'à une époque toute récente, et qui est aujourd'hui encore prépondérante en biologie, avait même réussi à éliminer le cosmos qui n'était plus que de l'espace temps. Le cosmos est réapparu avec la découverte d'un événement initial, le Big Bang et l'expansion de l'univers, ce qui permet maintenant de dire que notre cosmos a une histoire. Le cosmos est enfin ressuscité L'Homme, à son tour, a été radicalement ment éliminé par Claude Lévi-Strauss qui a soutenu que le but des sciences humaines était de dissoudre l'homme (7) et bien entendu on a eu par la suite le bourdivisme réduisant l'individu à ses champs et à ses habitus.

Dans la sociobiologie d'Edward O. Wilson (8), portée à sa limite par Richard Dawkins dans Le Gène égoïste (9), les vrais sujets sont les gènes qui passent leur temps à vouloir se maximiser. Ces auteurs affirment que les sociétés de fourmis ont un intérêt génétique à ce que certaines d'entre elles se dévouent, sacrifient leur vie, vu que toutes les fourmis ont, du fait de leur parenté, les mêmes gènes. Ils expliquent ainsi le don de soi, le don patriotique, par la volonté des gènes. Or, à mon avis, s'il y a des sujets c'est au niveau des êtres vivants dans leur ensemble et non pas au niveau des gènes. Les gènes ne sont que des éléments chimiques. Ils sont porteurs d'une mémoire et d'un engramme qui se transforme en programme au fur et à mesure des besoins de l'organisme. Il y a une réification et une déification contemporaines du gène qui permettent d'occulter le problème de la complexité de la vie.

Cette complexité implique donc une perspective holistique?

Oui

À propos de l'origine de la vie, certaines théories soutiennent aujourd'hui que la vie vient d'ailleurs...

Il y a tout d'abord l'idée - très répandue dans les années soixante et bien formulée par Jacques Monod (10) - selon laquelle la vie est un événement absolument inouï, aussi improbable qu'un singe dactylographe écrivant Hamlet ! En effet, pour que se combinent entre elles les myriades de molécules diverses qui ont constitué le premier être vivant, il faut une rencontre absolument improbable, un hasard inouï. La vie serait donc née une seule fois sur Terre, et selon toute probabilité elle n'existerait pas ailleurs. Plusieurs éléments viennent confirmer cette hypothèse. D'abord, tous les êtres vivants ont exactement le même langage génétique, les mêmes lettres de l'alphabet génétique. C'est pour cela qu'on trouve des gènes communs à la mouche et à l'Homme. Ensuite, l'atome de carbone, qui peut être indifféremment en situation lévogyre ou dextrogyre, c'est-à-dire orienté à gauche ou à droite, est lévogyre chez tous les vivants. S'il y avait plusieurs origines vivantes, l'atome de carbone pourrait être tantôt l'un tantôt l'autre. Enfin le saut entre l'organisation, même très complexe, de molécules et l'auto-organisation vivante est gigantesque.

Cette thèse est celle de la haute improbabilité de la vie. Plusieurs arguments la contrecarrent cependant. Il y a d'abord le fait qu'on a pu - en laboratoire, en éprouvette, dans des conditions assez simples - produire des molécules, des macromolécules, des molécules d'ADN, etc. (11). Deuxièmement, il y a la thermodynamique qui montre que la vie a pu naître dans des conditions tourbillonnaires permettant à une organisation de se former. On peut très bien comprendre, en effet, qu'il y a 4 milliards d'années il y avait sur Terre un nombre considérable d'explosions, de décharges électriques, d'orages suffisamment importants pour créer des molécules s' associant en tourbillons. Selon cette idée-là, la vie perd alors de son improbabilité radicale. Mais on peut difficilement imaginer qu'il y ait eu plusieurs naissances de la vie sur Terre. Les optimistes - ceux qui pensent que l'univers se développe en se complexifiant - disent que la poussée de complexification implique inévitablement l'existence d'autres complexifications vivantes parmi les milliards d'autres systèmes solaires, surtout maintenant avec la découverte de nombreuses exoplanètes. Et même si la vie n'y est pas faite avec les mêmes constituants (acides nucléiques et protéines), pourquoi ne pas imaginer une organisation différente avec d'autres constituants ? C'est pour cela qu'il y a des optimistes comme Carl Sagan (12) qui envoient des messages à l'univers. Dans la même perspective, on a tendance à s'écrier dès qu'on trouve des traces d'eau sur Mars, mais enfin entre l'eau et la vie, il y a encore un monde! Dans ce match-là, je suis plutôt du côté de la version pessimiste, sans fermer pour autant la porte à une version optimiste, laquelle serait de supposer qu'il y a des êtres un peu meilleurs que nous qui pourraient exister quelque part et qui viendraient nous apporter un peu d'intelligence et de sagesse...

