Il y a un siècle....

Jaurès contre Casimir-Perier,

procès Gérault-Richard (1894)

Gérault-Richard[…] Eh bien ! messieurs les jurés, nous ferons devant vous ce que l’accusation n’a pas fait, et nous nous attacherons à montrer que l’article ne contient d’outrage ni dans ses termes particuliers, ni dans son inspiration générale.

Où est donc l’injure ?

Vous avez dit que le titre : « A bas Casimir ! » constituait un outrage. [...] Je vous rappelle surtout que le prénom de Casimir a cessé d’être un prénom, et que depuis deux générations il a été pieusement incorporé au nom de famille pour que l’orléanisme autoritaire, avide, égoïste et sanglant de l’aïeul fût désormais le patrimoine impérissable des Perier.

Est-ce parce que nous avons écrit les mots : « A bas ! » devant le prénom ou devant le nom, que le titre de l’article contient un outrage ?

Mais je comprends, à la rigueur, que si ce cri avait été poussé dans la rue, pour provoquer sur le passage même du président un attroupement hostile ou une manifestation tapageuse, je comprends, dis-je, qu’il soit poursuivi. Mais l’on prend l’article dans son sens littéral et dans le sens politique que lui donne son auteur, quand il termine par ces mots : « A bas Casimir ! » c’est-à-dire : « Vive la République des travailleurs ! » il est clair que ce cri ne signifie qu’une chose : c’est que dans notre pays, les vrais démocrates et les vrais républicains souhaitent et préparent la chute du président Perier. Et c’est leur droit. […]

Haïr les institutions mauvaises qui font les hommes mauvais

Dira-t-on que c’est la constatation de l’impopularité présidentielle qui constitue un outrage ? Ici je dois couper court à l’insinuation redoutable de M. L’avocat général. Il a semblé dire, parce que Gérault-Richard montrait le président de la République constamment entouré d’une double muraille de chevaux, de cuirasses et de lances, que nous faisions bon marché des précautions prises pour garantir sa vie contre des attentats toujours possibles. Ah ! nous protestons ici de toute l’énergie de nos consciences. Nul plus que nous dénonce et ne flétrit, nul plus que nous ne redoute ces abominables attentats. Ils sont criminels parce qu’aucun homme n’a le droit de s’instituer lui-même le juge d’un autre homme. Et si les socialistes refusent à la société tout entière, dans sa force impersonnelle, le droit de condamner et de tuer, à plus forte raison le refusent-ils à l’homme qui s’isolant dans son fanatisme, sa souffrance ou son orgueil, frapperait du couteau sans autre caution que sa propre conscience. Ces attentats sont criminels : celui-là seul aurait à la rigueur le droit de se lever en justicier, qui n’aurait lui-même commis aucune faute, n’aurait jamais cédé à une tentation mauvaise et n’aurait jamais été égoïste ou coupable. D’ailleurs, cet homme sans tache, s’il existait au monde, ne frapperait pas : il pardonnerait.

Mais ces attentats ne sont pas seulement criminels, ils sont insensés et absurdes, parce qu’aucun homme, si haut qu’il soit et si puissant qu’il paraisse, n’est le maître des événements. Aucun homme n’est le meneur de l’histoire, il est conduit et porté par elle. Il est l’expression et le produit d’un état social déterminé, et même quand cet homme disparaît, la société trouve toujours le moyen de susciter d’autres hommes qui la défendent et qui la sauvent, jusqu’à l’heure où elle doit disparaître, non pas sous les attentats criminels ou imbéciles, mais sous la force révolutionnaire de l’histoire. Et voilà pourquoi nous disons que ce ne sont pas les hommes qu’il faut haïr : ils sont l’instrument innocent des choses. Il faut simplement haïr les institutions mauvaises qui font les hommes mauvais. […]

La bourgeoisie généreuse

[Jaurès parle ensuite de Diderot et de Condorcet, et de leurs semblables en pensée : cette bourgeoisie qui] rêvait une société d’égalité et de solidarité qui n’aurait aboli ni les joies délicates de la vie ni l’éclat supérieur des esprits d’élite, mais qui aurait fait de tout homme, et du plus humble, un homme maître de lui-même, affranchi de la nouvelle féodalité capitaliste que pressentait Condorcet comme de la vieille féodalité terrienne, et ayant en soi, sa journée de travail finie, assez de force joyeuse pour vivre encore de la vie de l’esprit et saluer au passage le grand univers lumineux. C’est de cette bourgeoisie qu’est sorti, il y a un siècle, avec le concours de la force ouvrière naissante, le parti républicain.

