μεταφυσικά

DIOGENE LAERCE. LIVRE X.
Démocrite

 

Démocrite d'Abdère, ou de Milet, suivant quelques auteurs, était fils d'Hégésistrate, —d'autres disent d'Athénocrite ou de Damasippus. Hérodote rapporte que Xerxès, ayant reçu l'hospitalité chez son père, y laissa des Mages et des Chaldéens qui furent les maîtres de Démocrite. Il apprit d'eux, tout enfant, la théo- 208 logîe et l'astronomie ; plus tard, il suivit les leçons de Leucippe et même, au dire de quelques auteurs, d'Anaxagore, plus âgé que lui de quarante ans. Cependant Démocrite prétendait, suivant Phavorinus, dans les Histoires diverses, que les doctrines d'Anaxagore sur le soleil et la lune n'étaient pas de lui et que c'étaient d'anciennes découvertes qu'il s'était appropriées; il critiquait son système sur l'organisation du monde et sur l'intelligence; enfin il nourrissait contre lui des sentiments hostiles parce qu'il ne l'avait pas admis à ses entretiens. Comment donc aurait-il été son disciple comme on le prétend? Démétrius, dans les Homonymes, et Antisthène dans les Successions, assurent qu'il voyagea en Egypte pour apprendre la géométrie auprès des prêtres, et qu'il alla aussi chez les Chaldéens, en Perse et jusqu'à la mer Rouge. Quelques auteurs prétendent même qu'il s'entretint avec les gymnosophistes de l'Inde et parcourut l'Ethiopie.

Il avait deux frères plus âgés que lui, avec lesquels il partagea l'héritage paternel. La plupart des auteurs s'accordent à reconnaître qu'il prit pour lui l'argent comptant, afin de subvenir aux frais de ses voyages, mais qu'il ne se réserva que la plus petite portion de l'héritage, ce qui pourtant ne le garantit pas contre les soupçons de ses aînés. Démétrius prétend que sa part s'élevait à plus de cent talents et qu'il les dépensa entièrement. Démétrius cite aussi un exemple de son ardeur sans bornes pour l'étude : il s'était réservé, dans le jardin qui entourait la maison, une petite cellule où il s'enfermait seul; un jour son père amena à ce même endroit et y attacha un bœuf qu'il voulait sacrifier ; Démocrite ne s'en aperçut pas pendant fort longtemps, et il fallut que son père vînt l'appeler pour le sacrifice et l'avertît que le bœuf était là. On lit en- 209 core dans Démétrius qu'il alla à Athènes et que, peu soucieux de la gloire, il ne chercha pas à se faire connaître ; il aurait même connu Socrate, mais sans être connu de lui. « Je suis venu à Athènes, dit-il lui-même, et personne ne m'y a connu. » D'un autre côté, on lit dans Thrasylus : « Si les Rivaux sont de Platon, Démocrite paraît être cet interlocuteur anonyme, différent d'OEnopide et d'Anaxagore, qui, dans un entretien avec Socrate, disserte sur la philosophie et compare le philosophe à l'athlète vainqueur au pentathle (1). En effet, il était lui-même philosophe dans ce sens; il avait cultivé la physique, la morale, les mathématiques, les lettres, et avait une expérience consommée dans les arts. Cet axiome est de lui : la parole est l'ombre des actions.

Démétrius de Phalère dit dans l'Apologie de Socrate qu'il n'était jamais venu à Athènes. Si cela est, le dédain qu'il témoigna pour une telle ville doit nous le faire paraître plus grand encore, puisqu'au lieu de devoir sa gloire aux lieux qu'il habitait il aima mieux les ennoblir par sa présence.

Ses écrits montrent assez quel il était. Thrasylus dit qu'il avait pris pour modèles les pythagoriciens ; et en effet il a lui-même cité Pythagore avec éloge dans le traité qui porte le nom de ce philosophe. On pourrait même croire, n'était la différence des temps, qu'il lui a dû toutes ses doctrines et a été son disciple. Du reste, Glaucus de Rhèges, son contemporain, dit qu'il avait eu pour maître un pythagoricien; Apollodore de Cyzique cite même nommément Phiiolaüs. Démétrius nous le montre confiné dans la solitude et retiré au milieu des tombeaux, afin de pouvoir méditer à 210 l'aise et exercer librement son intelligence. Suivant le même auteur, il dépensa tout son bien en voyages et revint dans un complet dénûment, si bien que son frère Damasus fut obligé de le nourrir; mais une prédiction qu'il avait faite et que l'événement confirma lui valut auprès de la plupart de ses concitoyens la réputation d'un homme divin. Sachant, dit Antisthène, qu'une loi interdisait d'ensevelir dans sa patrie celui ui avait dépensé son patrimoine, et ne voulant pas donner prise aux envieux et aux calomniateurs, il lut à ses concitoyens son Mégas Diacosmos (2), le meilleur sans contredit de tous ses ouvrages ; l'enthousiasme fut tel que, non contents de lui accorder cinq cents talents, ils lui élevèrent des statues. A sa mort, il fut enseveli aux frais du public. Il avait vécu au delà de cent ans.

