Il y a un siècle....

Jaurès
L’Humanité du 7 Mai 1905

Le texte relate la construction à Maraussan, à six km de Béziers, d’un ensemble d’organisation mutualistes dans le monde viticole à une époque où les petits vignerons étaient farouchement attachés à leur indépendance. Il a été rédigé lors de la visite de Jean Jaurès dans le Biterrois, une région au coeur du Midi Rouge

"Quelque émotion que m’ait donnée, ainsi qu’à mes camarades socialistes, la magnifique manifestation où plus de quinze mille citoyens, réunis dans les arènes de Béziers, acclamaient l’unité de notre Parti, espérance du prolétariat, j’ai ressenti une impression au moins aussi profonde de ma visite à la commune de Maraussan, où tant d’œuvres fortes d’organisation sociale croissent harmonieusement.

C’est, à quelques kilomètres de la ville, une commune de paysans, de vignerons. On y descend de Béziers par les pentes que domine la redoutable façade grise de la vieille église de Saint-Nazaire, mêlée aux souvenirs tragiques de la guerre des Albigeois, et ces pentes dominent elles-mêmes l’étroite et verte rivière de l’Orb.

Passé le pont, on va vers Maraussan par une belle route blanche qui se développe à travers un paysage de vignes, le plus souvent étalé en plaine, soulevé parfois par de vastes ondulations à la ligne sévère et tendue. Les maisons et les arbres n’y sont point disséminés comme en nos cultures bigarrées et morcelées du Haut-Languedoc.

La vigne y déploie jusqu’à l’horizon ses vertes rangées rectilignes et parallèles ; ça et là, en quelques nœuds du paysage, des arbres puissants, groupés en une sorte d’architecture, enveloppent ou protègent des édifices spacieux ; les demeures des petits vignerons sont rassemblées en village.

Ceux qui ne connaissent le Midi que par les livres ou par de banales descriptions, s’imaginent qu’il est gai à l’œil et au cœur ; et cela est vrai en un sens. Comment n’y aurait-il pas gaieté là où la sève circule aussi puissamment sous une lumière aussi généreuse et aussi splendide ? Mais ce qui donne à tout ce Midi, de la vigne de Béziers à Narbonne, une beauté vraiment originale et sans doute incomparable, c’est que cette force joyeuse de la vie s’y exprime par des lignes d’une sévère grandeur.

C’est par vastes étendues uniformes que procède la culture ; il n’y a ni arbustes ni haies qui rompent ou dispersent le regard ; et quand le paysage se déplace en sens inverse de la marche rapide, les rangées de vignes s’émeuvent jusqu’à l’extrême horizon ; elles tournent comme les rayons de feuillage d’une énorme roue du chariot de Bacchus.

Les groupes d’arbres qui accentuent ça et là le paysage semblent des fragments d’une forêt monumentale ; et quand la plaine se relève, c’est en coteaux de hauteur médiocre, mais dont la ligne de faîte a une austérité et une beauté géométriques. Ce n ’est pas le piédestal capricieux d’un satyre dansant et agitant des grappes ; mais le socle vigoureux de je ne sais quel dieu ardent et concentré qui absorbe et transforme en sa pensée la chaleur des choses, et qui soumet à un idéal les forces effervescentes de la nature et de l’homme.

Ainsi, je me figurais l’action du socialisme ordonnant et exaltant vers des fins supérieures toute la vie de ces régions passionnées.

L’idée maîtresse des militants socialistes et coopérateurs qui, à Maraussan, ont créé tout un ensemble d’institutions socialistes, a été de grouper les petits propriétaires paysans, les petits producteurs vignerons, de les arracher à cet esprit d’individualisme outré et défiant, à cette habitude d’isolement qui a fait jusqu’ici la faiblesse du travail rural.

Mais que de difficultés pour introduire peu à peu, dans cette dispersion et défaillance séculaires, une tendance d’esprit communiste ! Les militants se sont bien gardés de heurter ce qu’il y a de plus profond et, en un sens, de légitime dans les habitudes paysannes. Ils n’ont pas demandé à ces petits propriétaires vignerons de renoncer à leurs parcelles de propriété, assez inégales, et à l’autonomie de la production. Mais ils les ont habitués à pratiquer l’association dans un sens toujours plus communiste.