C’est cette bourgeoisie qui en 1830, d’accord avec le peuple des Trois Journées, a voulu faire sortir de la Révolution sinon la République elle-même, du moins l’esprit républicain. Et le peu qui en reste aujourd’hui après d’innombrables faillites politiques et morales, va se confondre de plus en plus dans la préparation de la République sociale avec le prolétariat croisant et organisé.

Cette bourgeoisie avide qui détourna la Révolution à son profit

Mais en face de cette bourgeoisie généreuse, il y avait une autre bourgeoisie égoïste, vaniteuse et avide. Celle-là aussi préparait la Révolution. Mais au lieu de la préparer pour toute la nation, elle la préparait pour elle-même et pour elle seule, pour ses intérêts et ses vanités de classe. Elle voulait supprimer les nobles, mais pour les remplacer. Elle réunissait déjà dans de vastes manufactures de nombreux ouvriers, étrangement exploités.

Riche de ses monopoles industriels, de ses spéculations sur les effets publics, de ses trafics dans la ferme de l’impôt, elle achetait les châteaux splendides des grands seigneurs obérés, comme Claude Perier installant dans le château de Vizille, acheté d’un Villeroy, dernier héritier d’un Créqui-Lesdiguières, une manufacture de toile.

Quelques mots sur Claude Perier, l’ancêtre [1742-1801]

Sa première rencontre avec la démocratie

Mais là encore cette bourgeoisie avait une tristesse. Plus vaniteuse que fière, elle craignait d’être dédaignée par les nobles mêmes qui lui avaient vendu leurs domaines. Et alors une double pensée travaillait Claude Perier : ou il deviendrait noble et marcherait l’égal des grandes familles, ou il abolirait le régime féodal et nobiliaire pour qu’une seule noblesse restât debout, celle de l’argent, et pour que la suzeraineté féodale et nobiliaire ne fît pas ombre à la nouvelle suzeraineté industrielle qu’il prétendait exercer. Voilà, dès le début, l’esprit même de la race tel qu’il va se développer pendant un siècle. […]

Claude Perier achète la survivance d’une charge de conseiller à la cour de Grenoble, afin de s’anoblir. Puis, comme le décès tarde et comme la vacance se fait attendre et que le sol commence à trembler, Claude Perier prête une salle de son château aux États du Dauphiné qui préludaient à la Révolution bourgeoise. Éternelle race de traitants qui n’ont même pas la fierté des pouvoirs nouveaux, et qui ne se mêlent aux révolutions de la bourgeoisie que parce qu’ils n’ont pu réussir à faire reluire en noblesse traditionnelle leur fortune d’hier !

Claude Perier, surgissant à l’heure où commençait le régime de la grande industrie et de la grande bourgeoisie, par une combinaison qui est encore un caractère de sa race, unit en lui l’esprit des combinaisons hardies et des vastes exploitations qui a fait fortune de la bourgeoisie nouvelle et l’étrange lésinerie de la bourgeoisie ancienne, qui ne pouvait s’enrichir que petitement. Jamais homme ne fut plus avare que Claude Perier dans des affaires plus étendues. Tous les ouvriers qu’il accumulait dans ses ateliers ont eu à pâtir du régime du capitaliste naissant et de la sordide avarice du maître.

