Il y a 100 ans ....

Jaurès
à la tribune de la Chambre
le 5 avril 1910
sur les retraites ouvrières

Messieurs, j'ai dit ce que, selon moi, malgré ses lacunes, ses infirmités ou même ses vices, la loi des retraites ouvrières et paysannes avait de grand: c'est qu'elle inaugure l'assurance sociale avec son droit certain, substituée à l'assistance avec son incertitude et son arbitraire. (Très bien! très bien! à gauche et sur divers bancs à l'extrême gauche.)

(...)

Messieurs, pour que vous puissiez combiner dans un juste équilibre la capitalisation et la répartition, l'avenir et le présent, il est besoin d'un système d'assurances souple, efficace et largement doté; et c'est parce que je suis convaincu que le triple versement ouvrier, patronal, national, constitue le système, le mécanisme d'assurance le plus flexible, le plus robuste, le plus capable de développement, c'est pour cela qu'en mon nom personnel, sans engager dans cette partie de la question un autre que moi-même, je déclare que j'adhère -je ne dis pas que je me résigne, je dis que j'adhère (Vifs applaudissements à gauche) -au système du triple versement.

Ce n'est pas par une préoccupation de dignité ouvrière. Je suis prêt à dire, à répéter que les prolétaires ne sont pas tenus à contribuer à leur retraite par un versement; mais je dis qu'il est infiniment sage qu'ils ajoutent à la force, à la vigueur, à l'efficacité de ce système d'assurance sociale. Sur cette contribution ouvrière, on peut discuter; on peut, comme plusieurs de nos amis, en contester le principe, on peut désirer qu'il en soit fait un meilleur emploi, mais ce que je tiens à dire de toute la force de ma conviction personnelle, c'est qu'en aucun cas, je ne consentirai à dire qu'il y a là un vol sur les ouvriers (Applaudissements à gauche et sur divers bancs à l'extrême gauche.), ou un impôt, ou même, pour parler net, un impôt sur les salaires. (Applaudissements à gauche.)

Un vol? Quand la somme demandée par la loi aux ouvriers est tout entière retournée aux ouvriers!

Un impôt sur les salaires? Il y a impôt lorsque la somme prise à un individu est affectée à des dépenses d'ordre général (Applaudissements à gauche et sur divers bancs du centre.), où il peut avoir sa part, où dans une société bien ordonnée, il aurait la sienne, mais où, en tout cas, même s'il a sa part, ce n'est bien souvent qu'une part indirecte et incertaine. Au contraire, la cotisation ouvrière étant affectée à donner à chacun de ceux qui cotisent un droit, qui s'ouvrira certainement dans des conditions déterminées, mais un droit précis, il peut y avoir prélèvement, il n'y a pas impôt. (Applaudissements à gauche.)

Et lorsque je songe que jusqu'ici, quand l'ouvrier avait reçu son salaire, ce salaire qui, dans la doctrine socialiste -et par conséquent dans ma pensée comme dans celle de mes amis -ne représente qu'une part de ce que l'ouvrier doit recevoir, lorsque je songe que, jusqu'ici, lorsque l'ouvrier avait reçu son salaire, la société lui disait: « Maintenant, contre la maladie, contre l'invalidité, contre le chômage, contre la vieillesse débrouille-toi! (Applaudissements à gauche.) Ou tu seras destitué de toute assurance contre tous les risques, ou, si tu veux te créer cette assurance, tu la créeras toi-même tout seul, sans appui de la loi venant au secours de tes hésitations et sans le concours du patronat et de l'État. (Nouveaux applaudissements à gauche.) Tu feras comme ces ouvriers de Limoges dont Betoulle a parlé, qui s'imposent aujourd'hui 44 francs de cotisation par an; nous t'abandonnons à toi-même. »

Eh bien! voici que la loi intervient, voici qu'une législation sociale s'ébauche, voici que dans tous les pays civilisés, successivement, par fragments, contre la vieillesse, contre l'invalidité, contre la maladie, contre l'accident, contre le chômage, la société intervient et dit à l'ouvrier : « On te demandera sans doute une partie de ton salaire, mais à cette partie de ton salaire s'ajoutera la contribution forcée du patron qui doublera la contribution forcée de la communauté nationale. » Je ne peux pas comprendre que lorsque, demandant à l'ouvrier un sacrifice qui lui reviendra tout entier et doublant, triplant à son profit l'efficacité de ce sacrifice par la subvention patronale et la subvention nationale, je ne peux pas comprendre que dans cette opération l'ouvrier soit dupe. (Vifs applaudissements à gauche, au centre et sur divers bancs à l'extrême gauche.)