palimpseste Communication

NOUVELLES MYTHOLOGIES
Le culte d’Internet
 PHILIPPE BRETON


Il est difficile de ne pas trouver des points de connexion entre le nouveau culte [d’Internet] et le vaste mouvement contre-culturel qui devient un phénomène de masse dans les années 1960 aux Etats-Unis, et, sous diverses formes, dans différents pays occidentaux. Rappelons que ce qu’on nomme - en supposant une homogénéité plus grande que dans la réalité - la « contre-culture » est un vaste courant qui englobe l’héritage de la beat generation, le mouvement de contestation de la jeunesse, qui conduira notamment aux grandes révoltes étudiantes, le mouvement hippie, et toutes les nombreuses ramifications qui sont nées dans cette nébuleuse, comme les mouvements alternatifs.

Le mouvement de la contre-culture disparaît en tant que tel dans les années 1970. Les valeurs dont il était porteur ont néanmoins essaimé et influencent les manières d’« être au monde » de nombreux adultes. Quelques noms célèbres restent associés, aux Etats-Unis, à ce flamboiement qui marqua toute son époque de son empreinte, comme Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Alan Watts, Ken Kesey, Timothy Leary, Gary Snyder, Neal Cassady, Bob Dylan, sans compter de nombreux groupes de musique et un certain nombre de revues. San Francisco et la Côte ouest constitueront les lieux privilégiés de cette « révolution des moeurs ». (...)

Vaste univers underground

Concrètement, les pratiques de la contre-culture passent par la rupture avec le monde (le « drop out »), le voyage initiatique, à l’instar des moines mendiants bouddhistes, le plus souvent en Inde mais aussi sur les routes américaines et européennes, la vie en communauté, un profond désir d’égalité, d’influence libertaire, l’attachement, sous l’influence de Gandhi, à une culture non violente, une proximité avec la nature, et un certain mysticisme teinté d’influences orientales, notamment bouddhiste (de nombreux acteurs de cette période se convertissent au bouddhisme zen, ou rejoignent des sectes influencées par l’orientalisme). La société doit être conçue comme une communauté pacifique au sein de laquelle l’amour et l’altruisme occupent une place importante. De nombreux réseaux de vie, produisant des musiques, des livres, des loisirs, une éducation, une alimentation et des médicaments spécifiques, forment un vaste univers underground qui concerne alors des centaines de milliers de personnes.

Cette idée d’un nouveau monde a bien des points communs avec le mouvement contemporain autour d’Internet, qui va mobiliser à son tour des centaines de milliers de jeunes, notamment à la recherche d’une société plus fraternelle, plus « communicante », plus pacifique. La continuité des thèmes est frappante : le monde de l’Internet est underground à sa manière ; il est l’underground actuel, le lieu qui permet de quitter le « monde ordinaire ». Celui qui consacre désormais son temps à Internet réalise le « drop out » d’aujourd’hui et beaucoup de descriptions des jeunes internautes entièrement absorbés par ce nouveau culte les présentent d’une façon saisissante comme autant de ces « clochards célestes » dont parlait Kerouac.

Là où, dans les années 1950, on « faisait la route » pour donner un autre sens à sa vie, dans une perspective spirituelle, on surfe aujourd’hui sur les « autoroutes de la communication ». Les analogies sont nombreuses et, à travers cette continuité, c’est toujours la période de l’après-guerre qui nous parle, dans une sorte de fixité que cache mal le renouvellement des formes. Comme si notre société s’était arrêtée là et que nous rejouions, avec d’autres costumes, le même scénario. (...)

La jonction du nouveau culte s’est faite aussi avec les valeurs d’un libéralisme qui était étranger à la contre-culture des années 1960. Des deux grandes utopies de la seconde partie du xxe siècle - l’utopie révolutionnaire et l’utopie contre-culturelle -, seule la dernière a survécu et s’est en quelque sorte réincarnée dans le nouveau culte d’Internet. La contre-culture, tout en étant hostile au grand capitalisme et à la société de consommation en même temps que marquée par une tradition libertaire, n’a jamais été en rupture complète avec le libéralisme. Cela explique que le culte d’Internet ait intégré si facilement ses valeurs (1). (...)

Le tableau des différentes valeurs et des courants de pensée sur lesquels le culte de l’Internet prend appui pour sa diffusion serait incomplet si l’on ne mentionnait pas une valeur « secondaire » (au regard des grands enjeux que nous venons d’évoquer) mais néanmoins importante, le « jeunisme », c’est-à-dire la tendance à exalter la jeunesse, ses valeurs, et à en faire un modèle obligé de tout comportement.