Démétrius prétend que ce furent ses parents qui lurent au public le Mégas Diacosmos, et que la récompense ne s'éleva qu'à cent talents. C'est ce que dit aussi Hippobotus. Aristoxène rapporte, dans les Commentaires historiques, que Platon avait eu l'intention de brûler tous les écrits de Démocrite qu'il avait pu rassembler, mais que les pythagoriciens Amyclas et Clinias l'en détournèrent en lui représentant qu'il n'y gagnerait rien, puisqu'ils étaient très-répandus. Ce qui confirme ce récit, c'est que Platon, qui a parlé de presque tous les anciens philosophes, ne cite pas une fois Démocrite, pas même lorsqu'il serait en droit de le combattre, sans doute parce qu'il savait bien à quel redoutable adversaire il aurait affaire. Timon fait de lui cet éloge :

Tel était le sage Démocrite, roi par l'éloquence,
211 Habile discoureur, l'un des plus illustres philosophes que j'aie lus.

Quant à l'époque de sa vie, il dit lui-même dans le Micros Diacosmos (3) qu'il était jeune quand Anaxagore était déjà vieux, et qu'il avait quarante ans de moins que lui. Il nous apprend aussi qu'il avait composé le Micros Diacosmos sept cent trente-sept ans après la prise de Troie. Apollodore, dans les Chroniques, place sa naissance dans la quatre-vingtième olympiade; mais Thrasylus, dans l'ouvrage intitulé Préparation à la lecture des écrits de Démocrite, le fait naître la troisième année de la soixante-dix-septième olympiade, un an avant Socrate. Suivant ce calcul, il aurait eu pour contemporains Archélaüs disciple d'Anaxagore et OEnopide qu'il cite d'ailleurs dans ses écrits. Il cite également comme fort célèbres de son temps Parménide et Zénon, à propos de leur doctrine de l'unité ; il fait aussi mention de Protagoras d'Abdère, que Ton s'accorde à regarder comme contemporain de Socrate.

Athénodore raconte, au huitième livre des Promenades, qu'Hippocrate étant venu le trouver, Démocrite fit apporter du lait, et qu'en le voyant il déclara que ce lait provenait d'une chèvre noire qui n'avait mis bas qu'une fois, ce qui donna à Hippocrate une haute idée de sa pénétration. Hippocrate avait amené avec lui une jeune fille; le premier jour Démocrite lui dit en l'abordant: « Salut, jeune fille; » mais le lendemain il lui dit : « Salut, jeune femme. » En effet, elle avait perdu sa virginité pendant la nuit.

Hermippus rapporte ainsi les circonstances de sa mort : accablé de vieillesse, il était au moment de 212 rendre le dernier soupir ; mais voyant sa sœur s'affliger de ce que, sa mort survenant pendant les Thesmophories, elle ne pourrait rendre ses devoirs à la déesse, il lui dit de prendre courage et de faire apporter chaque jour des pains chauds : l'odeur seule de ces pains qu'il approchait de son nez lui suffit pour se soutenir pendant toute la fête ; lorsqu'elle fut terminée, c'est-à-dire trois jours après , il mourut sans aucune douleur au dire d'Hipparchus. Il était alors âgé de cent neuf ans. J'ai fait sur lui les vers suivants dans mon recueil de toute mesure :

Quel homme a été aussi sage que Démocrite, à la science de qui rien n'échappait? Qui a accompli d'aussi grandes choses? La mort était prête ; elle était sous son toit, et, trois jours durant , il l'arrêta, sans offrir autre chose à cet hôte que la fumée de pains chauds.