Quant à l'hypothèse d'une origine extraterrestre de la vie, mises à part les hypothèses science-fictionnelles, c'est Crick qui l'a formulée du point de vue scientifique. En effet, un certain nombre de matériaux de la vie sur Terre ont pu provenir d' astéroïdes qui ont bombardé à un moment donné la Terre primitive. Autrement dit, s'il n'y avait pas eu ces matières célestes, extraterrestres, la vie ne se serait peut-être pas formée. J'imagine mal cependant un germe de vie, une cellule de vie, arriver de quelque part du cosmos. On peut éventuellement admettre que des matériaux de l'être vivant sont arrivés à partir de ces poussières d'astres mais pas davantage.

Autrement dit, l'idée même d'êtres extraterrestres, d'humanoïdes ou hominidés extraterrestres paraît fantaisiste?

-Disons que ça me paraît hautement improbable. Prenons simplement le cas de l'être humain. On se rend compte qu'au sein du rameau des anthropoïdes, il ne représente qu'un rameau latéral dans une formidable ramification buissonnante de multiples espèces animales qui n'ont pas atteint l'état de conscience humaine. Il est évident que les fourmilières ou les termitières manifestent une organisation remarquable il y a, par exemple, de l'agriculture et même de la drogue chez les fourmis ! Mais même si une fourmilière comprend des myriades de fourmis qui constituent ainsi sa propre intelligence, il n'y a rien en elle d'équivalent à la forme de pensée de la conscience humaine. Sur Terre, il y a eu de nombreux singes différents qui sont apparus au sein des rameaux anthropoïdes, mais, parmi tous les êtres vivants, un seul rameau dans des circonstances sans doute exceptionnelles a pu développer l'humanité, c'est-à-dire la culture, le langage et une certaine forme de conscience. Même s'il n'est pas impossible qu'il y ait des formes intelligentes équivalentes ou même supérieures à la conscience humaine, nous ne pouvons pas pour le moment nous fonder là-dessus comme sur une sorte de certitude statistique ou mathématique. D'autre part, ce que nous avons récemment appris sur le caractère irrévocable de la dispersion de l'univers - dans la mesure où il y aurait une énergie noire qui pousserait, contrairement à la gravitation, à la dispersion -, ce que nous savons aussi sur les extraordinaires forces de désintégration - les trous noirs, les supernovas qui explosent, etc. -' tout cela rend bien difficile de croire qu'il y ait eu, quelque part ailleurs que sur Terre, la chance ou la malchance d' arriver à un phénomène similaire au nôtre.

Cela dit, je n'exclus pas que certains types d'intelligence ou de pensée qui n'ont pas la forme humaine existent dans l'univers. Je n'exclus pas non plus ce que certains affirment à propos des soucoupes volantes, en disant qu'elles ne viendraient pas du ciel mais d'une force cachée qui serait dans la Terre elle-même. Je n'exclus même pas qu'il puisse y avoir une sorte de puissance mystérieuse dans la Terre. Je n'exclus rien, mais ça me semble improbable. J'ouvre la porte au mystère et à l'inconnu.

