μεταφυσικά

DIOGENE LAERCE.
LIVRE X.
EPICURE

Épicure, fils de Néoclès et de Chérestrate, était Athénien, du bourg de Gargette, et appartenait, suivant Métrodore, dans le traité de la Noblesse, à la famille des Phillides. Quelques auteurs, — entre autres Héraclide, dans l'Abrégé de Sotion, — rapportent que les Athéniens ayant envoyé une colonie à Samos, Épicure y fut élevé, et qu'il ne revint à Athènes qu'à l'âge de dix-huit ans, à l'époque où Xénocrate enseignait dans l'Académie, et Aristote à Chalcis. Ils ajoutent, qu'après la mort d'Alexandre de Macédoine, lorsque Perdiccas eut expulsé les Athéniens de Samos, Épicure alla rejoindre son père à Colophon où il séjourna un certain temps et réunit quelques disciples. S'étant ensuite rendu à Athènes, sous l'archontat d'Anaxicrate, il enseigna quelque temps, confondu avec les autres philosophes, puis se sépara d'eux et fonda l'école qui a pris son nom. Nous savons par lui-même qu'il commença à philosopher à l'âge de quatorze ans. Apollodore l'épicurien dit, au premier livre de la Vie d'Épicure, qu'il s'attacha à la philosophie par suite du mépris qu'il avait conçu pour les grammairiens, ceux-ci n'ayant pu résoudre une objection sur un passage d'Hésiode relatif au chaos (1). Her- 250 mippus rapporte, de son côté, qu'Épicure avait commencé par enseigner la grammaire, et qu'ensuite la lecture des ouvrages de Démocrite décida sa vocation philosophique. C'est là ce qui a fait dire de lui par Timon :

De Samos est venu le dernier et le plus effronté des physiciens, un mauvais maître d'école, le plus ignorant des hommes.

Il avait pour compagnons d'étude ses trois frères : Néoclès, Chérédème et Aristobule, qu'il avait gagnés lui-même à la philosophie, ainsi que l'atteste Philodémus l'épicurien, au dixième livre du Recueil des Philosophes. Myronianus rapporte, dans les Sommaires historiques semblables, qu'un de ses esclaves, nommé Mus, était aussi associé à ses travaux.

Diotimus le stoïcien, adversaire déclaré d'Épicure, chercha à le décrier, en publiant sous son nom cinquante lettres impures, et en lui attribuant celles qui passent généralement pour être de Chrysippe. Il n'a pas été mieux traité par Posidonius le stoïcien, par Nicolaüs, par Sotion dans le douzième livra des Réfutations de Dioclès, lesquelles sont au nombre de vingt-deux; enfin, par Denys d'Halicarnasse. Ils disent qu'il accompagnait sa mère lorsqu'elle allait de cabane en cabane faire les purifications, et que c'était lui qui lisait le formulaire; qu'il tenait une école avec son père, et enseignait à lire à vil prix ; qu'il avait un commerce amoureux avec un de ses frères et vivait avec la courtisane Léontium ; qu'il s'était approprié les doc- 251 trines de Démocrite sur les atomes et celle d'Aristippe sur le plaisir. Ils prétendent encore qu'il n'était pas véritablement citoyen, quoique Timocrate et Hérodote, dans le traité de la Jeunesse d'Épicure, assurent le contraire. Ils lui reprochent d'avoir bassement flatté Mythrès, intendant de Lysimaque, et de l'avoir appelé, dans ses lettres, Apollon et roi ; d'avoir adressé des éloges exagérés et de misérables flatteries à Idoménée, à Hérodote et à Timocrate, parce qu'ils avaient publié ses doctrines secrètes. Ils l'accusent d'avoir écrit à Léontium des phrases de ce genre : « Grands Dieux, ma chère petite Léontium, quels transports de joie j'ai ressentis en lisant ta charmante lettre; » à Thémista, femme de Léon te : « Je suis capable, si vous ne venez à moi, de franchir le monde, pour accourir à vos ordres, partout où vous m'appellerez, vous et Thémista ; » à un beau jeune homme nommé Pythoclès : « Immobile, j'attendrai ton aimable présence, ton divin aspect. » Théodore assure aussi, au quatrième livre du traité Contre Épicure, qu'il dit dans une lettre, à Thémista : « Il me semble que je jouis de tes embrassements ; » et qu'il écrivait de même à beaucoup d'autres prostituées, en particulier à Léontium, dont Métrodore était également épris. Il lui reproche encore de s'être exprimé ainsi, dans le traité de la Fin : « Je ne sais plus où est le bien, si l'on supprime les plaisirs du goût, les jouissances de l'amour, les sensations de l'ouïe et de la vue ; » et dans une lettre à Pythoclès : « Prends un vaisseau, et fuis au plus vite toute étude. »