Après avoir raconté sa vie, passons à ses doctrines. Les principes de toutes choses sont les atomes et le vide ; tout le reste n'a d'existence que dans l'opinion. Il ya une infinité de mondes sujets à production et à destruction. Rien ne vient du non-être ; rien ne se résout dans le non-être. Les atomes, infinis en quantité, et occupant l'espace infini, sont emportés à travers l'univers par un mouvement circulaire, et produisent ainsi tous les complexes, le feu, l'eau, l'air et la terre ; car ce sont là des composés d'atomes. Les atomes seuls sont à l'abri de toute action extérieure, de tout changement , grâce à leur solidité et à leur dureté. Le soleil et la lune sont produits par ces tourbillons d'atomes, par ces particules animées d'un mouvement circulaire; il en est de même de l'âme, qui d'ailleurs n'est pas distincte de l'intelligence. La vision s'opère par l'intermédiaire d'images qui pénètrent dans l'âme. La 213 nécessité préside à tout ; car la cause de toute production est le tourbillonnement des atomes, qu'il déclare fatal. La fan de l'homme est la tranquillité d'âme, qu'il faut se garder de confondre avec la volupté, comme on l'a fait quelquefois, faute de bien entendre sa pensée : c'est un état dans lequel l'âme, calme et paisible, n'est agitée par aucune crainte, aucune superstition, aucune passion. Il donne encore à cet état plusieurs autres noms, en particulier celui de bien-être. Enfin il prétend que tout ce qui est phénomène n'a de réalité que dans l'opinion, mais que les atomes et le vide sont dans la nature et ont une existence absolue. Telles sont ses doctrines.

Thrasylus a dressé un catalogue méthodique de ses ouvrages qu'il divise comme ceux de Platon en quatre classes. En voici la liste :

Ouvrages moraux : Pythagore ; Disposition du sage ; des Enfers; Tritogénie (4) (ainsi nommée, parce que d'elle viennent trois choses dans lesquelles se résume tout l'homme (5) ) ; de la Probité ou de la Vertu ; la Corne d'Amalthée; de la Tranquillité d'âme; Com¬mentaires moraux. Quant au traité du Bien-être, il ne se trouve point.

Ouvrages physiques : Grande organisation du monde (attribué à Leucippe par Théophraste); Petite organisation du monde ; Cosmographie ; sur les Planètes ; de la Nature, premier traité; de la Nature de l'homme, ou de la chair, deux livres; de l'Intelligence; des Sens; (on réunit quelquefois les deux derniers ouvrages sous le titre de traité de l'Ame) ; des Humeurs ; des Couleurs ; des différentes Figures ; du Change- 214 ment des figures ; Preuves à l'appui (complément des ouvrages précédents); de l'Image, ou de la Providence, des Pestes ou des Maladies pestilentielles, trois livres; Difficultés. Tels sont les ouvrages sur la physique.

Ouvrages non classés : Causes célestes ; Causes de l'air ; Causes des Plans ; Causes du feu et des divers phénomènes qu'il présente; Causes de la voix; Causes des semences, des plantes et des fruits ; Causes des animaux, trois livres; Causes diverses; de l'Aimant.

Ouvrages mathématiques : de la Différence d'opinion, ou delà Tangence du cercle et de la sphère; de la Géométrie ; des Nombres ; des Lignes incommensurables et des solides; Explications; la Grande année, ou Tableau astronomique ; Discussion sur la clepsydre ; Uranographie ; Géographie ; Polographie ; Actinographie.

Ouvrages sur la musique : du Rhythme et de l'Harmonie ; de la Poésie ; de la Beauté des Vers; des Lettres bien et mal sonnantes ; sur Homère, ou de la bonne prononciation et des dialectes ; du Chant ; des Mots ; des Noms.

Sur les arts : Pronostics ; du Régime, ou Théorie médicale ; Causes, sur l'inopportunité et l'opportunité ; de l'Agriculture, ou Géorgiques ; de la Peinture ; de la Tactique et de l'art militaire.

Quelques auteurs donnent des titres particuliers aux ouvrages suivants tirés de ses mémoires : Caractères sacrés de Babylone ; Caractères sacrés de Méroé; Périple de l'Océan ; de l'Histoire ; Discours chaldéen ; Discours phrygien ; de la Fièvre ; de la Toux ; Principes des lois ; les Sceaux, ou Problèmes. On lui attribue encore d'autres traités ; mais ce sont ou bien de 215 simples extraits de ses livres, ou des ouvrages évidemment supposés.

Il y a eu six Démocrite : le premier est le philosophe en question ; le second est un musicien de Chio, son contemporain ; le troisième un statuaire cité par Antigonus ; le quatrième a écrit sur le temple d'Éphèse et la ville de Samothrace ; le cinquième est un épi-grammatiste élégant et fleuri ; le sixième un orateur de Pergame.