Je crois d'ailleurs que ce que l'on sait de l'univers depuis un an est vrai, que l'expansion ne va pas s'arrêter, que tout va se perdre, qu'il n'y aura même pas de Big Crash. Tout cela a des conséquences éthiques absolument fondamentales. La première est " vivez ", " vivez votre vie" ! La deuxième est que la Terre est effectivement notre jardin, notre maison commune, notre Terre-Patrie (13). J'ai écrit l'évangile de la perdition Nous sommes perdus et c'est pour cette raison qu'il faut fraterniser. Ceci s'inscrit assez bien dans ma conception éthique: s'il y avait des extraterrestres très méchants, des super Ben Laden ,je pense qu'il faudrait s' unir contre eux et les combattre ; dans l'hypothèse inverse, s'il y avait des extraterrestres super gentils, je pense qu'il faudrait les accueillir...

Paradoxalement, cette position est d'une certaine manière théologique parce que, comme dans les croyances religieuses, on admet finalement que la vie n'a qu'un seul point d'ancrage, la Terre.

Non, parce que les croyances religieuses fondatrices ignoraient tout du cosmos. Dans les anciennes conceptions religieuses, y compris le christianisme, la Terre était le centre du monde et les étoiles des sortes d'ampoules dans le ciel. Ces conceptions étaient géocentriques, il n'y avait pas encore l'idée de la pluralité des mondes, les découvertes de Gaulée, les intuitions de Fontenelle, Cyrano de Bergerac, etc. Non, ma conception est radicalement différente des conceptions judéochrétienne et peut-être même islamique où Dieu crée l'Homme à son image. Dans les croyances religieuses, il y a un Dieu créateur. Moi, je suis plutôt spinoziste, je vois le monde comme un processus d'auto-création. Aujourd'hui, étant donné que nous savons que notre univers matériel ne représente que 2 à 4 % de la totalité réelle, le reste étant constitué par une matière noire invisible, une énergie noire encore inconnue, je pense de plus en plus, j'y pensais déjà lorsque je parlais de " chaos-mos " dans le premier tome de la Méthode (14) -que notre univers, qui est né du vide semble-t-il, mais d'un vide très bizarre, continue en sous-main à s'appuyer sur du vide. Alors dans ce cas-là on est bien loin de la théologie.

À l'image de cette matière invisible ou matière noire, peut-on envisager des vivants invisibles?

-Oui, invisibles pour nous. Nos sens sont extrêmement limités. Je pense même qu'il y a des réalités invisibles à nos sens. Bien entendu, certaines de ces réalités sont détectables avec nos instruments; les lunettes astronomiques ou les microscopes électroniques par exemple permettent de voir des choses que nos yeux ne voient pas, l'infiniment grand et l'infiniment petit qu'évoquait Pascal (15).

Quitte à parler des extraterrestres, ce qui n 'est épistémologiquement pas très correct dans le milieu des sciences sociales, parlons aussi des fantômes, ectoplasmes, entités énigmatiques et êtres invisibles qui ont un statut ontologique différent...

Oui, mais alors là, ma conception est que nous sécrétons ces ectoplasmes, au même titre que les génies, les fantômes ou les dieux. Notre esprit les sécrète selon le principe d'autonomie-dépendance, c' est à dire que ces êtres, tout en dépendant de nous, acquièrent un certain pouvoir. Autrement dit, puisque les dieux naissent de la foi des humains et se nourrissent de leurs craintes et de leurs désirs, ils acquièrent une énergie folle, suffisamment intense pour pouvoir susciter des hallucinations, des visions, les stigmates du Christ. Je pense même que les pouvoirs imaginaires de l'esprit sont absolument fabuleux. Nous sécrétons des esprits, des génies et des fantômes qui sont, en plus, entretenus par le fait que nous voyons des morts dans nos rêves, etc. Ça, j'y crois. Maintenant je ne crois pas que ces êtres aient une existence indépendante de la nôtre. Aussi le jour où l'humanité s'éteindra tous les dieux et tous les fantômes mourront avec elle...

Aujourd'hui, les technosciences qui prétendent maîtriser et transformer le vivant sont en train de créer des chimères à travers le clonage, les manipulations génétiques, etc. Imaginons, puisque c 'est un rêve ou un cauchemar qui semble vouloir devenir réalité, qu'il y ait un deuxième Edgar Morin assis là, identique au premier. Comment envisager cela ? Est-ce que l'être humain a la possibilité de transcender sa propre "essence" ou "nature " pour créer un être qui lui échapperait, de la même manière peut-être que les fantômes et les dieux lui échappent?