Epictète l'appelle discoureur efféminé et lui prodigue mille injures. Timocrate, frère de Métrodore et déserteur de l'école d'Épicure, dit, dans l'ouvrage intitulé les Joyeux convives, qu'il vomissait deux fois 252 le jour par suite de ses excès de table. Il prétend n'avoir pu lui-même échapper qu'avec beaucoup de peine à cette philosophie nocturne et à ces mystérieuses réunions; Il l'accuse d'une honteuse ignorance en toutes choses, mais surtout pour ce qui concerne la conduite de la vie; puis il continue ainsi : « Épicure était tellement épuisé par la débauche, que pendant nombre d'années il n'avait pu sortir de sa litière; et cependant il dépensait journellement une mine pour sa table, comme il l'avoue lui-même dans une lettre à Léontium et dans celles aux philosophes de Mitylène. Il vivait, avec Métrodore, dans la compagnie d'une foule de prostituées, entre autres de Marmarium, d'Hédia, d'Hérotium, de Nicidium. Il se répète sans cesse dans les trente-sept livres sur la Nature; il y attaque les autres philosophes, et en particulier Nausiphane, dont il dit mot pour mot : « Si jamais bouche a vomi la forfanterie sophistique et le langage trivial des esclaves, ce fut assurément celle de Nausiphane. » Il dit encore dans les Lettres sur Nausiphane : « Cela l'avait tellement exaspéré qu'il m'accablait d'injures et se vantait d'avoir été mon maître. » Épicure traitait encore Nausiphane de stupide, d'ignorant, de fourbe, de prostitué. Il appelait les disciples de Platon les flatteurs de Denys, et Platon lui-même, le doré; Aristote, selon lui, était un prodigue qui, après avoir mangé son patrimoine, avait été réduit à se faire soldat et à vendre des drogues. Il appelait Protagoras portefaix, scribe de Démocrite, maître d'école de village. Il donnait à Héraclite le surnom de bourbeux; à Démocrite celui de Lérocrite, ou éplucheur de riens; à Antidore celui de Sénidore, ou chasseur aux présents; enfin, il disait que les cyniques étaient les ennemis de la Grèce; que les dialecticiens crevaient 253 d'envie et que Pyrrhon était un ignare et un malappris. »

