μεταφυσικά

Benoît de Nursie
Règle de saint Benoît

 

CHAPITRE V.
De l’Obéissance.

L’obéissance qui est ponctuelle et qui ne connaît point de retardement, est le premier degré de l’humilité. Elle est propre à ceux qui préfèrent Jésus-Christ à toutes choses, et qui, par la considération de l’engagement saint qu’ils ont pris à son service, ou par la crainte des peines, ou par le désir de la gloire éternelle, obéissent dans le moment, et avec autant de promptitude, lorsque le supérieur leur ordonne quelque chose, que si son ordre était de Dieu. C’est de ceux-là que le Seigneur a dit : Aussitôt qu’il a entendu ma voix, il a obéi. (Ps. 17.) Et en un autre endroit, il dit des Supérieurs : Celui qui vous écoute m’écoute. (Matth. 10.) Ce sont ceux-là qui, se quittant eux mêmes, renonçant à leur volonté propre, et retirant la main sans achever l’ouvrage dont elle était occupée, rendent une obéissance si précise et si prompte à la voix de celui qui leur commande, qu’il n’y a point d’intervalle entre la parole du maître et l’action du disciple ; en sorte que ces deux mouvements se rencontrent tout-à-la-fois dans ceux qui ont la crainte de Dieu et qui aspirent à la jouissance de la vie éternelle. C’est ainsi qu’ils entrent dans la voie étroite, selon ces paroles du Seigneur : La voie qui mène à la vie est étroite (Matth.), et que se détachant de leur propre esprit, et se mettant au-dessus de leurs désirs et de leur cupidité, ils s’abandonnent sans réserve à la direction et à l’autorité d’un autre, et ne souhaitent rien davantage que de s’assujétir dans le monastère à un Abbé qui les conduise. Sans doute que ce sont ceux-là qui imitent l’exemple de Jésus-Christ qui dit : Je ne suis pas venu pour faire ma volonté, mais pour accomplir celle de mon Père qui m’a envoyé.

Mais cette obéissance dont nous parlons, ne sera ni reçue de Dieu, ni agréable aux hommes, si l’on n’exécute ce qui est commandé, sans délai, sans hésiter, sans tiédeur, sans murmure et sans nulle parole qui marque que l’on ne veuille pas se soumettre. Car c’est à Dieu même que l’on obéit dans la personne des Supérieurs ; puisqu’il a dit : Celui qui vous écoute m’écoute. (Matth. 10.) Et c’est un devoir dont il faut que les disciples s’acquittent de la plénitude de leur cœur ; parce qu’il n’y a que celui qui donne avec joie, qui plaise à Dieu. (2. Cor. 9.) Mais au contraire si le disciple se soumet avec répugnance, et s’il murmure, je ne dis pas seulement de bouche, mais dans le secret, il a beau faire ; car encore qu’il accomplisse extérieurement ce qui lui est commandé, Dieu qui voit ses dispositions intérieures, ne reçoit point son obéissance ; et bien loin d’en être récompensé, il s’attire la peine qui est due à ceux qui murmurent, s’il ne s’en corrige et s’il n’en fait pénitence[2].

 

 

CHAPITRE VI.
Du Silence.

Faisons ce que dit le Prophète, J’ai résolu d’observer toutes mes voies pour éviter de pécher par ma langue. J’ai mis une barrière à ma bouche ; je me suis tu, je me suis humilié ; et je me suis même abstenu de dire des choses bonnes. (Ps. 58.) Le prophète nous apprend par ces paroles, que si l’on doit quelquefois s’empêcher de tenir de bons discours, par le seul respect que l’on porte au silence, à plus forte raison faut-il s’interdire toutes paroles mauvaises, dans la crainte du châtiment qu’elles méritent. Ainsi par la considération que l’on doit à la dignité du silence, on n’accordera que rarement aux disciples, même d’une vertu consommée, la permission d’avoir des entretiens ensemble, quoique sur des matières utiles et saintes, et capables de donner de l’édification, selon ce qui est écrit : Vous n’éviterez pas le péché en parlant beaucoup (Prov. 10) ; et ailleurs, La mort et la vie sont dans le mouvement de la langue. (Prov. 18.) Et puis il appartient seulement au Maître de parler et d’instruire, et au disciple de se taire et d’écouter. C’est pourquoi, si l’on a quelque chose à demander au Supérieur, il le faut faire avec un respect, une soumission, et une humilité parfaite. Pour ce qui est des railleries, des paroles inutiles, et de celles qui peuvent porter à rire, nous les condamnons pour jamais en toutes sortes de lieux, et nous ne permettons point qu’aucun des frères ait la hardiesse d’ouvrir la bouche pour en dire.

