Il y a 100 ans ....

Jaurès
sur Zola
Vers l’avenir (1908)

La rumeur d’outrage qui enveloppe le nom et le cercueil de Zola est une rumeur de gloire. C’est parce qu’il a donné les dernières années de sa vie à une grande oeuvre de vérité et de droit que l’insulte et la calomnie le suivent jusque sous les voûtes du Panthéon.

Ce fut pour lui une dure épreuve et, sans doute, il n’en avait pas mesuré d’emblée toute l’étendue. Scheurer-Kestner avait l’habitude de dire, avec une haute et mélancolique résignation : « J’ai péché par orgueil. » Il voulait dire qu’il s’était exagéré l’influence que l’autorité de sa vie et de sa parole aurait sur les événements et sur la force trouble des passions. Zola avait pensé, je crois, que l’intervention d’un grand écrivain, en pleine gloire et visiblement désintéressé dans le sombre drame, serait pour les esprits les plus prévenus un avertissement et une lumière. Il avait compté sans la sauvagerie du nationalisme et de l’antisémitisme, sans la force de résistance des institutions de mensonge, menacées dans leur base même. Et il souffrit certainement dans son système nerveux, tendu par un long effort de travail, de la violence et de la férocité des haines déchaînées contre lui. Les manifestations atroces qui accueillirent en cour d’assises sa condamnation lui arrachèrent un cri d’étonnement douloureux : « Ce sont des cannibales ! »

L’exil aussi fut pour lui un arrachement, et j’ai vu l’ombre de tristesse qui était sur son front quand, après la séance de Versailles et sur les sages conseils de Labori, il se décida à partir.

Mais c’est précisément son honneur que, dans cette épreuve dont il n’avait pas pressenti d’abord toute la rigueur, sa foi en la vérité et en l’avenir n’ait jamais fléchi. Au contraire, sa pensée s’élargit, son espérance d’humanité s’exalta, et, comme un pêcheur qui, penché sur le fleuve trouble de la vie, ramène enfin dans ses filets un pur trésor, c’est une certitude de science et de justice qu’il ramenait du fond de l’humanité bourbeuse encore et obscure.

Quand j’eus l’honneur de le voir, pendant son exil dans ces environs de Londres, où il s’était remis au travail, il me dit : « Je ne me plains pas de l’épreuve. Elle m’a révélé la vanité de bien des choses auxquelles je tenais trop, le néant de certaines glorioles littéraires. Je pressens des temps nouveaux. Je sens monter des étoiles nouvelles. »

Elles montaient dans le soir d’une vie assombrie par l’épreuve, par l’injustice des hommes, par l’ombre de l’exil, mais qui gardait encore une profonde rumeur d’action. Elles rayonnaient d’une force invincible sur son oeuvre vaste et mêlée, sur son expérience confuse et tragique, comme ces étoiles qui se lèvent d’une douceur souveraine sur le Paris nocturne, énorme et tumultueux encore, fangeux et splendide, tout plein de vice et tout plein de rêve, et dont les nuits étranges, mêlées de frissons sublimes et de spasmes abjects, de lueurs sidérales et de reflets boueux, semblent méditer de surprenantes aurores, où toutes les âmes se laveront, les unes de leur boue, les autres de leur orgueil, dans une même lumière, dans la même fraîcheur matinale du monde renouvelé.

Ce ne sera pas la victoire d’un idéalisme timide et partiel procédant par sélection ; ce ne sera pas l’étroite libération d’une élite : ce sera l’affranchissement de toute l’humanité, avouant et étalant ses misères, ses haillons ses bouges, et trouvant enfin, dans cet énergique aveu de soi-même, la force de se libérer, d’appeler sur tous la science et le bonheur.

En ce rêve, incomplet sans doute et qui ne comprend pas tout l’homme, mais qui dépasse infiniment les horizons prochains du socialisme même, la pensée de Zola s’élargissait. Et tout ce qu’il y avait d’idéalisme latent dans son naturalisme outrancier se dégageait. C’est cette force sublime d’espérance, palpitant dans la grossièreté même de la vie, qui va tout à l’heure entrer au Panthéon.