Pauvres ouvriers de la fin du XVIIIe siècle ! Jamais matière humaine ne fut manipulée plus âprement. Ils avaient contre eux les pouvoirs anciens et les pouvoirs nouveaux : le noble, le bourgeois, le roi qui les faisait saisir comme déserteurs quand ils quittaient l’atelier. L’ouvrier n’avait plus l’abri, si insuffisant fût-il, des vieilles corporations, et il ignorait encore qu’il était capable de faire des révolutions. Si dédaigné, si méprisé et si oublié, qu’en 1789, quand un souffle de générosité passa sur le pays, on oublié de le convoquer aux Assemblées primaires.

Et alors les ouvriers de la région de Paris et de celle de Lyon, qui était celle de Claude Perier, se réunirent à part et rédigèrent après les cahiers des trois ordres ce qu’ils appelaient les cahiers des pauvres, où ils demandaient que le salaire ne fût pas froidement calculé en vertu des maximes d’une cupidité effrénée. Parmi les inspirateurs de ces tristes cahiers des pauvres, figuraient les ouvriers des manufactures de Claude Perier. Donc, d’un côté, sordide et cruelle avarice ; de l’autre, les cahiers des pauvres. Voilà la première rencontre des Perier avec la démocratie.

Quand les banquiers et les spéculateurs se firent politiques

Pendant la tempête et jusqu’à la fin de la Terreur, Claude Perier acheta, par quelques libéralités forcées, un peu de tranquillité et de sécurité. Après Thermidor, il se précipite vers Paris où les agitations d’argent vont succéder aux agitations de conscience, et là, sur les fluctuations des domaines nationaux, sur les variations des effets publics et sur les fournitures de la guerre, il se livre à des spéculations qui enflent sa fortune. Il devient l’une des puissances financières du Directoire et du Consulat. Il entre aux mines d’Anzin, d’où les nobles avaient émigrer, mais où avait subsisté la constitution de l’ancien régime. Il réalise ainsi son rêve qui était de fonder sur une base féodale sa domination bourgeoise, et il entre à la Banque de France, créée par le premier consul. C’est lui qui en rédige les statuts, instituant dans la banque de l’État la prédominance d’une oligarchie financière. C’est ainsi que par Claude Perier, toute la puissance financière du temps commence à se concentrer dans cette famille.

Par des spéculations dans l’industrie et la banque et par la part qu’elle prend dans le domaine minier, la famille Perier étend son action à toute la surface de la production capitaliste. Alors les grandes ambitions politiques peuvent venir.

Dans notre société, où le pouvoir politique est nécessairement l’expression du pouvoir économique et où il n’y a d’autre puissance que celle de l’argent, les grands banquiers et les spéculateurs qui ont capté dès le début les sources de l’argent, ont capté par cela même les sources de la puissance.

Après Claude Perier, le fils : Casimir Perier

Les banquiers arrivés au pouvoir

Casimir Perier, futur ministre de Louis-Philippe, peut s’élancer avec une arrogance impétueuse à la conquête du pouvoir. Il commence par refaire et par agrandir sa fortune, car la fortune du père Claude Perier avait été partagée entre ses nombreux enfants. Pour refaire cette fortune, voici quel est son premier coup de spéculation, qui juge toute sa manière. Il achète actif et passif une maison qui traversais des embarras momentanés. Il réalise aisément l’actif et triple sa fortune. C’est ainsi, messieurs les jurés, la caractéristique de Casimir Perier. C’était avant toute chose un banquier de proie. Il guettait dans notre société tourmentée les sinistres commerciaux et industriels et s’enrichissait de la défaite des vaincus de la dépouille des naufragés. […]

Et lorsque ces embarras ne suffisaient pas, lorsqu’il n’y avait pas assez de détresses à exploiter, pas assez de ruines dont il pût hausser sa maisons, pas assez de naufrages dont il pût piller les dépouilles, il créait lui-même ces embarras, ces ruines, ces naufrages. Comme régent de la Banque de France, il faisait partie du conseil d’escompte et s’y montrait d’une impitoyable sévérité, refusant le crédit aux industriels ou aux commerçants. Quand il les voyait ainsi acculés, sans crédit, sans ressources, il leur ouvrait les guichets de sa propre banque et leur fournissait des capitaux avec un escompte usuraire.