Tels sont les reproches qu'on lui adresse. Mais tous ces gens-là déraisonnent; car une foule de témoins dignes de foi ont attesté sa bienveillance sans bornes envers tout le monde. La noblesse de son caractère a pour preuves les statues d'airain dont l'a honoré sa patrie, ses nombreux amis, que des villes entières n'auraient pu contenir, et cette foule de disciples que retenait auprès de lui le charme de sa doctrine. Un seul fait exception, Métrodoro de Slratonice, qui passa à Carnéade, sans doute parce qu'il ne pouvait supporter les vertus incomparables d'Épicure. Faut-il invoquer encore la perpétuité de son école, qui seule s'est maintenue lorsque presque toutes les autres étaient oubliées, et a produit une foule innombrable de philosophes qui se sont succédé sans interruption? Que dire de sa piété filiale, des services qu'il rendit à ses frères, de sa douceur pour ses esclaves, attestée par son testament? Il les associait même à ses études, en particulier Mus, le plus célèbre d'entre eux. Enfin il avait pour tout le monde une bienveillance incomparable. Rien ne saurait exprimer sa piété envers les dieux, son amour pour sa patrie. Son excessive modestie l'empêcha toujours de prendre part au maniement des affaires. Il a traversé les temps les plus difficiles de la Grèce, sans la quitter jamais, à part deux ou trois voyages qu'il fit en Ionie, auprès de ses amis. Ceux-ci au contraire accouraient de tous côtés, suivant Apollodore, pour venir vivre avec lui dans le jardin où il avait établi son école et qu'il avait acheté quatre-vingts mines. Dioclès rapporte, au troisième livre des Excursions, que leur vie était d'une sobriété et d'une simplicité excessives ; un cotyle de petit vin 254 leur suffisait, dit-il, et, quant à l'eau, ils se contentaient de la première venue. Il ajoute qu'Épicure n'approuvait pas la communauté des biens, différent en cela de Pythagore, qui voulaitque tout fût commun entre amis ; il prétendait que c'était là une preuve de défiance et qu'où la défiance commence, l'amitié cesse. On voit par ses lettres qu'il se contentait d'eau et de pain commun : « envoie-moi, dit-il, du fromage de Cythère, afin que je puisse faire grande chère, quand je le voudrai. »

Tel était l'homme qui faisait consister le souverain bien dans la volupté. Athénée fait son éloge dans l'épigramme suivante :

Mortels, vous vous soumettez aux plus rudes travaux : la soif insatiable du gain vous jette au milieu des luttes et des combats; et cependant la nature se contente de peu de chose; mais l'ambition n'a pas de bornes ; c'est l'illustre fils de Néoclès qui l'a dit, inspiré par les Muses ou par le trépied sacré d'Apollon.

Mais ce que j'avance sera mieux démontré encore dans la suite par ses doctrines et ses paroles.

Dioclès dit que, des philosophes anciens, ceux qu'il préférait étaient Anaxagore— qu'il combat cependant sur quelques points — et Archélaü, le maître de Socrate. On lit dans le même auteur qu'Épicure exerçait ses disciples à apprendre par cœur ses ouvrages.

Apollodore prétend, dans les Chroniques, qu'il avait eu pour maîtres Nausiphane et Praxiphane. Mais Épicure assure, dans la lettre à Eurydicus, n'avoir pas eu d'autre maître que lui-même. Il refusait, ainsi qu'Hermarchus, le titre de philosophe à Leucippe, que quelques auteurs, entre autres Apollodore,. donnent pour maître à Démocrite. Démétrius de Magnésie dit qu'Épicure avait aussi reçu les leçons de Xénocrate.

255 Épicure emploie toujours le mot propre, et Aristophane le grammairien blâme à ce sujet la vulgarité de ses expressions. Il tenait tellement à la clarté que dans son traité de Rhétorique il ne recommande pas d'autre qualité. A la formule réjouissez-vous, il substituait dans ses lettres : agissez bien — vivez honnêtement.