 

 

CHAPITRE VII.
De l’Humilité.

L’Ecriture-Sainte nous crie à haute voix, mes Frères, que Celui qui s’élève sera humilié, et que celui qui s’humilie sera élevé. (Luc 14.) Elle veut sans doute nous apprendre par cette instruction, que tout élèvement est une espèce d’orgueil. C’est ce que le Prophète nous déclare qu’il a essayé d’éviter, lorsqu’il dit : Seigneur, ni mon cœur, ni mes yeux ne se sont point élevés ; je ne me suis point porté de moi-même aux choses grandes et magnifiques qui étaient au-dessus de moi. (Ps. 140.) Mais voyez ce qu’il dit ensuite : Si je n’eusse eu de bas sentiments de moi-même, et que je me fusse estimé plus que je ne dois, vous m’eussiez traité comme un enfant que l’on tire du sein de sa mère.

Ainsi, mes Frères, si nous voulons nous élever au comble d’une humilité parfaite, et arriver en peu de temps à cette grandeur céleste, où l’on ne monte que par l’humilité de la vie présente, il faut par une suite d’actions toutes plus parfaites les unes que les autres, dresser cette échelle mystérieuse qui apparut en songe au Patriarche Jacob, par laquelle il vit monter et descendre des Anges, (Gen. 28.) Cette manière de monter et de descendre ne nous apprend sans doute autre chose, si ce n’est que l’on descend lorsqu’on s’élève, et que l’on monte lorsqu’on s’humilie. Et pour cette échelle dressée, elle nous figure l’état de notre vie mortelle, que Dieu élève jusqu’au ciel par les humiliations de notre cœur. Les deux côtés de cette échelle signifient notre corps et notre ame, dans lesquels l’ordre et la vocation de Dieu a disposé différents échelons de discipline et d’humilité comme autant de moyens de nous élever à lui.

Le premier degré d’humilité veut qu’un Moine ait incessamment la crainte de Dieu présente ; qu’il se souvienne, et ne perde jamais la mémoire d’aucune des choses qu’il a commandées ; qu’il repasse en tout temps dans son esprit les peines de l’Enfer qui doivent faire la punition des péchés de ceux qui les méprisent, et la vie éternelle qui doit être la récompense de ceux qui le craignent ; et qu’ainsi se préservant dans tous les moments des péchés et des vices de la pensée, de la langue, des mains, des yeux, des pieds et de sa propre volonté, il travaille sans relâche à retrancher les inclinations et les désirs de la chair. Qu’il considère que Dieu le regarde incessamment du haut du ciel ; que les yeux de sa majesté divine, en quelque lieu qu’il se rencontre, sont ouverts sur les moindres de ses actions, et que ses saints Anges lui en rendent un compte exact à toute heure. C’est ce que nous montre le prophète, lorsqu’il nous dit que nos pensées sont présentes à Dieu, et qu’il Pénètre les replis les plus cachés de nos reins et de nos cœurs (Ps. 7) ; et ailleurs, Dieu sait que les pensées des hommes sont vaines (Ps. 93) ; et en un autre endroit, Vous connaissez de loin, ô mon Dieu ! toutes mes pensées (Ps. 138) ; et encore, La pensée de l’homme se vient découvrir d’elle-même à vous. (Ps. 75, 11.) Aussi le véritable motif qui peut obliger un Moine fidèle et appliqué, de veiller sur ses mauvaises pensées, c’est de dire continuellement dans le fond de son cœur, Je serai pur à ses yeux, si je me préserve de toute iniquité. (Ps. 17.)

Pour ce qui est de notre volonté propre, nous avons dans la Sainte-Ecriture une défense expresse de la suivre, lorsqu’elle nous dit, Renoncez à vos volontés (Eccli. 18) ; et lorsque nous demandons à Dieu dans la prière qu’il nous a donnée lui-même, Que sa volonté s’accomplisse en nous. (Math. 6.) C’est donc avec beaucoup de raison qu’on nous avertit de ne point nous laisser aller aux mouvements de notre volonté propre ; puisque par ce moyen nous évitons le danger que l’Ecriture nous découvre quand elle dit, Il y a des voies qui paraissent droites au jugement des hommes, et qui à la fin nous conduisent dans le fond de l’Enfer (Prov. 16) ; et que nous nous garantissons du malheur dans lequel tombent les négligents, dont il est dit, Ils se sont corrompus et se sont rendus abominables par leurs inclinations déréglées. (Ps. 52.)

