Il y a 100 ans ....

Jaurès
La guerre sociale
L'humanité 30 dec 1906

Ainsi le conflit de Fougères continue, douloureux et âpre ; malgré la solidarité du prolétariat, les souffrances des ouvriers s’aggravent. Le patronat s’obstine à refuser les augmentations de salaire et à tenir toute la population sous le régime du lock-out, c’est-à-dire de la famine. Il compte que la lassitude lui livrera une partie des ouvriers ; il fait circuler à domicile des listes d’embauchage, et, dès qu’il aura recueilli, de gré ou de force, un certain nombre de signatures, il tentera une reprise partielle du travail. Les baïonnettes seront appelées une fois de plus à protéger la classique manœuvre de division sous laquelle succombe si souvent le prolétariat misérable, et le cycle ordinaire des grèves aura été parcouru.

Oui, mais quel témoignage porte contre la société d’aujourd’hui cette barbare guerre sociale ? Je ne veux pas entrer aujourd’hui dans l’examen des revendications des uns, des griefs des autres. Ce qui éclate à tous les yeux, c’est qu’il y a, dans notre société, un antagonisme profond d’intérêts ; c’est qu’il n’y a entre les classes d’autre arbitrage que la force, parce que la société elle-même est l’expression de la force. C’est la force brute du capital, maniée par une oligarchie, qui domine tous les rapports sociaux ; entre le capital qui prétend au plus haut dividende et le travail qui s’efforce vers un plus haut salaire, il y a une guerre essentielle et permanente. La grève n’est qu’un épisode de cette guerre. Le combat continue incessant, silencieux, dans l’atelier comme hors de l’atelier ; car à chaque minute le capital prélève une part du produit du travail, et le travail, averti peu à peu de son droit, refuse à cette spoliation incessante son consentement profond. Même quand il subit la domination capitaliste, même quand il croit l’accepter, il ne l’accepte point en effet. Cette acceptation apparente n’est jamais qu’une résignation provisoire, consentie par la fatigue ou par une ignorance qui va se dissipant. La clarté ne peut pas faire l’apaisement, car elle révèle aux hommes exploités la cause même de leur souffrance. Quand donc la paix sera-t-elle faite entre les hommes ? Quand la société reposera non sur la force, mais sur la justice, et la justice veut que tous les êtres humains soient appelés à gouverner leur propre travail et à en recueillir les fruits. L’ordre capitaliste crée de la passivité et de la misère, parce qu’il réserve à une minorité privilégiée la direction du travail et une large part du produit créé par l’effort de tous.

 

Une seule chose pourrait excuser le maintien du régime capitaliste : ce serait l’impossibilité démontrée de faire fonctionner un système plus juste, un régime d’universelle coopération fondé sur la propriété sociale des moyens de travail. Mais qui osera dire que cet ordre nouveau est impossible ? Qui osera affirmer que la race humaine est condamnée, sous des formes diverses, à une minorité éternelle ? Elle s’est affranchie depuis quelques siècles de la tutelle politique et sociale de l’aristocratie féodale, de la monarchie absolue, de l’Eglise despotique.

Les nations modernes ont créé la démocratie, le suffrage universel, le gouvernement parlementaire, la pensée libre. Ne réussiront-elles pas à créer l’ordre de justice et de coopération dans le travail ? Voilà le grand problème, celui qui domine et contient tous les autres. Voila le sommet sur lequel se livre le combat du jour et de la nuit. Le socialisme sera l’aurore d’un jour de justice qui ne défaillira plus.

Que les prolétaires s’organisent : qu’ils apprennent à penser, à vouloir, à exiger. Il y a dans toute l’Europe un tressaillement ; les germes de l’ordre nouveau se multiplient. D’ici dix ans, si les travailleurs savent utiliser tous les moyens d’action que leur donnent le syndicalisme et la démocratie, le groupement économique et le suffrage universel, ils peuvent être les maîtres de la vie européenne et du pouvoir européen. Et quelle est la conscience un peu haute qui osera s’opposer à eux ? Où est le penseur vraiment libre qui peut croire que la démocratie a achevé son évolution ? Où est la conscience vraiment chrétienne qui n’est pas scandalisée par le contraste entre son rêve divin de tendresse fraternelle et le régime de défiance et de haine auquel le privilège brutal de la propriété condamne tous les cœurs, ceux des exploiteurs et ceux des exploités ? Et parmi ces officiers de notre armée dite nationale, n’en est-il point déjà qui commencent à souffrir de la fonction de police capitaliste à laquelle ils sont réduits ? Ce sera pour eux un soulagement le jour où ils ne seront plus les gardiens des privilèges d’une classe, le jour où ils seront seulement, avec le peuple entier, les défenseurs de la liberté commune, les éducateurs et les organisateurs de la libre discipline à laquelle doit consentir une grande nation pour protéger contre toute surprise son effort de justice sociale.

Travaillons et agissons.