Quelques-uns de ses biographes prétendent qu'il avait composé le traité intitulé Canon, d'après le Trépied de Nausiphane, dont il avait été disciple, et qu'il avait aussi suivi, à Samos, les leçons de Pamphilus le platonicien. Ils ajoutent qu'il s'adonna à la philosophie dès l'âge de douze ans, et devint chef d'école à trente-deux. Il était né, suivant les Chroniques d'Apollodore, la troisième année de la cent neuvième olympiade, sous l'archontat de Sosigène, le huit du mois Gamélion, sept ans après la mort de Platon. A l'âge de trente-deux ans, il établit son école à Mitylène, puis à Lampsaque ; après avoir enseigné cinq ans dans ces deux villes, il passa à Athènes, où il mourut âgé de soixante-douze ans, la seconde année de la cent vingt-septième olympiade, sous l'archontat de Pytharate. Il eut pour successeur le fils d'Agémarque, Hermarchus de Mitylène. On lit dans les lettres de ce dernier qu'Épicure mourut de la pierre, après quatorze jours de maladie. Suivant Hermippus il se fit mettre dans un bain chaud et demanda un peu de vin pur ; lorsqu'il l'eut bu., il recommanda à ses amis de ne point oublier ses doctrines et mourut quelques instants après. J'ai fait à ce sujet les vers suivants :

« Adieu, souvenez-vous de mes doctrines. » Telles furent les dernières paroles d'Épicure mourant a ses amis; Il entra dans un bain chaud, prit un peu de vin pur et alla ensuite boire les eaux glacées du Styx.

 

Telles furent la vie et la mort de ce philosophe. Voici son testament :

Je lègue par le présent tous mes biens à Amynomaque, de Baté, fils de Philocrate, et â Timocrate de Polamos, fils de Démétrius, conformément à la donation qui est déposée dans le temple de la mère des dieux ; aux conditions suivantes :

Ils donneront le jardin et ses dépendances a Herrmarchus de Mitylène, fils d'Agémarque, à ses compagnons d'étude et à ses successeurs» pour y cultiver en commun la philosophie. Je leur recommande expressément de le conserver toujours, quoi qu'il arrive, aux philosophes héritiers de mes doctrines, pour y tenir leur école ; j'enjoins également de la manière la plus formelle aux héritiers d'Amynomaque et de Timocrate de maintenir en possession de ce jardin ceux auxquels l'auront légué les philosophes de mon école. Amynomaque et Timocrate laisseront à Hermarchus, sa vie durant, et à ses compagnons d'étude, la maison que je possède au bourg de Mélite.

Sur les revenus que je leur donne. Ils prélèveront, d'accord avec Hermarchus, ce qui sera nécessaire pour célébrer l'anniversaire des funérailles de mon père, de ma mère et de mes frères, et pour fêter chaque année, selon la coutume établie, le jour de ma naissance, le dix du mois de Gamélion. Ils veilleront également à ce que la réunion de tous les philosophes de notre école établie en l'honneur de Métrodore et de moi ait lieu le vingt de chaque mois. Enfin ils célébreront, comme je le faisais moi-même, le jour consacré a mes frères dans le mois de Posidéon, et celui consacré à Polyène dans le mois de Métagitnion.

Amynomaque et Timocrate veilleront sur Epicure, fils de Métrodore, et sur le fils de Polyène, tout le temps qu'ils demeureront avec Hermarchus et recevront ses leçons. Ils prendront soin de la fille de Métrodore, et, lorsqu'elle sera en âge, Ils la marieront à l'un des disciples d'Hermarcbus, choisi par ce dernier, pourvu toutefois qu'elle soit modeste et obéisse en tout à Hermarchus. Ils prendront chaque année, sur les revenus que je laisse, avec l'avis et du consentement d'Hermarchus, ce qui sera nécessaire pour l'entretien de ces enfants, et ils s'associeront Hermarchus dans l'administration et l'emploi de ces revenus : car il a vieilli avec mol dans la philosophie; c'est lui que je laisse à la tête de mon école, et je désire 257 que rien ne se fasse sans son aveu. Ils verront aussi avec lui a prélever sur mes biens une dot convenable pour la Jeune fille, lorsqu'elle sera en âge d'être mariée.

Ils prendront soin de Nicanor, comme je l'ai fait moi-même; car il est juste que ceux qui, partageant mes études, m'ont obligé de tout leur pouvoir et m'ont constamment témoigné une amitié à toute épreuve, ceux qui ont vieilli avec moi dans la philosophie, soient à l'abri du besoin autant qu'il dépend de moi.