- Oui, à la différence près que ce ne sont pas des fantômes, mais des êtres dotés d'une matérialité, c' est à dire de qualités humaines, tout en étant des êtres fabriqués, un peu comme les androïdes de science-fiction. Effectivement, je crois qu'on arrive maintenant à un stade extrêmement important car on peut - Théoriquement, pas encore pratiquement - modifier notre nature en agissant sur notre patrimoine génétique. Je dis théoriquement et pas pratiquement parce que le déchiffrage du génome n'en est pas un dans la mesure où l'on a uniquement repéré quatre lettres de l'alphabet qui se suivent dans des ordres tout à fait bizarres. C'est-à-dire que même si l'on peut repérer des groupements de lettres qui correspondent à des gènes, on ne sait absolument pas comment l'ensemble fonctionne. Cela signifie, là aussi, qu'il y a une évolution dans la conception des biologistes. Au début des années soixante, on pensait qu'un gène avait une fonction, comme une sorte de machine artificielle spécialisée ; on disait alors: un gène, une protéine. Maintenant on en arrive à l'idée qu'il y a plusieurs gènes qui se mettent ensemble pour faire telle ou telle chose, qu'un gène isolé peut avoir deux fonctions différentes et que même une assemblée de gènes peut prendre des décisions différentes au cours de la vie. Par exemple, à un moment donné, les gènes maternels d'un individu peuvent avoir le dessus sur ses gènes paternels, et sans qu'il s'en rende compte cela va changer pas mal de choses en lui.

Face au génome, les scientifiques sont donc de purs apprentis sorciers car ils n'en ont pas encore sondé la complexité. Alors, évidemment, on peut essayer de mélanger un gène animal et un gène végétal pour créer des chimères ; théoriquement je n'exclus même pas qu'à un moment donné on puisse me greffer des gènes qui vont me donner des ailes de condor et que je puisse voler! On n'en est pas là cependant. Les manipulations génétiques prouvent une chose au fond: l'esprit humain peut avoir des pouvoirs plus grands que ceux des gènes puisqu'il réussit à les manipuler. L'esprit a été perçu comme une superstructure par rapport à l'infrastructure qui est le gène, en réalité c'est la superstructure qui peut contrôler aujourd'hui l'infrastructure. Malheureusement, ces apprentis sorciers sont des esprits d'Homo sapiens-demens, c'est-à-dire des esprits bornés, animés les uns par des intérêts mercantiles, les autres par une vision tout à fait restreinte de la nature et de la réalité. L'esprit humain possède indubitablement une puissance considérable avec la technique, mais c'est cet esprit qui nous pose problème.

On se heurte quand même à un paradoxe Ontologique. À entendre la plupart des scientifiques, il n 'y aurait du Big bang à nos jours - qu'une série de hasards, de processus matériels, de complexifications, etc. (16). Mais il faut quand même expliquer cela ! L'esprit humain capable de penser sa place dans le cosmos est-il simplement le produit d'une série de hasards ? La question théologique fondamentale ne serait-elle pas inscrite - c 'est peut-être une question provocatrice - au coeur même du réel ? N'est-on pas obligé, malgré tout, de se dire qu'il n'y a pas que des processus, de l'immanence, de la complexité, des hasards, des contingences, des chocs, des tourbillons, etc. ? Et s'il y avait un plan préalable finalisé à tout cela? C'est aussi la question du principe anthropique que posent certains physiciens (17).

