Il y a un siècle....

Karl KAUTSKY
Souvenirs sur Jean Jaurès

Ce furent des motifs différents, souvent contradictoires, qui m’ont mis en relation avec Jaurès une fois comme ami, puis plus tard comme adversaire. Il m’est pourtant toujours apparu comme une personnalité forte et attirante. Son amabilité, son bel optimisme inébranlable, son approche désintéressée lui ont valu notre plus grande sympathie, quel que soit le bord où il se trouvait. Mais son énergie, sa force de volonté et par-dessus de tout son grand savoir et la profondeur de sa pensée faisaient plus d’effet encore.


À côté de tout cela, ce qui m’impressionnait particulièrement c’était sa force de travail incroyable. J’étais en admiration par exemple quand il dirigeait le parti, un journal quotidien et en train de mettre un terme à l’histoire de la Révolution française, une œuvre de 2000 pages basée sur des études approfondies. Comme l’écrit son biographe Levi Brühl, il pouvait travailler à la rédaction à un chapitre de son histoire et en même temps prendre part avec intensité à une discussion .

J’ai attendu ce livre avec un grand scepticisme en raison de la conception de l’histoire de Jaurès que je ne partageai pas. L’impression qu’il a fait sur moi quand il a paru en a été d’autant plus intense. Mon appréciation de l’homme qui a produit cette œuvre forte en est sortie grandie. Il s’est montré ici un grand chercheur à la hauteur du combat­tant et de ses activités publiques. Il appartenait aux rares publicistes qui brillaient autant comme écrivain que comme orateur. Mais son talent oratoire l’emportait pourtant sur sa façon d’écrire. Il a été un des plus grands orateurs de tous les temps. Et l’esprit de l’orateur transparaît aussi dans ses écrits. Notre ami Vandervelde, dans un article remar­quable sur Jaurès, a désigné avec raison son histoire de la Révolution française comme « un gigantesque discours ».


Mais sa façon de faire l’histoire, plus encore que la manière dont il l’écrivait, m’a finalement obligé au plus haut respect. Et ce malgré les contradictions profondes, non seulement théoriques, mais aussi prati­ques, qui nous séparaient parfois.
L’idée, qui l’a inspiré très tôt, de prendre toutes les organisations socialistes avec leur caractère de secte pour les unir en un puissant parti unifié, a été la chose la plus grande et la plus fertile qu’il a faite. Combien cela était nécessaire et urgent, presque tous les socialistes de France de la décennie précédente et de la suivante l’ont ressenti profondément. Pourtant aucun n’a pu le réaliser comme Jaurès.


À l’époque du congrès international de Paris de 1900, nous étions très proches, lui et moi. Le parti venait de s’unifier (depuis 1899), mais une nouvelle scission menaçait. Alors que le combat pour et contre le révisionnisme de Bernstein échauffait les esprits, une nouvelle controverse fit son apparition: l’entrée de Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau. L’unité était menacée; on allait à nouveau aboutir à la rupture. On se contentait d’attendre le congrès international qui devait trancher cette controverse. La commission du congrès me donna pour mission de rédiger une résolution à ce sujet. J’avais refusé l’entrée de Millerand dans le ministère, mais je ne pouvais pas pour autant me résoudre à exprimer une interdiction absolue et pour toujours d’une participation à un gouvernement de coalition. Cela aurait pu nous mener dans une fâcheuse situation. Ma résolution ne condamna pas une telle participation sans réserve mais seulement sous certaines conditions. J’espérai que ce point de vue était non seulement juste mais permettrait aussi de maintenir en l’état l’unité des camarades français. En cela je me trompai. Jaurès accepta ma résolution, qui le délivra beaucoup, à l’in­verse de mes proches amis français comme Jules Guesde, Lafargue, Vaillant qui la refusèrent. Au congrès du parti qui suivit le congrès inter­national, on aboutit à la scission .
Désormais je dus prendre parti. La rivalité contre Millerand devint pour moi déterminante. Tant que Jaurès resta aux côtés de Millerand je dus le combattre – à mon plus grand regret. À nouveau en 1904 au congrès international d’Amsterdam nous avons croisé le fer. Ce fut la dernière fois. La majorité du congrès adopta une résolution combattue par Jaurès . Se passa alors l’inattendu: il expliqua dans l’intérêt de l’unité qu’il se soumettait aux décisions de l’Internationale. Il engagea son parti à sortir de la coalition pour rendre possible l’unité des deux tendances. Rien ne le contraignait à cela, seulement le jugement esti­mant que l’entente entre les partis sociaux-démocrates était une nécessité vitale. Il subordonna son point de vue personnel à cet examen. Ainsi gagna-t-il le cœur des socialistes de toutes tendances, de tous pays. Depuis lors, il fut considéré dans l’Internationale comme l’incontestable porte-parole du socialisme français, que le monde entier écoutait.

Son activité unificatrice le classa ainsi dans le groupe des meil­leurs de nos dirigeants qui, à la tête de nos camarades, les menaient aux plus grands succès. Comme Marx qui sut longuement laisser cohabiter au début de la première Internationale proudhoniens, sociaux-démo­crates, libéraux-sociaux. Comme Bebel et Liebknecht, Viktor Adler, Vandervelde pour qui c’était un besoin vital d’intervenir pour réconci­lier et servir de médiateur dans toutes les querelles de parti, sans renoncer néanmoins à défendre leur propre point de vue. À l’inverse de Lénine qui, lui, a toujours été un élément scissionniste. Il n’a jamais compris la grandeur de Jaurès.

La dernière fois que j’ai vu Jaurès, j’étais le délégué de la social-démocratie allemande à la conférence internationale de Bruxelles les 28-30 juillet 1914. La guerre mondiale menaçait déjà mais Jaurès, dans son inébranlable optimisme, espérait toujours et encore le règlement du conflit. Avant même la funeste tragédie, il nous fut arraché par le poignard d’un idiot nationaliste, un meurtre de la Sainte-Vehme , qui resta en France isolé. Cette manière devait devenir à l’échelle de l’Allemagne un système, qui ne put être éliminé, et au bout du compte qui a pu vaincre.

Vilain fut un précurseur de la bande d’Hitler.

Jaurès nous a été arraché au moment où le socialisme français, la nation française, le monde avaient le plus besoin de lui. Mais son esprit continue à vivre. Celui qui portait le drapeau est tombé, mais nous le relèverons dans l’avenir. Il est en de bonnes mains.