Je donne tous mes livres à Hermarchus. Si Hermarchus venait à mourir avant que les enfants de Métrodore fussent en âge de se suffire, Je recommande à Amynomaque et à Timocrate de prendre sur les revenus que je laisse ce qui leur sera nécessaire et d'avoir soin que rien ne leur manque. Qu'ils respectent également toutes mes autres dispositions testamentaires et veillent autant que possible à leur rigoureuse exécution.

Parmi mes esclaves, j'affranchis Mus, Nicias et Lycon, le donne aussi la liberté à Phédrium.

 

Au moment de mourir il écrivit la lettre suivante à Idoménée :

Je t'écrivais ces mots au dernier, au plus heureux jour de ma vie. J'endurais de telles douleurs de vessie et d'entrailles que rien ne pouvait en égaler la violence. Mais je trouvais une compensation à toutes ces souffrances dans les plaisirs de l'âme que me procurait le souvenir de mes travaux et de mes découvertes. Quant à toi, je te prie, au nom de l'amitié que tu m'as témoignée depuis ta jeunesse, au nom de ton amour pour la philosophie, de prendre soin des enfants de Métrodore.

Tel est son testament. Il eut un grand nombre de disciples. Parmi les plus célèbres est Métrodore de Lampsaque, fils d'Athénée — ou de Timocrate, — et de Sandée (2), qui du moment où il eut connu Épicure, 258 ne le quitta qu'une seule fois, pour aller passer six mois dans sa patrie, et revint ensuite auprès de lui. C'était un homme excellent sous tous les rapports, ainsi que l'atteste Épicure dans les Principes fondamentaux et dans le troisième livre du Timocrate. Il maria sa sœur Batide à Idoménée, et prit lui-même pour concubine Léontium, courtisane d'Athènes. Toujours ferme contre tout ce qui peut troubler l'âme, il était au-dessus des craintes de la mort, comme le témoigne Épicure, dans le premier livre du Métrodore. On dit qu'il mourut sept ans avant Épicure, dans la cinquante-troisième année de son âge. Du reste on voit par le testament cité plus haut qu'Épicure avait survécu à Métrodore, puisqu'il recommande d'avoir soin des enfants de ce dernier.

Épicure avait aussi pour ami un frère de Métrodore, Timocrate, déjà cité (3).

Voici les titres des ouvrages de Métrodore : contre les Médecins, trois livres; sur les Sens; contre Timocrate ; de la Grandeur d'âme ; de la Maladie d'Épicure ; contre les Dialecticiens; contre les Sophistes, neuf livres; le Chemin de la sagesse; de la Transformation ; de la Richesse; contre Démocrite; de la Noblesse.

Un autre disciple illustre d'Épicure est Polyène de Lampsaque, fils d'Athénodore, homme de mœurs douces et affectueuses, au rapport de Philodémus.

239 Nous devons citer aussi le successeur d'Épicure, Hermarchusde Mitylène, fils d'Agémarque. Né d'un père pauvre, il s'était adonné d'abord à la rhétorique. Ses ouvrages les plus remarquables sont : vingt-deux lettres sur Empédocle ; un traité des Sciences ; un livre contre Platon; un autre contre Aristote. C'était du reste un homme de mérite. Il mourut de paralysie.

Viennent ensuite Thémista, femme de Léonte de Lampsaque, à laquelle Épicure a écrit plusieurs lettres, et Léonte lui-même; Colotès et Idoménée, tous deux de Lampsaque. Ce sont là les plus célèbres.

Il faut y joindre encore : Polystrate, successeur d'Hermarchus; Denys et Basilide, qui, après Polystrate, furent successivement à la tête de l'école d'Épicure; Apollodore, surnommé le Tyran du Jardin, homme de mérite, et auteur de plus de quatre cents ouvrages ; Ptolémée le Blanc et Ptolémée le Noir, tous deux d'Alexandrie; Zénon de Sidon, auditeur d'Apollodore, et écrivain d'une grande fécondité ; Démétrius, surnommé Lacon ; Diogène de Tarse, l'auteur des Dialogues choisis ; Orion et beaucoup d'autres , que les véritables épicuriens qualifient de sophistes.