Pour ce qui regarde les désirs de la chair, nous devons croire que rien n’échappe à Dieu de tout ce que nous pensons, selon cette parole du Prophète : Seigneur, je n’ai point de volonté qui ne soit exposée à vos yeux. (Ps. 37.) Nous devons donc prendre garde de ne point écouter nos mauvais désirs ; parce que le moment du plaisir est celui de la mort. C’est ce qui donne lieu à l’Écriture de nous faire ce commandement : Ne suivez point vos passions ni vos cupidités. (Eccli. 18.)

Si donc Les yeux du Seigneur sont incessamment ouverts sur les bons et sur les méchants (Prov. 15) ; Si du haut du ciel il a sur les enfants des hommes une attention continuelle, peur remarquer s’il y en a quelqu’un qui connaisse Dieu et qui le recherche (Ps. 13) ; Si les anges qui sont établis pour nous conduire, lui rapportent le jour et la nuit le détail de toutes nos œuvres, il n’y a point de moment, mes Frères, dans lequel nous ne devions prendre garde que Dieu, comme dit le Prophète dans les Psaumes, ne nous surprenne ou dans le péché ou dans l’inutilité (Ps. 52) ; et que nous traitant ici-bas avec indulgence, parce qu’il est plein de bonté, et qu’il veut nous donner le temps d’entrer dans des dispositions meilleures et plus réglées, il ne nous dise un jour ces paroles terribles : Vous avez commis tous ces excès, et je suis demeuré dans le silence. (Ps. 49.)

Le second degré de l’humilité est qu’un Moine n’aime point sa volonté propre, et ne se fasse point un plaisir de tenter ses passions ; mais qu’il exprime dans ses actions cette parole de Jésus-Christ : Je ne suis pas venu en ce monde pour faire ma volonté, mais celle de celui qui m’a envoyé (Joan. 6) et qu’il suive ce qui est écrit : Toutes les actions de la volonté propre seront punies, et celles de l’obéissance récompensées.

Le troisième degré de l’humilité consiste à rendre à son Supérieur, pour l’amour de Dieu, une obéissance sans réserve, selon l’exemple de Jésus-Christ, lequel, comme dit l’Apôtre, a été obéissant jusqu’à la mort. (Phil. 2.)

Le quatrième degré de l’humilité est lorsque nous obéissons sans nous arrêter aux contrariétés et aux difficultés qui se rencontrent dans les choses que l’on nous commande, non plus qu’aux injures et aux mauvais traitements que l’on nous peut faire, quelque dureté que nous y trouvions ; et qu’au lieu de perdre courage et de quitter, nous demeurons dans le silence du cœur, et conservons une paix constante, selon ces enseignemens de l’Ecriture : Celui qui persévérera jusqu’à la fin, sera sauvé (Matth. 24) ; et ailleurs, Que votre cœur demeure ferme, et attendez en patience le secours du Seigneur (Ps. 26) ; et dans un autre endroit, pour nous apprendre qu’un serviteur fidèle doit supporter toutes sortes de maux pour l’amour du Seigneur, il est dit en la personne de ceux qui souffrent : C’est pour l’amour de vous, Seigneur, qu’il n’y a point de jour qu’on ne nous fasse endurer la mort, et que l’on ne nous considère comme des brebis destinées à la boucherie (Rom. 8) ; et ensuite lorsqu’étant soutenus par l’espérance des récompenses futures, ils ajoutent, tout pleins de consolations, ces paroles : Mais nous sommes toujours victorieux parmi toutes ces contradictions et ces traverses, par la protection que nous donne celui qui nous a aimés (ibid.) ; et ailleurs, Vous nous avez éprouvés, Seigneur, et vous nous avez fait passer par le feu comme l’argent ; vous nous avez fait tomber dans les pièges que l’on nous avait tendus, et vous nous avez chargés d’afflictions et de maux. (Ps. 65.) Et afin de nous apprendre que nous devons être sous la conduite d’un Supérieur, il est encore dit : Vous avez mis des hommes sur nos têtes. (ibid.) Et ainsi les véritables Moines observant dans toutes les tribulations et les adversités qui leur arrivent, le précepte de Jésus-Christ ; si on les frappe sur une joue, ils tendent l’autre (Matth. 5) ; ils quittent leur manteau, si on leur ôte leur robe ; si on veut les contraindre de faire mille pas, ils en font deux mille ; enfin ils supportent avec l’Apôtre les infidélités des faux frères (2. Cor. 11), et donnent des bénédictions à ceux qui les maltraitent et qui les persécutent. (1. Cor. 4.)

