Il y a 100 ans ....

Jaurès
à la tribune de la chambre
le 10 mai 1907
Ou pas ça ou pas vous !

 

[M. Briand] a dit à Alexandre Blanc qu'on avait mal compris sa pensée, et il semblait résulter des explications du ministre qu'il avait été toujours un légalitaire, qu'il n'avait invoqué la grève générale que comme un moyen d'action légal après tout, qu'il opposait au romantisme révolutionnaire des barricades.

Je ne sais pas si M. Briand, de bonne foi, s'imagine que ce fut là sa pensée; s'il la croit, il cède à l'illusion rétrospective qui, d'après la légende, faisait dire à Fouché devenu ministre et anobli par l'empire: « Robespierre me disait: Duc d'Otrante ... » (Hilarité.)

Il ne disait pas aux travailleurs: Émancipez-vous par l'action légale; illeur disait: Émancipez-vous par la révolution violente; seulement, il y a deux modes de révolution violente: un mode romantique, suranné, c'est la violence des barricades. Cela, disait M. le ministre de l'Instruction publique, oh! je ne vous l'interdis pas, parce que moi je suis un révolutionnaire éclectique (On rit); je n'interdis, je ne repousse aucune forme de révolution; si vous voulez prendre le fusil, le sabre et descendre armés dans la rue comme le firent les insurgés de 1830, de 1848 ou les révolutionnaires de 1871, je suis avec vous, toujours avec vous, avec toutes les formes de la révolution violente (Nouveaux rires); mais je vous conseille, en ami, la forme de violence la plus expédiente, la plus efficace, la plus habile, la plus moderne, et cette forme de violence, de révolution violente la plus habile, la plus moderne, la plus scientifique, c'est la grève générale. Elle a sur l'autre forme classique ou romantique de révolution -car tout cela se mêle -un double avantage.

D'abord l'ancienne révolution n'opérait guère que sur quelques points, à Paris, à Lyon, et le pouvoir averti d'avance des centres particuliers où la révolution particularisait son effort, pouvait se préparer à écraser ainsi la révolution dans les murs de ces deux villes.

Au contraire, la grève générale se produit partout où il y a des ateliers, partout où il y a des usines; c'est une révolte disséminée et elle est si vaste, elle s'étend sur un champ si large que le pouvoir ne sait plus où entendre, qu'il est obligé lui aussi d'éparpiller ses soldats pour répondre à l'éparpillement de la révolution, et il est beaucoup plus facile d'avoir raison de l'armée par petits paquets que lorsqu'on la rencontre tout entière devant soi. (Mouvements divers.)

Voilà la très habile leçon de tactique révolutionnaire que donnait M. le ministre de l'Instruction publique, et il ajoutait avec l'admirable connaissance psychologique qu'il a de la médiocrité des âmes contemporaines (Rires) : la grève générale a encore un avantage, c'est que, quand il faut prendre son fusil pour une insurrection, pour aller à la barricade, à la minute même où on le décroche, on sait que ce sera grave, on sait que c'est pour une opération de combat, avec ses aléas, avec ses risques; et la netteté même du dessein peut faire hésiter les volontés un peu molles. Au contraire, la grève générale a cette particularité admirable, c'est qu'au commencement, quand on la déclare simplement par cessation du travail dans les ateliers, elle est légale, et ceux qui y entrent peuvent s'imaginer qu'ils chemineront longtemps à l'abri de la légalité; c'est une illusion. Et M. le ministre de l'Instruction publique prévenait bien les ouvriers qu'au bout de cette période légale il y aurait certainement la révolution. TI disait en termes express: Oui, la grève générale, ce sera la révolution... mais pas tout de suite. C'était l'art des préparations déjà! (Vifs applaudissements et rires à l'extrême gauche.)

Voilà ce que M. le ministre de l'Instruction publique disait aux ouvriers. (. ..)

Il a dit que l'agitation pour la grève générale avait pour effet nécessaire de s'étendre dans l'armée; préparer la grève générale suppose qu'on prépare en même temps la grève des soldats; et la grève des soldats, elle sera, d'après M. le ministre de l'Instruction publique, d'autant plus facile à réaliser que le champ des opérations sera plus étendu. Dans une grève partielle où quelques soldats seulement sont engagés, ils se sentent encore sous l'emprise du pouvoir intact de l'État; mais lorsque l'autorité se dissout dans la révolution préparée par la grève générale, alors partout les soldats se sentent aussi libérés.

Et vous disiez -il ne faut pas oublier ces paroles à la minute où, au nom du Gouvernement dont vous faites partie, des antimilitaristes sont poursuivis, vous disiez: «Le soldat saura qu'il a tln face de lui des ouvriers, des camarades; qu'ailleurs, dans une autre région, ce sont ses frères, ses cousins, ses neveux, qui sont aux prises avec l'armée. Cela fera hésiter les soldats; et lorsque leur esprit sera envahi par ces préoccupations, si l'officier, tenace, s'obstine à donner l'ordre de tirer, les fusils partiront sans doute, mais ce ne sera pas dans la direction souhaitée. » (Vifs applaudissements à l'extrême gauche. -Mouvements divers à gauche.)

(...)

L'affiche antimilitariste qui est poursuivie ne va pas jusque-là; elle se borne à dire aux soldats: «Si l'officier vous ordonne de tirer sur vosfrères, ne tirez pas! »Elle n'insinue pas; elle ne conseille pas, même par voie d'insinuation, de tirer sur les officiers. Ce conseil, par insinuation, cette prévision, tout au moins, c'est M. le ministre de l'Instruction publique qui l'avait formulée. Quand il a pris possession du pouvoir, il a dit, le premier jour, de son banc: "J'arrive ici avec toutes mes idées;je n'en désavoue aucune."

C'est donc au nom de ce langage qu'il gouverne encore aujourd'hui! Et c'est lui qui ose frapper! (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)

Je n'ai plus qu'un mot à dire pour résumer toute cette politique: ou pas ça! ou pas vous! (Vifs applaudissements à l'extrême gauche. -L'orateur, de retour à son banc, est félicité par ses amis.)