Il y a eu trois autres Épicure : le premier, fils de Léonte et de Thémista; le second, de Magnésie; le troisième, gladiateur.

 

Aucun écrivain n'a égalé la fécondité d'Épicure, ni composé un aussi grand nombre d'ouvrages. Il a laissé plus de trois cents volumes, tous rompus de ses propres idées, sans aucune citation étrangère. Chrysippe» voulut, au dire de Carnéade, qui l'appelle le parasite des livres d'Épicure, rivaliser avec lui quant au nombre des productions; Épicure composait-il un ouvrage, Chrysippe se bâtait d'en taire autant; mais, 260 par suite de cet empressement à le suivre, il a rempli ses œuvres de redites, de choses avancées au hasard et mal digérées. Ses livres sont tellement farcis de citations qu'il ne reste rien du sien, défaut qui lui est commun avec Zénon et Aristote.

La valeur des écrits d'Épicure égale leur multitude; voici les plus remarquables : de la Nature, trente-sept livres; des Atomes et du Vide; de l'Amour; Abrégé des écrits contre les physiciens; Doutes, contre les Mégariques; Axiomes fondamentaux; sur ce qu'on doit rechercher et éviter ; de la Fin ; du Critérium, ou Canon; Chérédème; des Dieux; de la Piété; Hégésianax; de la Conduite de la vie, quatre livres; de la Justice dans les actes ; Néoclës ; à Thémista ; le Banquet ; Eurylochus ; à Métrodore ; de la Vue ; sur les Angles des atomes; du Tact; de la Destinée ; Principes, sur les Passions; à Timocrate; Pronostic; Exhortations; des Images ; de la Représentation sensible; Aristobule; de la Musique; de la Justice et des autres Vertus ; des Présents et de la Reconnaissance ; Polymède; Timocrate, trois livres; Métrodore, cinq livres; Antidorus, deux livres ; Sentiments sur le Notus ; à Mithrès; Callistolas; de la Royauté; Anaximène; enfin des Lettres.

Je vais tâcher maintenant de donner une idée de la doctrine exposée dans ces ouvrages, en reproduisant trois lettres où Épicure a lui-même résumé toute sa philosophie. J'y joindrai les Axiomes fondamentaux, et tout ce qui me paraîtra digne d'être cité dans les autres traités, afin que tu puisses te former une idée nette d'Épicure, et me juger moi-même.

La première de ces lettres est adressée à Hérodote, et roule sur la nature en général ; la seconde, à Pythoclès, a pour objet les phénomènes célestes; la troi- 261 sième, à Ménœcée, traite de la morale. Je commencerai par la première, après avoir préalablement indiqué la division de la philosophie chez Épicure.

Il la divise en trois parties : canonique, physique, morale. La canonique, qui sert de préparation à la science, est renfermée dans un seul ouvrage intitulé Canon. La physique contient toute la théorie de la nature; il en donne une exposition régulière dans les trente-sept livres du traité de la Nature, et en résume les principes dans ses Lettres. La morale traite de ce que nous devons rechercher et éviter; elle est développée dans les livres sur la Conduite de la vie, dans les Lettres et dans le traité de la Fin. On joint ordinairement la canonique à la physique, et on la désigne sous les noms de Critérium du vrai, Traité des Principes, Philosophie élémentaire. La physique s'appelle aussi Traité de la Production et de la Destruction ; Philosophie de la nature. La morale porte également divers titres : De ce qu'il faut rechercher et éviter; Conduite de la vie; de la Fin. Quant à la dialectique, les épicuriens la rejettent comme inutile; ils disent que la conformité du langage avec les choses suffit au physicien pour avancer sûrement dans l'étude de la nature.