Ah ! lorsque nous protestons, comme Gérault-Richard l’a fait, avec une véhémence loyale contre ces procédés de déprédation et de pillage, on nous accuse avec légèreté de ne songer qu’au prolétariat ouvrier. […] Ce que nous défendons contre ces manœuvres louches des banquiers arrivés au pouvoir, ce n’est pas le prolétariat ouvrier seul, c’est l’ensemble des forces productrices de notre pays. J’ose dire que c’est aussi l’honneur du pays et de la France elle-même.

Oui, messieurs les jurés, c’est la loi souveraine de l’histoire : il faut que tout régime ait son symbole et son signe visible par où se trahit et éclate son âme. On a voulu faire la République des grands manieurs d’argent et des grands usurier ; eh bien ! le domaine où réside le président de la République, où il convoque les ministres et signe les décrets ; le domaine d’où il promulgue les lois et où il reçoit, au nom de la France, les représentants des peuples, c’est une terre d’usure, et lorsque la République française touche ce sol, c’est un esprit d’usure qui monte en elle.

Je vous l’avoue, j’aimais mieux pour notre pays les maisons de débauche où agonisait la vieille monarchie de l’ancien régime, que la maison louche de banque et d’usure où agonise l’honneur de la République bourgeoise.

M. le Président : Monsieur Jaurès, vous allez trop loin. Vous avez fait jusqu’à présent le procès de la famille Perier et vos dernières comparaisons dépassent toutes les bornes ; vous comparez la maison du président de la République à une maison de débauche…

M. Jaurès : Je ne la compare pas, je la mets au-dessous. […]

Opportuniste avant tout…

Par tous ces moyens, dont je vous laisse juges, Casimir Perier s’était enrichi, et il pouvait dès lors prétendre à tout. Or, à quoi va-t-il prétendre sous la Restauration même ? Est-ce à renverser le régime de droit divin et à inaugurer la monarchie libérale ? [Non,] il garde le silence pour devenir un ministre possible de la Restauration.

Ainsi, le futur ministre de la monarchie dite libérale ménageait la monarchie de droit divin, et il espérait une place auprès d’elle, un banc de ministre et un fauteuil de cour.

Et plus tard, quand la Révolution de 1830 éclate, est-ce qu’il va servir la cause de la liberté ? Mais ne disait-il pas au général de Ségur, quelques jours après la Révolution et quand le peuple n’avait pas encore pansé ses blessures : « Est-ce que la royauté va se prostituer longtemps devant les républicains et les anarchistes et s’avilir dans des camaraderies révolutionnaires ? » Aussi prit-il bientôt son parti, et ce qu’il chercha d’abord dans la Révolution de 1830, ce fut le triomphe de sa classe et de ses intérêts personnels.

Riche manufacturier, riche banquier, riche propriétaire de mines, il y a une chose qui l’émeut et qui le trouble tout d’abord : ce sont les commencements de révolte ouvrière.

Il y a à Lyon des ouvriers qui gagnent dix-huit sous par jour pour dix-huit heures de travail, et il se trouve que dans une réunion de prud’hommes patrons et de prud’hommes ouvriers présidée par le général et par le préfet, un tarif de salaires a été élaboré d’un commun accord entre les ouvriers et les patrons. Mais Casimir Perier n’admet pas que les ouvriers puissent intervenir dans la fixation des salaires et produire ainsi une diminution du dividende. Il envoie alors au préfet et au général l’ordre de briser le tarif convenu. Il déchaîne ainsi à Lyon un commencement de révolution qui est réprimé à coups de fusil. En faisant ainsi tirer sur les ouvriers, sur les droits, sur les espérances du prolétariat.

[… Jaurès évoque ensuite un autre scandale politico-financier dans lequel Casimir Perier fut mouillé – l’affaire dite des « fusils Gisquet »]

Les vrais patriotes et les faux patriotes

Et après tout cela, quand nous trouvons d’époque en époque tous ces scandales dans l’histoire de la dynastie, on s’étonne que Gérault-Richard accuse ces hommes d’être de faux patriotes ! Mais qu’est-ce donc que le patriotisme ? Consiste-t-il à prodiguer à tout propos le mot de patrie ? […] Consiste-t-il à aller sur un champ de manœuvres et à recevoir des généraux des témoignages de courtisanerie que les rois et les empereurs n’auraient pas tolérés ?

