Il y a 100 ans ....

Jaurès Introduction
de l'Histoire socialiste

Nous savons que les conditions économiques, la forme de la production et de la propriété sont le fond même de l’histoire. De même que pour la plupart des individus humains l’essentiel de la vie c’est le métier, de même que le métier, qui est la forme économique de l’activité individuelle, détermine le plus souvent les habitudes, les pensées, les douleurs, les joies, les rêves même des hommes, de même, à chaque période de l’histoire, la structure économique de la société détermine les formes politiques, les mœurs sociales et même la direction générale de la pensée. Aussi nous appliquerons-nous, à chaque époque de ce récit, à découvrir les fondements économiques de la vie humaine. Nous tâcherons de découvrir le mouvement de la propriété, et l’évolution même de la technique industrielle et agricole. Et, à grands traits, comme il convient dans un tableau forcément sommaire, nous marquerons l’influence de l’état économique sur les gouvernements, les littératures, les systèmes.

Mais nous n’oublions pas, Marx lui-même, trop souvent rapetissé par des interprètes étroits, n’a jamais oublié, que c’est sur des hommes qu’agissent les forces économiques. Or les hommes ont une diversité prodigieuse de passions et d’idées ; et la complication presque infinie de la vie humaine ne se laisse pas réduire brutalement, mécaniquement, à une formule économique. De plus, bien que l’homme vive avant tout de l’humanité, bien qu’il subisse surtout l’influence enveloppante et continue du milieu social, il vit aussi, par les sens et l’esprit, dans un milieu plus vaste, qui est l’univers même.

Sans doute, la lumière même des étoiles les plus lointaines et les plus étrangères au système humain n’éveille dans l’imagination du poète que des rêves conformes à la sensibilité générale de son temps et au secret profond de la vie sociale, comme c’est de l’humidité cachée de la terre que le rayon de lune forme le brouillard léger qui flotte sur la prairie. En ce sens, même les vibrations stellaires, si hautes et si indifférentes qu’elles paraissent, sont harmonisées et appropriées par le système social et par les formes économiques qui le déterminent. [...]

Mais quel que soit le rapport de l’âme humaine, en ses rêves même les plus audacieux et les plus subtils, avec le système économique et social, elle va au delà du milieu humain, dans l’immense milieu cosmique. Et le contact de l’univers fait vibrer en elle des forces mystérieuses et profondes, forces de l’éternelle vie mouvante qui précéda les sociétés humaines et qui les dépassera. Donc autant il serait vain et faux de nier la dépendance de la pensée et du rêve à l’égard du système économique et des formes précises de la production, autant il serait puéril et grossier d’expliquer sommairement le mouvement de la pensée humaine par la seule évolution des formes économiques. Très souvent l’esprit de l’homme s’appuie sur le système social pour le dépasser et lui résister ; entre l’esprit individuel et le pouvoir social il y a tout à la fois solidarité et conflit. C’est le système des nations et des monarchies modernes, à demi émancipées de l’Eglise, qui a permis la libre science de Kepler et de Galilée ; mais une fois en possession de la vérité, l’esprit ne relève plus ni du prince, ni de la société, ni de l’humanité ; c’est la vérité elle-même, avec son ordonnance et son enchaînement, qui devient, si je puis dire, le milieu immédiat de l’esprit, et, bien que Kepler et Galilée aient appuyé leurs observations et leurs travaux d’astronomes aux fondements de l’Etat moderne, ils ne relevaient plus, après leurs observations du leurs calculs, que d’eux-mêmes et de l’univers. Le monde social où ils avaient pris leur point d’appui et leur élan s’ouvrait et leur pensée ne connaissait plus d’autres lois que les lois mêmes de l’immensité sidérale.

Il nous plaira, à travers l’évolution à demi mécanique des formes économiques et sociales, de faire sentir toujours cette haute dignité de l’esprit libre, affranchi de l’humanité elle-même par l’éternel univers. Les plus intransigeants des théoriciens marxistes ne sauraient nous le reprocher. Marx, en une page admirable, a déclaré que jusqu’ici les sociétés humaines n’avaient été gouvernées que par la fatalité, par l’aveugle mouvement des formes économiques ; les institutions, les idées n’ont pas été l’œuvre consciente de l’homme libre, mais le reflet de l’inconsciente vie sociale dans le cerveau humain. Nous ne sommes encore, selon Marx, que dans la préhistoire. L’histoire humaine ne commencera véritablement que lorsque l’homme, échappant enfin à la tyrannie des forces inconscientes, gouvernera par sa raison et sa volonté la production elle-même. Alors son esprit ne subira plus le despotisme des formes économiques, créées et dirigées par lui, et c’est d’un regard libre et immédiat qu’il contemplera l’univers. Marx entrevoit donc une période de pleine liberté intellectuelle (1), où la pensée humaine, n’étant plus déformée par les servitudes économiques, ne déformera pas le monde. Mais à coup sûr Marx ne conteste pas que déjà, dans les ténèbres de la période inconsciente, de hauts esprits se soient élevés à la liberté ; par eux l’humanité se prépare et s’annonce. C’est à nous de recueillir les premières manifestations de la vie de l’esprit : elles nous permettent de pressentir la grande vie ardente et libre de l’humanité communiste qui, affranchie de tout servage, s’appropriera l’univers par la science, l’action et le rêve. C’est comme le premier frisson qui, dans la forêt humaine, n’émeut encore que quelques feuilles, mais qui annonce les grands souffles prochains et les vastes ébranlements.

Aussi notre interprétation de l’histoire sera-t-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet. C’est bien la vie économique qui a été le fond et le ressort de l’histoire humaine, mais à travers la succession des formes sociales, l’homme, force pensante, aspire à la pleine vie de la pensée, à la communion ardente de l’esprit inquiet, avide d’unité, et du mystérieux univers. Le grand mystique d’Alexandrie disait : «Les hautes vagues de la mer ont soulevé ma barque et j’ai pu voir le soleil levant à l’instant même où il sortait des flots.» De même, les vastes flots montants de la Révolution économique soulèveront la barque humaine pour que l’homme, pauvre pêcheur lassé d’un long travail nocturne, salue de plus haut la première pointe d’aurore, la première lueur de l’esprit grandissant qui va se lever sur nous.