Épicure dit, dans le Traité intitulé Canon, qu'il y a trois critérium du vrai : les sens, les prénotions de l'entendement, les affections (4). Ses disciples y joignent aussi les notions de l'entendement, qui résultent des impressions sensibles. Épicure reproduit les mêmes principes dans l'Abrégé à Hérodote et dans les Axiomes fondamentaux.

« Les sens, dit-il, sont dépourvus de raison; ils 262 ne sont pas capables de mémoire (5). En effet par enx-mémes ils ne sont cause d'aucun mouvement, et lorsqu'ils ont reçu une impression d'une cause extérieure, ils ne peuvent rien y ajouter ni en retrancher. De plus, leurs données sont au-dessus de tout contrôle ; car une sensation ne peut pas en juger une autre semblable à elle-même ; elles ont toutes deux une égale valeur ; elle ne juge pas davantage une sensation différente, leurs objets n'étant pas les mêmes ; en un mot un sens n'en contrôle pas un autre, puisque les données de tous s'imposent également à nous. Le raisonnement ne peut pas davantage prononcer sur les sens; car nous avons dit que tout raisonnement a la sensation pour base. La réalité et l'évidence de la sensation établissent la certitude des sens ; car les impressions de la vue et de l'ouïe sont tout aussi réelles, aussi évidentes que la douleur.

« Il résulte de là que nous devons juger des choses obscures, par analogie avec celles que nous percevons directement. En effet toute notion dérive des sens, ou directement ou en vertu d'une proportion (6), d'une analogie, d'une composition ; le raisonnement toutefois a une part dans ces dernières opérations. Les visions de la folie et du sommeil ont un objet réel ; car elles agissent sur nous, et ce qui n'a pas de réalité ne produit aucune action. "

Par prénotion les épicuriens entendent une sorte de conception, une notion vraie, une opinion, une idée générale qui subsiste en nous, en d'autres termes le 263 souvenir d'un objet extérieur, souvent perçu antérieurement ; telle est cette idée : L'homme est un être de cette nature. En même temps que nous prononçons le mot homme, nous concevons immédiatement le type de l'homme, en vertu d'une prénotion que nous devons aux données antérieures des sens. La notion première que réveille en nous chaque mot est donc vraie; en effet nous ne pourrions pas chercher une chose, si nous n'en avions préalablement l'idée. Pour affirmer que ce que nous voyons au loin est un cheval ou un bœuf, il faut qu'en vertu d'une prénotion nous connaissions déjà la forme du chevalet du bœuf. D'ailleurs nous n'aurions pas pu donner de noms aux choses si nous n'en avions eu une notion préalable. Ces prénotions offrent donc toute certitude.

Quant aux jugements, leur certitude tient à ce que nous les rapportons à une notion antérieure, certaine par elle-même, en vertu de laquelle nous prononçons; par exemple, comment savons-nous que ceci est un homme? (7) Les épicuriens donnent aussi au jugement le nom de supposition (8), et disent qu'il peut être vrai ou faux. Il est vrai si l'évidence des sens le confirme ou no le contredit pas ; il est faux dans le cas contraire. De là vient chez eux l'expression suspension du jugement ; par exemple avant de prononcer que tel objet est une tour, il faut attendre qu'on en soit proche, et juger d'après l'impression qu'il produit de près.

Ils admettent deux espèces d'affections, communes 264 à tous les animaux, le plaisir et la douleur, l'une naturelle, l'autre contre nature. Ce sont ces affections, disent-ils, qui prononcent sur ce que nous devons rechercher et éviter (9). Ils distinguent aussi deux sortes de questions : celles qui portent sur les choses mêmes, et celles qui n'ont pour objet que les mots. Telle est, en abrégé, leur doctrine sur la division de la philosophie et le critérium du vrai. Passons maintenant à la première lettre.