Non. Depuis que la Révolution française a fait la patrie une et indivisible, le patriotisme consiste à subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général. Mais lorsqu’une oligarchie puissante abuse de son pouvoir d’argent pour subordonner au contraire l’intérêt général à l’intérêt particulier, quand le chef d’une famille arrogante profite de son passage au ministère pour agrandir son domaine minier ou ramasser de l’or dans des spéculations qui diminuent la force défensive de la patrie, qu’on ne parle plus de patriotisme, qu’on ne souffle plus avec emphase dans des clairons fêlés.

Tout cela n’est que comédie, fausseté et mensonge, et Gérault-Richard a raison de crier, ici et ailleurs : « Faux patriotes ! » Cette vérité qu’il a dite, l’histoire la ratifiera.

Faux philanthropes et vrais exploiteurs

Ces hommes sont aussi de faux philanthropes. Croyez-vous en effet que pour mériter le titre de philanthrope, il suffise d’envoyer quelques billets de mille francs à ceux qui combattent le croup, et de les envoyer en retard, sur la sommation des journaux et après l’exemple donné par les princes exilés ?

Non , l’amour des hommes commence par laisser à ceux qui travaillent pour vous ce qui leur est dû, et je défie les plus complaisants de prêter à la famille Perier le titre de philanthrope, lorsqu’on aura vu, en quelques traits, ce qu’a été sous sa domination la condition des ouvriers d’Anzin.

Ah ! certes, si jamais affaire devait prédisposer à la générosité, par l’excellence de ses résultats et par la beauté de ses dividendes, c’est bien celle-là. En effet, dès 1799, les bénéfices annuels de l’affaire étaient égaux au capital engagé dans l’entreprise. […] Alors, les produits montent, les dividendes s’enflent, et on arrive rapidement, dès 1824 ou 1825, à près de 3 millions de bénéfices annuels.

Comment y arrive-t-on ? Par ces tarifs et aussi par la fraude envers l’État. Les mines d’Anzin ne payaient pas les droits que doivent toutes les propriétés foncières, et elles étaient seules parmi toutes les mines à ne pas les payer. […] Et ce sont ces hommes, ces fraudeurs féodaux, qui étaient à la tête de l’État ! C’est Casimir Perier pendant ces deux ministères qui a maintenu cette volerie aux dépens du Trésor.

Ah ! nous aurions le droit de leur crier, puisque leur pouvoir leur vient de leur fortune : restituez votre fortune ! restituez votre pouvoir, car tout cela n’est pas à vous !

On pouvait donc, avec ces bénéfices frauduleux, avoir pour les ouvriers qui peinaient quelque générosité, quelque humanité. Que font les Perier au moment où ils prennent la direction ? Dès 1820, ils suppriment les secours qui étaient donnés aux enfants et aux femmes. En 1825, les secours de maladie accordés aux ouvriers sont réduits de 6 francs à 5 francs par semaine. Avant 1824, le salaire était d’environ 34 sous par jour ; les Perier l’abaissent à 30 sous. Et c’est précisément au moment où les dividendes montent que les salaires baissent. […]

[… Jaurès évoque les ouvriers chassés, poursuivis devant la justice, quand à la fin ils se révoltent contre ces conditions de travail et font pacifiquement grève]

Sachez aussi que les magistrats, au moment même où par la dureté de la loi, complice de la dureté du capital, ils étaient obligés de condamner les ouvriers coupables du seul fait de grève pacifique, sachez donc que les magistrats eux-mêmes, émus de remords, de pitiés, faisaient la leçon et le procès de la compagnie. Oui, monsieur le président de la cour, le président votre prédécesseur disait alors dans son allocution finale, adressée aux ouvriers : «Toutes les autorités forment des vœux sincères pour l’amélioration de votre sort. La voix de l’humanité ne tardera pas à des faire entendre. Les propriétaires des riches établissements ne peuvent être vos tyrans. Non, ils ne peuvent l’être. Un titre plus digne leur est réservé. Ils ne laisseront pas à d’autres le mérite d’être vos bienfaiteurs.»