Les associés de la Société Les Vignerons Libres travaillent chacun leur tout petit domaine, mais ils ont commencé par avoir un chai commun, une cave coopérative commune. Ils ont pu, ainsi, par le mélange de leurs vins, créer quatre ou cinq types et avoir leur marque. Par là, ils ont pu entrer en rapport avec les coopératives ouvrières de consommation, notamment avec les grandes coopératives parisiennes.

Mais il ne leur a pas suffi d’organiser la vente. Maintenant que, par une première application de l’association, ils ont vaincu l’esprit de défiance, ils vont plus loin ; et ayant organisé la vente, ils commencent à organiser la production. Ils construisent, en ce moment, une cave de vinification. Ce ne sont plus les vins tout faits que les vignerons apporteront à la cave commune, mais les raisins ; et le travail de vinification se fera dans des conditions scientifiques.

J’ai eu une grande joie à visiter, avec les vignerons qui chômaient le Premier Mai, le vaste terrain acquis par eux et où sont creusées les fondations du nouvel édifice. Il est tout voisin de la gare et des conduites mèneront le vin aux wagons-réservoirs qui portent aux ouvriers parisiens le bon et loyal produit des vignerons maraussanais.

Derrière la cave de vinification, s’étend une assez grande vigne, propriété collective des Vignerons Libres. Cette propriété, leur ambition est de la développer peu à peu : elle sera mise en œuvre par des ouvriers agricoles syndiqués, avec le concours de ceux des petits propriétaires vignerons que leur trop petite propriété ne suffit pas à occuper.

Cette coopérative de production, qui s’achemine lentement, mais sûrement vers des formes de propriété collective, est flanquée par un Syndicat Agricole, par une Caisse de Crédit rural et par une Coopérative de Consommation. Toutes ces institutions se soutiennent les unes les autres. Le Syndicat, organisé pour l’achat des engrais, fourrages, etc., a servi de point d’appui à la Caisse de Crédit rural qui se relie à la Caisse Régionale de Montpellier.

D’autre part, nul vigneron n’est admis à la Coopérative de Production s’il ne fait partie de la Coopérative de Consommation. L’effet combiné de toutes ces institutions a créé dans la com mune paysanne de Maraussan une vie sociale intense, une solidarité quotidienne et profonde dont je ne connais pas d’exemple aussi plein.

Sur 280 vignerons récoltants de la commune, 232 sont adhérents de la Société des Vignerons Libres ; ils possèdent 506 hectares sur les 938 qui forment la superficie totale du vignoble de la commune, et hors des limites de la commune : 200 hectares. Les 706 hectares ainsi possédés par les associés représentent une valeur de 6 ou 7 millions et leur récolte moyenne est 65.000 hectolitres.

La Coopérative de Consommation, créée depuis deux ans à peine et adhérant à la Bourse des Coopératives socialistes de France, comprend 315 familles sur les 430 que compte le village, et le chiffre de ses opérations s’élève rapidement. La Caisse Rurale de Crédit a eu, en 1901, un mouvement de caisse de 22.000 francs ; en 1902, de 35.000 ; en 1903, de 112.000 ; en 1904, de 133.000. Ainsi le germe de solidarité se développe ; ainsi s’ébauchent, jusque dans ce monde paysan si morcelé des formes nouvelles et plus hautes de production et de vie.

Sans doute, cet effort ne peut être que limité. Livrée à ses seules ressources la Coopération Rurale ne pourra guère aborder et absorber la grande propriété, et une large intervention de l’État, du Crédit national, sera nécessaire pour permettre aux travailleurs groupés d’occuper ces grands domaines.

C’est une des questions qui préoccupent le plus les travailleurs agricoles du Midi. C’est une de celles sur lesquelles le Parti socialiste unifié devra porter son attention et son effort. Mais c’est déjà un résultat admirable d’avoir créé un premier type de pensée et d’action si noble, si fortement empreint de communisme. C’est un signe des progrès que pourra réaliser dans le monde paysan le socialisme complet, socialisme d’organisation comme de combat.

C’est un précieux exemplaire des combinaisons variées par où le travail paysan, naturellement plus parcellaire, plus fragmenté que le travail industriel, pourra se relier au vaste communisme ouvrier. Ce sont ces grandes et fortes pensées qui mettent une fierté et une joie au regard des bons vignerons maraussannais recevant leurs amis socialistes et parlant avec eux de l’avenir.

Jamais la journée du Premier Mai ne me fut plus douce, plus rayonnante d’espérance qu’en cette commune paysanne de Maraussan."

Source : Extrait de L’Humanité du Dimanche - 7 Mai 1905 - N° 385