Oui, Brandon Carter et quelques autres ont formulé le principe anthropique (18). Il distingue même le principe anthropique dur et le principe anthropique mou. Ce qui est juste dans le principe anthropique mou, c' est que pour penser le cosmos, l'univers physique, il faut concevoir qu'il y avait dès le début la possibilité, aussi minime soit-elle, de la vie, de l'intelligence et de la conscience humaines. Je crois que c'est indubitable, mais c'est un raisonnement en boucle qui se ferme tout seul. À partir de là, on peut aller plus loin. On sait aujourd'hui que notre univers n'existerait pas si les grandes lois qui le régissent, disons les principes d'interaction - les interactions nucléaires fortes, les interactions nucléaires faibles, les forces électromagnétiques et les forces gravitationnelles -n'étaient pas réglées comme elles le sont. C'est quand même étonnant que tout cela fonctionne ainsi et qu'il y ait finalement un univers cohérent. Il y a évidemment beaucoup de désordre, mais qui contribue autant à l'organisation qu'à la désorganisation de notre univers. A cela on peut répondre -ce que font certains astrophysiciens - oui, mais il y a surtout d'innombrables univers qui n'ont pas pu aboutir, carde ce vide d'où nous sommes issus sortent des bulles qui n'aboutissent pas. Parmi elles cependant il y en a une qui à pu donner notre univers. Il est évident aussi que notre univers a quelque chose d'extraordinaire pour pouvoir présenter cette organisation en particules, noyaux, atomes, molécules, astres, c'est quelque chose de fabuleux.

Autrement dit, ce qui nous semblait normal auparavant - un univers construit par un Dieu-architecte - nous paraît aujourd'hui absolument incroyable Compte tenu de nos connaissances actuelles toutefois, on ne peut réhabiliter l'idée d'un Dieu planificateur. Il y a tout au plus un Dieu, ou un enfant disait Héraclite, qui joue aux dés. Il y a eu beaucoup de bifurcations dans cette histoire d'un Dieu qui joue aux dés. Et comme dans tous les jeux, il y a des règles et des aléas. Peut-être finalement que ce sont deux dieux qui jouent l'un contre l'autre aux échecs. On peut tout supposer. C'est cela à mon avis, le grand mystère de l'univers et de la réalité, qui est inconcevable. Je crois que tout cela démontre les limites extraordinaires de la rationalité humaine pour concevoir un réel qui la dépasse. Seulement cette rationalité humaine a la capacité de savoir que la réalité la dépasse. C'est quand même une vertu de l'esprit humain.

La mystique est peut-être une expérience de cet ordre - là?

La mystique est une expérience à la fois de perte et d'accomplissement de soi. Au fond, il y a deux états mystiques celui qui naît du vide, de la pacification, une sorte de mystique zen où l'on se perd et où l'on oublie son moi dans une sorte de plongée cosmique ; l'autre état mystique est, au contraire, celui de la surexcitation, de l'intensité, de la fusion presque érotique comme chez Thérèse d'Avila. Ces deux états mystiques sont très importants. L'extase par exemple est une chose fondamentale pour l'être humain et on peut y arriver par l'érotisme, la mystique, la transe musicale, etc.

Certains mystiques disent qu'ils éprouvent une sur-vie, une vie supérieure. C'est pour eux un état d'accès à une vie différente, une autre vie.

Oui, on peut penser cela, mais est-ce que le mot vie a alors le même sens ? Je ne sais pas. C'est un état limite de notre être auquel nous aspirons, mais je ne pense pas que, par-là même, cela nous révèle quelque chose.

Dans la première édition de L'Homme et la mort (19), l'amortalité est envisagée comme quelque chose de possible. Deux biologistes, Frédéric Revah et André Klarsfeld (20), reprennent aujourd'hui cette question.

Oui, d'ailleurs j'ai rencontré un collègue de Klarsfeld, Amelsen, qui m'a dit qu'effectivement j'avais bien vu à l'époque dans ma première version que j'ai ensuite contestée (21)...

Comment un esprit fini, limité comme le nôtre, peut-il avoir une conception de l'infini? Question déjà posée par Descartes ou Emmanuel Lévinas. Peut-on dire que c 'est simplement l'angoisse de la mort qui donne l'idée d'une transcendance, d'un au-delà ou d'une survie ? Et si c'était une réminiscence au sens où l'entend Platon ? Peut-on simplement dire, en risquant le réductionnisme psychologique, que l'idée d'une amortalité, d'une immortalité ou d'une survie n 'est qu 'une projection de l'angoisse?

Je crois que cette métaphysique d'une vie au-delà de nos vies ne vient pas seulement de la mort, elle vient aussi du mystère de l'existence. Méditer sur l'existence donne, par opposition à l'idée de finitude, la presque idée de l'infini. Mais nous supportons mal cette idée de finitude. C'est elle pourtant qu'il faudrait finalement supporter.