C’était la condamnation légale des ouvriers, mais par les juges eux-mêmes la condamnation morale de Perier, jusqu’au jour, qui n’est pas encore venu, où la condamnation morale se traduira en condamnation légale. Mais quelle cruelle ironie dans l’histoire, puisque c’est la fortune prélevée sur la misère ouvrière par le premier Casimir Perier qui a donné au Casimir-Perier d’aujourd’hui le pouvoir qui doit perpétuer la misère ouvrière ! en sorte que c’est la souffrance des pères qui prépare et qui crée la souffrance des fils ! Terrible paradoxe et qui sera brisé un jour pas la révolution de justice ! Mais en attendant, combien ont pâti ! combien ont péri ! Et vous vous étonnez que nous ne puissions pas sourire à cette œuvre mauvaise, et que nous appelions faux philanthropes ceux qui profitent et qui la continuent !

Nous parlons au nom d’un siècle de silence !

Non, messieurs les jurés, nous ne pouvons pas répéter la grande parole biblique : « Et les morts, de tombeau à tombeau, se racontent la miséricorde du Seigneur. » Vraiment, ce que se racontent de tombeau à tombeau — je veux dire de génération à génération — les innombrables morts du peuple ouvrier, c’est la dureté du Seigneur nouveau, du Capital souverain, dieu implacable du prolétariat décimé !

Et vous vous étonnez de la véhémence de nos paroles, de la force de nos accusations ! Mais songez donc que nous parlons au nom d’un siècle de silence ! Songez donc qu’il y a cent ans il y avait dans ces ateliers et dans ces mines des hommes qui souffraient, qui mouraient sans avoir le droit d’ouvrir la bouche et de laisser passer, en guise de protestation, même leur souffle de misère : ils se taisaient.

Puis un commencement de liberté républicaine est venu. Alors nous parlons pour eux, et tous leurs gémissements étouffés, et toutes les révoltes muettes qui ont crié tout bas dans leur poitrine comprimée vibrent en nous, et éclatent par nous en un cri de colère qui a trop attendu et que vous ne comprimerez pas toujours.

Jean Casimir-Périer, président de la finance, de la réaction et des coquins

Et de quels arguments se sert-on pour nous arrêter ? On nous dit : Le président de la République doit être au-dessus des partis, des discussions et des luttes. Mais est-ce nous qui l’avons jeté dans la lutte ? Est-ce qu’il est entré à l’Élysée comme un arbitre impartial tenant sa bienveillance égale entre toutes les fractions du pays ?

Non, il y est entré comme président de combat […]. Vous l’avez vu, en effet, ce n’est pas le pays tout entier qui s’est groupé autour de lui, mais seulement toutes les forces rétrogrades et oligarchiques. Tous ceux qui avaient quelque inquiétude devant l’avenir de justice qui se prépare se sont rencontrés d’instinct autour de l’homme dont le nom signifie réaction et résistance. Il en est qui veulent qu’on renouvelle le privilège de la Banque de France, parce que cela permettra aux gros banquiers de rester maître du crédit contre la bourgeoisie travailleuse aussi bien que contre le prolétariat. Ces hommes se sont dit : Puisque ce sont les Perier qui ont fondé la Banque de France pour les banquiers, nous sommes bien tranquilles : nous allons porter Casimir-Perier à la présidence de la République et le privilège de la Banque sera renouvelé au profit des grands financiers.

D’autres hommes se sont dit : Est-ce que par hasard les ouvriers des mines ou des filatures voudraient élever leurs prétentions ? Eh bien, il y a là le seigneur féodal d’un domaine minier, nous allons le hausser à la présidence de la République, et de là-haut son nom seul rappellera aux ouvriers les massacres de Lyon et les longues résignations silencieuses d’Anzin.