Le culte de l’Internet est un culte jeune, de jeunes et pour les jeunes. Il est conçu comme une sorte de processus de « révolution permanente », où ce sont les « jeunes » qui déterminent la direction du mouvement. Nicholas Negroponte est l’auteur qui va le plus loin dans la mise en scène de ce jeu-nisme : « Je vois cette même mentalité de décentralisation à l’oeuvre dans notre société, sous l’impulsion de la jeunesse du monde numérique. La vision centralisatrice traditionnelle va devenir une chose du passé. La notion d’Etat va subir une mutation radicale. (...) Pendant que les politiciens se débattent avec l’héritage de l’Histoire, une nouvelle génération, libérée des vieux préjugés, émerge du paysage numérique. (...) La technologie numérique peut être une force naturelle attirant les gens dans une plus grande harmonie mondiale (2). »

Negroponte souligne le rôle que la jeunesse a joué dans l’établissement d’une « contre-culture face à l’establishment de l’informatique. (...) Notre ciment n’était pas une discipline, mais une croyance que les ordinateurs modifieraient et transformeraient d’une manière spectaculaire la qualité de la vie par leur ubiquité, non seulement dans la science, mais dans tous les aspects du quotidien ». Il est l’un des multiples défenseurs de l’idée selon laquelle les enfants seraient « par nature » aptes à l’informatique : « Qu’il s’agisse de la population d’Internet, de l’usage du Nintendo et de Sega, ou de la pénétration des micro-ordinateurs, l’important ne sera plus d’appartenir à telle ou telle catégorie sociale, raciale ou économique, mais à la bonne génération. Les riches sont à présent les jeunes, et les démunis, les vieux. »

Comme on le voit, le jeunisme ne va pas sans une certaine démagogie. C’est en tout cas sur les couches les plus jeunes de la population que le culte de l’Internet s’appuie. Microsoft, qui cherche actuellement à négocier un virage qui le rapprocherait du monde de l’Internet, n’hésite pas à recruter de très jeunes gens pour orienter sa stratégie. « L’entreprise, nous dit-on, estime que ces jeunes seront connectés presque en permanence à la Toile. (...) La firme a donc chargé deux adolescents d’expliquer à ses dirigeants d’âge moyen leur nouvelle philosophie du travail et des loisirs (3). » L’un d’entre eux explique que « les périodes d’éducation, de travail, de retraite, auparavant distinctes et successives, sont aujourd’hui mélangées ».

Apologie de la vitesse

C’est dans le cadre du jeunisme que l’on trouve l’apologie systématique de la vitesse devenue une nouvelle croyance : ce qui va vite est mieux, plus proche du monde de l’esprit. La vitesse est ce qui nous libère du corps et nous rapproche des autres en permanence. « La réalité de l’information, dit Paul Virilio, est tout entière contenue dans sa vitesse de propagation (4). » Commentant avec assurance le procès de José Bové et de ses camarades en juillet 2000 à Millau, l’un des défenseurs libéraux d’Internet, Alain Madelin, affirmait : « En réalité, le nouveau monde qui vient porte une formidable chance de renaissance d’une société à taille humaine et, dans ce nouveau monde, ce ne sont pas les gros qui triomphent des petits, ce sont les rapides contre les lents (5). »

On peut se demander, à lire certains articles et certaines déclarations, quelle place le « nouveau monde » laisse aux vieux (à partir de trente-cinq ans). Une étude que nous avons réalisée pour la Caisse nationale d’assurance-vieillesse fait apparaître l’existence d’un véritable discours d’exclusion des personnes âgées dans le domaine des nouvelles technologies de l’information (6), essentiellement dû au jeunisme sur lequel s’appuie ce milieu.

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(1) NDLR : lire Armand Mattelart, « Comment est né le mythe d’Internet », Le Monde diplomatique, août 2000.

(2) Nicholas Negroponte, L’Homme numérique, Robert Laffont, Paris, 1995.

(3) Le Monde, 6 mai 2000.

(4) Paul Virilio, L’Art du moteur, Galilée, Paris, 1993.

(5) Le Monde, 2-3 juillet 2000.

(6) Annie Bousquet et Philippe Breton, « La place des personnes âgées dans l’argumentaire et le discours d’accompagnement des nouvelles technologies de communication », Rapport de recherche MIRE-CNAV, mars 1998.

orique ", in Communications no 16, numéro spécial consacré aux " Recherches rhétoriques ", Seuil, Paris, 1970.