Le cinquième degré d’humilité est de découvrir à son Abbé, par une confession humble et sincère, les mauvaises pensées dont on peut être surpris, et les fautes secrètes que l’on a commises. C’est à quoi l’Ecriture nous exhorte, lorsqu’elle dit : Exposez votre conduite au Seigneur, et mettez en lui toute votre espérance (Ps. 36) ; et ailleurs, Confessez-vous au Seigneur, parce qu'il est bon, et que ses miséricordes sont infinies (Ps. 117) ; et encore par la bouche du Prophète, en ces termes : Je vous ai déclaré mon péché, Seigneur, je ne vous ai point célé mes injustices ; j’ai dit, je découvrirai contre moi-même au Seigneur toutes mes iniquités, et vous m’avez pardonné l’impiété de mon cœur. (Ps. 31.)

Le sixième degré d’humilité est qu’il n’y ait rien de si bas, de si humiliant et de si extrême, dont un Moine ne se contente ; qu’il croie qu’il s’acquitte mal de toutes les choses qui lui sont commandées, et qu’il s’estime incapable d’y réussir ; disant avec le Prophète : J’ai été réduit au néant, et je ne l’ai point su ; j’ai été à vos yeux comme une bête sans raison, et je suis toujours demeuré attaché à vous. (Ps. 72.)

Le septième degré d’humilité est qu’un Moine s’estime inférieur et se croie au-dessous de toutes sortes de personnes, de manière que cette croyance ne soit pas seulement sur le bord de ses lèvres, mais qu’elle soit dans le sentiment de son cœur ; et qu’en s’humiliant, il dise comme le Prophète : Pour moi je ne suis qu’un ver de terre ; je ne suis pas un homme, mais l’opprobre des hommes, et la lie du peuple (Ps. 21) ; Aussitôt que je me suis élevé, je me suis vu dans l’abaissement et dans la confusion (Ps. 87) ; et ailleurs, Ce m’a été un bonheur que vous m’ayez humilié ; car cela m’a appris à garder vos commandements. (Ps. 118.)

Le huitième degré d’humilité est lorsqu’un Moine ne fait rien dans le monastère qui ne soit selon les règles communes ou selon les exemples des anciens.

Le neuvième degré d’humilité est qu’un Moine soit maître de sa langue, et qu’il demeure dans le silence jusqu’à ce qu’on l’interroge et qu’il soit obligé de répondre ; l’Ecriture nous apprenant qu’Il n’est pas possible de parler beaucoup et de ne point pécher (Prov. 10), et que Celui qui aime à parler, ne manquera jamais de s’égarer dans sa conduite. (Ps. 139.)

Le dixième degré d’humilité est lorsqu’un Moine n’est ni facile ni prompt à rire ; parce qu’il est écrit : L’insensé éleve sa voix, et éclate en riant. (Eccli. 21.)

L’onzième degré d’humilité est lorsqu’un Moine étant obligé de parler, il le fait sans rire ; mais avec douceur, humilité et modestie tout ensemble ; qu’il s’explique en peu de mots et de bon sens ; et que le ton de sa voix n’est point élevé ; se souvenant qu’il est écrit : Un homme sage dit en peu de paroles ce qu’il veut dire.

Le douzième degré d’humilité est lorsqu’un Moine non-seulement conserve l’humilité dans son cœur ; mais qu’en tout temps il en donne à ceux qui le considèrent, des marques extérieures ; en sorte que dans le travail, dans le monastère, dans l’Eglise, dans le jardin, en voyage, à la campagne ; enfin en quelque lieu qu’il se trouve, soit qu’il soit assis, soit qu’il marche ou qu’il s’arrête, il ait la tête penchée et les yeux baissés vers la terre ; et que s’estimant coupable à toute heure des péchés qu’il commet, il se regarde comme étant sur le point d’être présenté au tribunal terrible de Jésus-Christ ; se disant à soi-même ce que se disait le Publicain de l’Evangile, tenant les yeux attachés à la terre : Seigneur, je ne suis pas digne, pécheur que je suis, de lever les yeux au ciel (Luc 10) ; et comme le Prophète, je suis courbé et humilié, de quelque côté que je me tourne. (Ps. 118.)

Enfin, lorsque le Moine aura passé par tous ces différents degrés d’humilité, il arrivera à cet amour de Dieu, qui, étant parfait et consommé, bannit toute crainte (1. Joan. 4), et fait que toutes les choses qu’il observait auparavant par le motif de la crainte, il les observera désormais sans peine, par une coutume comme naturelle, sans qu’il lui reste aucune frayeur des supplices éternels ; mais par l’amour qu’il porte à Jésus-Christ, par une habitude sainte qu’il aura contractée, et par l’attrait et l’agrément qu’il trouvera à pratiquer les actions de vertu. C’est ce que le Seigneur voudra bien opérer par le mouvement de son Saint Esprit, dans son serviteur, lorsqu’il se sera purifié de tous ses vices et de tous ses péchés.