Et puis, il y a tous ceux qui [ont été mêles aux récents scandales financiers]. Expliquez-moi, je vous prie, en vertu de quel instinct et de quelle affinité tous, condamnés et acquittés, se sont groupés dès la première heure autour de la candidature de Casimir-Perier. […] Tous [c]es hommes qui se sentent suspects savent qu’il y a dans les origines de la fortune des Perier des parties louches qui créent entre elle et eux je ne sais pas quelle complicité vénérable. Et les coquins du jour, qui n’ont pu parvenir encore à l’autorité morale par la longue possession des fortunes mal acquises, se sentent protégés par la majesté des rapines séculaires dont le temps a effacé la honte sans abolir le profit.

Voilà pourquoi il y a eu de toute part vers le nouveau chef de la République un concours de toutes les volontés rétrogrades, de toutes les frayeurs oligarchiques, de toutes les cupidités serviles.

Voilà pourquoi, en l’attaquant, nous attaquons un parti, comme c’est notre droit. Nous n’attaquons ni la France ni la République […]

La presse avilie par la corruption et la finance

Donc, quel argument reste-t-il ? — Que nous voulons déshonorer la presse ? […]

On a parlé de ce qui peut avilir la presse. Ah ! ce ne sont pas des polémiques loyales. Ce qui peut l’avilir, c’est le régime des fonds secrets et des mensualités servies par les banquiers.

Nous protestons contre un régime capitaliste et financier qui livre la presse à la corruption gouvernementale et à la vaste puissance des établissements de crédit : Crédit foncier, Crédit lyonnais, etc., de ceux qui ont volé hier et de ceux qui voleront demain.

Voilà ce qui avilit la presse française et la rabaisse à n’être plus que l’organe des hommes d’argent.

Vous avez en face de vous un homme qui écrit dans un petit journal qu’il a créé, un homme indépendant, loyal, honnête et au concours duquel vous étiez les premiers à faire appel quand il s’agissait de lutter pour les libertés républicaines. Cet homme va chercher ce qu’il écrit non pas dans les fonds secrets de M. Dupuy, non dans les mensualités des institutions de crédit, mais dans sa conscience seule.

Et pendant que les hauts financiers restent impunis, c’est lui que vous condamneriez !

Ah ! le principe d’autorité est assez sauvegardé, j’imagine, et il y a assez d’autorité dans notre pays. Il y a cette puissance du capital qui s’exerce non pas seulement sur les ouvriers, mais encore sur vous-mêmes par la concentration de tous les capitaux et de tous les moyens de production, par le développement des grands magasins, des grandes usines, des grandes banques.

Messieurs les jurés, vous êtes, comme les ouvriers, et sans vous en douter peut-être, à la discrétion de cette toute-puissance du capital. […]

Il y a la presse vénale, qui trop souvent n’est qu’un outil de plus aux mains du pouvoir ou des financiers.

C’est à vous de dire si, pour faire équilibre et contre-poids à toutes ces puissances, il ne restera pas un peu de liberté aux journalistes consciencieux et honnêtes.

Vous savez bien que parce que le jury, en trois décisions successives, a acquitté des journalistes coupables d’irrévérence envers la magistrature, il est question de supprimer le jury ; et je sais qu’on attend votre décision aujourd’hui, qu’elle sera à votre dossier, et que si vous vous montrez indépendants, on se propose de supprimer la juridiction du jury et de vous arracher votre magistrature.

Je suis sûr d’avance que toutes ces menaces n’auront aucune action sur cous, que vous resterez des citoyens libres défenseurs de la liberté. Nous sommes assurés que c’est un verdict de liberté que vous allez rendre.

Et à quoi, si vous écoutez M. l’avocat général, condamnerez-vous Gérault-Richard ? A un an de prison, pour avoir, sous la République, discuté le président élu de la République ! Ce ne serait plus l’application du droit républicain, c’en serait la négation. Et de cette négation vous ne vous rendrez pas responsables.